Le Monde comme il va

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi, octobre 4 2023

Des paysans écologistes

Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, Champ Vallon, 2023.

Quel visage aura l’agriculture de demain ? Cette question traverse le dernier livre de l’historien Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, publié par Champ Vallon.
Le constat ne pousse pas à l’optimisme. Sols appauvris, nappes phréatiques à l’état critique, abeilles aux abonnés absents, algues vertes, cancers professionnels, perte de biodiversité… tout concourt à remettre en question radicalement l’agriculture productiviste. Mais, des méga-bassines aux recherches génétiques sur le vivant, l’agro-business prouve qu’elle n’entend pas rendre les armes. Son credo demeure : le Progrès nous sauvera du Progrès.

Martin_JP.jpg

Contre les « représentations paresseuses sur les paysans », l’auteur nous conte un demi-siècle de remise en question du modèle dominant en agriculture par les agriculteurs eux-mêmes. Dès les années 1960, avec la biodynamie, des paysans s’intéressent aux sols maltraités par l’usage massif des produits phytosanitaires. A partir des années 1970, le propos se fait plus radical : c’est la logique du capitalisme lui-même qui est attaquée par les paysans-travailleurs. La modernisation de l’agriculture, ça tue le petit paysan et ça endette les autres !
Sur tout le territoire, des paysans, souvent réunis en associations ou collectifs, inventent alors d’autres possibles. Leurs motivations ? Etre plus autonomes sur leur exploitation, protéger le vivant, se garantir un revenu suffisant et vivre au pays, autrement dit lutter contre les déserts ruraux et les accapareurs de terre. Les raisons qui les ont poussés à rompre sont nombreuses : la chimie les a rendus malades, une épidémie a décimé leur troupeau, le métier a perdu son attrait. Les différents scandales sanitaires (veau aux hormones, vache folle, algues vertes, chlordécone) mettent définitivement au premier plan la question du lien entre agriculture et détérioration de l’environnement, et l’importance de développer une agriculture biologique. Les paysans « marginaux », ces « hurluberlus », cessent de l’être aux yeux du grand public, obligeant les pouvoirs publics et le syndicat majoritaire à « greenwasher ». Car il n’aura échappé à personne qu’aucun gouvernement n’a osé remettre en question radicalement le modèle dominant qui a fait de la France une puissance agricole mondiale ; et la FNSEA se dit même aujourd’hui porteuse d’une « ambition agroécologique pragmatique » ! Or, le pragmatisme en agriculture, ça donne des Sainte-Soline, des Sivens, et ça répand des néonicotinoïdes dans les champs !

Aujourd’hui, d’autres questions se posent. Elles concernent : l’avenir de l’agro-pastoralisme confronté à la présence de l’ours et du loup ; celui de l’élevage, du respect de l’animal et de place de la viande dans l’alimentation humaine ; celui de la chasse et du partage des espaces ruraux ; mais aussi, de façon marginale, « l’idéologie du ré-ensauvagement » qui transforme l’agriculteur et l’éleveur en intrus d’une « nature » sacralisée qu’il faudrait restaurer pour rendre à sa sauvagerie initiale… alors que les humains n’ont pas attendu l’avènement de l’agriculture pour transformer leur environnement immédiat et en tirer de quoi vivre. Quel visage aura l’agriculture de demain ? Réponse difficile. Mais si l’on veut qu’elle soit respectueuse des écosystèmes, des travailleurs et des consommateurs, et que le bio soit accessible à tous, alors l’alliance entre paysans en rupture et citoyens-consommateurs autour de ce qu’on appelle « la démocratie alimentaire » se posera avec acuité.

mercredi, septembre 27 2023

Autopsie de Peron

Louis Mercier Vega, Autopsie de Peron. Un bilan du péronisme : Argentine 1930-1974, L’Atinoir, 2021.


L’homme est mort depuis un demi-siècle mais son fantôme continue de hanter le monde politique argentin. D’où l’utilité de cette réédition du livre de Louis Mercier Vega, Autopsie de Peron. Un bilan du péronisme (Argentine 1930-1974) publié par les éditions L’Atinoir.

Mercier-Vega.jpg
Louis Mercier-Vega était un anarchiste critique qui se gaussait autant du marxisme fossilisé que de l’anarchisme vaseux et de l’idolâtrie des principes. Afin d’échapper à la police, cet ancien de la colonne Durruti décide, en 1940, de gagner l’Amérique latine où il ne reste que deux années puisqu’il rejoint vite les Forces françaises libres et participe à la lutte anti-nazie. Est-ce ce séjour qui le pousse à s’intéresser au sous-continent américain ? Sans doute puisqu’il lui consacrera plusieurs ouvrages1 dont cette plongée dans l’histoire du péronisme.
Issu de la petite-bourgeoisie argentine, Juan Domingo Peron a mené une carrière militaire assez classique, dans un pays où, au sein de l’armée, les hauts gradés n’ont pas abandonné l’idée de jouer un rôle politique de premier plan, au service de la grande bourgeoisie terrienne, de l’église, de l’ordre et de la discipline : fascisme et nazisme plaisent à beaucoup, et Peron est du lot. Si lors du premier conflit mondial, l’Argentine fut neutre, lors du second, sous la pression américaine, le gouvernement finit par rompre ses relations avec les puissances de l’Axe mais sans pour autant leur déclarer la guerre. Les militaires comme Peron avalèrent la pilule...

C’est durant les années 1930 et 1940 que Peron, à qui l’on prête un certain « génie oratoire », s’imagine un destin d’exception. Dans une Argentine marquée par la violence sociale, l’ambitieux officier a conscience que l’ordre social est condamnée si les dominants sont incapables de construire des alliances avec les classes populaires. Lorsqu’il parvient au pouvoir en 1946, il met en place ce qu’il appelle le justicialisme, doctrine reposant sur une alliance entre trois fractions venant de l’armée, du syndicalisme ouvrier2 et du patronat convaincues de la nécessité pour le pays de se doter d’un Etat fort, interventionniste, développementaliste3, nationaliste et autoritaire ; autoritaire et non totalitaire puisque Peron ne remit pas en cause le pluralisme politique. Pour Peron, à l’instar du chancelier Bismark en son temps, satisfaire certaines revendications des ouvriers et des pauvres est la seule façon de couper l’herbe sous le pied des syndicalistes marxistes ou libertaires, de faire comprendre au peuple que la modération et la confiance dans la figure du chef bienveillant sont ses seules voies possibles d’émancipation.

Pour l’auteur, qui rappelons-le écrit ce livre en 1974, le péronisme n’est cependant pas un populisme. En réalité, Mercier-Vega, qui trouve la définition du populisme imprécise, s’intéresse davantage à ses singularités et à son histoire atypique puisque chassé du pouvoir en 1955, exilé chez Franco, Juan Peron y revient en 1973, dans un climat de guerre civile, où les forces se réclamant de lui, à droite comme à gauche, se déchirent violemment… et continuent à le faire encore aujourd’hui. Mercier-Vega se refuse donc à faire entrer ce péronisme insaisissable dans une case particulière et il se retrouverait sans doute dans ces mots du sociologue Guy Hermet : « Le populisme se comprend sans doute mieux dans la lumière brouillonne des formes accumulées qu’il a revêtues dans le temps et dans l’espace que par une synthèse intellectuelle forcément simplificatrice. Incohérent dans sa réalité, il résiste à l’abstraction cohérente. »4

Notes
1. Technique du contre-Etat. Les guérillas en Amérique du sud (Belfond, 1968) ; Mécanismes du pouvoir en Amérique latine (Editions universitaires, 1967) ; et à titre posthume La Révolution par l'État : une nouvelle classe dirigeante en Amérique latine (Payot, 1978).
2. Ministre depuis le coup d’État de 1943, chargé notamment du travail, Peron a fait passer quelques lois sociales qui lui permirent d’obtenir le soutien des classes populaires et de la puissante CGT.
3. D’où le soutien que lui apporte le patronat moderniste qui a besoin pour son business d’un Etat-entrepreneur.
4. Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique (19e – 20’ siècle), Fayard, 2001. Pour Guy Hermet, le péronisme est un populisme, tout comme le pense Guillaume de Gracia, le post-facier du présent ouvrage, auteur de Peron contre le populaire. Naissance d’un populisme, Editions sans nom, 2020.

lundi, septembre 18 2023

Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine

Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Presses de SciencesPo, 2023.

Si vous vous rendez en Ukraine, hors Crimée et Donbass, vous ne trouverez pas de statues de Lénine. Le Leninopad est passé par là : plus de 5000 statues à la gloire d’Oulianov ont été abattues depuis 1991. Le conflit mémoriel relatif à l’héritage soviétique est au coeur du livre du politiste Dominique Colas : Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine (Presses de SciencesPo).

Colas-ConvertImage.jpg

Critique radical de Lénine et du léninisme1, Dominique Colas s’est intéressé à la façon dont Poutine utilise l’histoire pour justifier sa politique expansionniste, de défense de la Russie éternelle. Poutine fait tout d’abord de Lénine, et donc de la Révolution russe, le père fondateur de l’Ukraine indépendante, au prix de quelques raccourcis. Lors de la Révolution, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Lénine, fin tacticien ou naviguant à vue, a défendu l’indépendance de l’Ukraine, mais avec l’espoir que les sirènes nationalistes seraient moins attractives aux oreilles des gueux que l’idéal communiste ; qu’en d’autres termes, à la possible sécession, on préférerait l’association. Il n’en fut rien : la guerre ensanglanta l’Ukraine des années durant, opposant l’armée rouge aux armées blanches et aux nationalistes2, mais aussi aux anarchistes… jusqu’à la victoire politico-militaire de Moscou3. L’Ukraine sortit meurtrie de cette poignée d’années marquée par des massacres, des pogroms4 et, déjà, par une terrible famine.

La guerre civile terminée, les bolcheviks se lancèrent dans un vaste chantier de promotion de la figure de Lénine à travers statues et monuments. Assis, debout, parfois accompagné de Staline, le Lénine de pierre ou de bronze incarne le pouvoir et sa toute-puissance, le parti guidant le peuple. Mais après 1991 pour les nationalistes ukrainiens, et les démocrates sont du lot, les dites statues symbolisent pêle-mêle l’URSS, Staline, les goulags, le communisme, la Fédération de Russie et ses rêves impériaux, sans oublier la famine des années 19305. Les abattre, c’est faire disparaître de l’espace public une histoire imposée par le puissant voisin pour la remplacer par son propre roman national : les lois ukrainiennes de dé-communisation permettent ainsi d’honorer la mémoire de tous les nationalistes ukrainiens, y compris les plus infects, comme le néo-nazi Stepan Bandera, mais elles permettent au peuple ukrainien de se réapproprier son histoire nationale et de faire de celle-ci un objet de débat démocratique, et donc d’affrontement idéologique.

L’histoire nous rappelle que c’est le nationalisme qui créé la nation en excommuniant, en épurant, en mettant à bas et en érigeant. Poutine l’a parfaitement compris. Il n’a pas touché aux statues de Lénine et, se glissant dans les pas de Staline6, il inaugure aujourd’hui des statues en l’honneur des Tsars d’hier comme Vladimir 1er, Pierre Le Grand ou Ivan Le Terrible. Ce faisant, il constitue « une chaîne mémorielle qui correspond à l’histoire de la Russie qu’il a décidé de forger » : une Russie forte, puissante, chrétienne, unissant depuis des siècles trois peuples slaves (russe, ukrainien, bélarusse) et bien décidé à ce qu’il en soit ainsi longtemps.

Notes
1. Dominique Colas, Le léninisme, PUF, 1982 : « Le stalinisme est une variante du léninisme plus qu’une déviation (…). Le léninisme est le développement de la perversion en politique sous une forme massive et organisée ».
2. Sans parler du rôle des Etats étrangers qui avaient tout intérêt à fragiliser un puissant voisin.
3. Sur l’histoire des relations entre Russie et Ukraine, lire Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen âge à nos jours, CNRS Editions, 2022.
4. Brendan McGeever, L’Antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022.
5. Robert Conquest, Sanglantes moissons. La collectivisation des terres en URSS, Robert Laffont, 1985. A noter : Dominique Colas souligne que « la famine a touché la partie du pays qui compte la proportion la plus élevée de russophones. ».
6. Staline avait compris le rôle politique de l’art, notamment cinématographique. Les films de Serguei Eisenstein en témoignent.

dimanche, juin 18 2023

Un nouveau visage de l’esclavage en Europe

Gilles Reckinger, Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, Raisons d’agir, 2023

Depuis une quinzaine d’années, l’anthropologue Gilles Reckinger côtoie l’insupportable. Un insupportable qui a pris ses quartiers en Calabre, non loin des plages qui firent et font encore la réputation de cette région, l’une des plus pauvres d’Italie. Avec Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, il veut « faire entendre les voix des opprimés » qui survivent dans des bidonvilles entourant les vergers.

Reckinger.jpg

Ces hommes et femmes sont des rescapés. Comme des centaines de milliers d’autres, ils ont tenté de gagner l’Eldorado ou seulement un endroit où pouvoir faire sa vie. Ils ont embarqué sur des bateaux de fortune, affronté la Méditerranée, échoué à Lampedusa avant d’être transférés, non au coeur de Rome ou de Turin, mais dans des camps d’identification et d’expulsion, dont celui de Crotone. Les plus chanceux ont obtenu l’asile politique, un titre de séjour, les autres se maintiennent dans l’illégalité et sont « contraints d’accepter toute sorte de travail pour survivre ».

Et le boulot ne manque pas pour les courageux qui acceptent les conditions de travail les plus dégradées et les salaires les plus indécents. C’est tout ce que la Calabre entend leur offrir : un travail saisonnier (cinq mois par an au mieux) payé au lance-pierre. Pieds et poings liés, la main-d’oeuvre migrante, abondante et désarmée, se retrouve ainsi dans une situation de quasi-esclavage : elle est à la merci des employeurs qui les exploitent, de la police qui leur sert d’auxiliaire1, de la mafia locale aussi présente économiquement2 qu’influente politiquement, et dont les hommes de main font régner l’ordre3 et agissent dans la plus grande impunité. L’auteur souligne d’ailleurs qu’il est courant d’« employer un parent sur le papier pour une courte période (afin d’avoir droit à une allocation chômage), mais de faire effectuer le travail réel par un migrant de façon illégal. » Cependant, Gilles Reckinger précise qu’il y a bien pire que la mafia : il y a le marché et sa logique, cette quête du profit maximum qui fragilise les petits producteurs.

« Nous ne rêvons plus à rien du tout » avoue Arif, vingt ans de présence en Europe et autant d’années de misère. Campements de fortune en plastique et carton, sans eau ni électricité, sans sanitaires, puanteur et insalubrité, violence, prostitution : il y a de quoi devenir fou et certains le deviennent, épuisés physiquement et psychologiquement par un quotidien de misère, de travail harassant, d’ennui profond, par l’absence quasi-totale de perspectives, et avouons-le, dans l’indifférence quasi-générale.

On aurait peine à trouver un zeste d’espoir dans les 160 pages de ce livre. Au contraire, en le refermant, j’ai pensé à ces mots du pasteur Malthus : « Celui qui naît dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de quoi subsister de ses parents (…), et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a pas le droit de prétendre à la plus petite portion de nourriture ; (…) il est de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert pour lui. La nature lui signifie de s’en aller, et elle ne tardera pas à lui signifier son propre commandement, s’il ne parvient pas à intéresser en sa faveur la pitié des convives. » Nous en sommes là.

Notes
1. La richesse (toute relative) du territoire repose sur l’exploitation des clandestins qui permet aux employeurs de mettre sur le marché des produits « compétitifs ». D'un point de vue capitaliste, l’État n’a donc aucun intérêt à faire la chasse aux illégaux.
2. Les coopératives offrent de meilleures conditions d’emploi mais les saisonniers qui y travaillent sont des Calabrais ou des est-européens, non des migrants d’outre-Méditerranée. La mafia est très présente dans le secteur privé, les entreprises de camionnage (indispensables pour exporter la production) et chez les grossistes en fruits et légumes.
3. Le racisme est très présent en Calabre, et l’exemple du village de Riace qui a ouvert ses portes aux migrants est malheureusement unique.

mercredi, juin 14 2023

Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ?

Alain Caillé, Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023.

Et si le couple démocratie dynamique/protection sociale n'avait été qu'une parenthèse dans l'histoire, par ailleurs très géographiquement centré ? C'est ce que craint le sociologue Alain Caillé dans un livre court et instructif intitulé Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions (Le Bord de l'eau)

Caille.jpg

Et d'ailleurs, qu'entend-on par démocratie ? Une récente étude, signalée par Alain Caillé, concluait à l'existence de 87 états démocratiques sur un peu moins de 200 états reconnus par l'ONU. Mais le sont-ils vraiment, y compris si l'on s'appuie sur une définition peu exigeante de la démocratie : séparation des pouvoirs, compétition électorale régulière, ou pour le dire avec les mots du sociologue libéral Raymond Aron, « organisation de la concurrence pacifique en vue de l'exercice du pouvoir » ? Pour comprendre la droitisation du monde et l'émergence des démocraties illibérales, l'auteur nous invite donc à « faire un retour sur l'idée même de démocratie et sur les tensions qui la nourrissent, la travaillent et la menacent à la fois ».

L'idéal démocratique est porté depuis toujours par une forte aspiration à l'égalité, aspiration qui a permis la naissance de systèmes sociaux de protection ambitieux. Or cette aspiration à une égalité qui ne se réduirait pas à une égalité des droits est menacée aujourd'hui, nous dit Alain Caillé, par la parcellisation croissante du corps social : « On ne voit plus l'inégalité fondamentale objective entre classes dominantes et classes dominées, on ne perçoit et ne ressent plus que l'inégalité particulière de chacun avec chacun de ses semblables ou de ses proches. (...) L'inégalité se diffracte en de multiples micro-inégalités, l'injustice en de multiples injustices1. » Dans une société aussi fragmentée, « l'idéal de justice est désormais celui de l'égalité des chances », inséparable d'une valorisation du mérite individuel et de l'égoïsme, en adéquation avec le néolibéralisme triomphant du dernier demi-siècle. Alors que le totalitarisme ne veut voir qu'une tête (l'individu se niant dans la masse soumise au chef), le néolibéralisme valorise l'archipellisation des sociétés et ce faisant, la stigmatisation/ringardisation de celles et ceux qui porte un idéal démocratique élevé. Il est pour l'auteur un « totalitarisme à l'envers » ou un parcellitarisme.

Dans un monde aussi bouleversé par la dynamique du capitalisme, les individus cherchent désespérément à qui et à quoi se raccrocher pour « affronter à la fois la panique identitaire, la panique économique et la panique écologique ». Guerres, vagues migratoires, retour du religieux, remise en question de la protection sociale et peur du déclassement, crise climatique aigüe, xénophobie, nationalisme... tout cela favorise la « peste émotionnelle qui préside à l'avènement du fascisme ». Pour lutter contre ce « totalitarisme à l'envers », pour sortir donc de ce néolibéralisme mortifère, Alain Caillé promeut depuis une décennie le « convivialisme », une philosophie politique qui appelle à lutter contre la démesure, l'hubris, le sentiment de toute-puissance, "matrice de tous les dérèglements (...) dont la vertigineuse explosion des inégalités à l'échelle du monde est la traduction la plus immédiatement concrète et délétère".

1. A sa création en 2004, la Halde retenait 5 critères de discrimination (sexe, origine, opinion...). Elle en compte désormais 25.

lundi, juin 5 2023

Chronique d’un travailleur en maison de retraite

Nicolas Rouillé, T’as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d’un travailleur en maison de retraite, Lux, 2023.

Pendant un an et demi, Nicolas Rouillé a enfilé une blouse blanche et travaillé dans un EHPAD. Il en a tiré, pour le compte des éditions Lux, un livre au titre évocateur : T’as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d’un travailleur en maison de retraite.

Rouille-ConvertImage.jpg

Ce livre court et qui se lit agréablement s’appuie sur une vingtaine de chroniques que Nicolas Rouillé avait alors écrites pour le journal CQFD. Lui qui avait « tout à apprendre » de cet univers singulier s’était mis à noter dans son journal de bord « l’indispensable pour (s’en) sortir, les consignes officielles » et les façons de « les adapter pour faire l’infaisable ». Puis, rapidement, il a consigné anecdotes et remarques, il est allé au-delà de l’énumération des tâches à effectuer pour faire toucher du doigt la vie dans un EHPAD. Se lancer dans la rédaction de ces chroniques l’a ainsi poussé à « prêter une attention plus grande aux personnes », résidents comme collègues.

Car il y a de la vie dans ce que certains appellent des mouroirs. Précisons, comme le fait l’auteur : « Pour beaucoup, les journées à l’EHPAD sont de grandes étendues de néant percées d’irruptions plus ou moins joviales ». Irruptions trop souvent fugaces qui provoquent des rires et des regards attendris en un lieu où la douleur et la mort prennent trop souvent leur quartier.
Comment ne pas sourire quand on demande aux aides-soignantes de mettre en place des « projets de vie individualisés » pour des personnes dépendantes, en grande souffrance qui ne demandent qu’une chose : mourir ou fuir ce lieu ? Comment redonner de l’autonomie aux résidents quand « l’institution achève de les rendre dépendants pour presque tout » ? Comment oublier que le personnel est épuisé, que le sous-effectif est la règle, le turn-over endémique, et qu’au moindre dysfonctionnement, c’est toute la chaîne qui s’enraye ? Comment faire tourner un EHPAD quand on dispose de si peu de temps à consacrer aux résidents, à leurs humeurs changeantes, à leurs angoisses ? Comment insuffler de la vie dans une structure où toute initiative est compliquée à mettre en place, y compris le simple fait de sortir du bâtiment ? Comment innover quand les budgets sont à ce point comprimés ?
Et puis, comment tenir avec ces horaires à rallonge et la dureté physique et psychologique du métier ? Pas facile d’affronter les corps abîmés par la vieillesse et la maladie, pas facile d’affronter la mort, pas facile de se protéger émotionnellement. Comme l’écrit l’auteur : « Je comprends mieux certains comportements de collègues qui me choquaient parfois : pour durer, il faut se blinder, dès qu’on dépose l’armure, c’est foutu ! »

Comment enfin ne pas avoir honte de ce que l’on fait à nos vieux ? Honte, oui, quand on sait que ce matin-là, pour une raison ou une autre, un résident n’a pas été traité avec le respect qui lui est dû.
Ce récit n’est pas un témoignage à charge contre des institutions âpres au gain et maltraitantes , de celles qui défrayèrent la chronique il y a peu. C’est le témoignage d’un jeune homme qui, pour vivre, a pris le pire des boulots et en est ressorti humainement transformé.

lundi, mai 29 2023

Morts avant la retraite

Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.


Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques. Le sous-titre peut induire en erreur. Non, ce livre n’est pas le fruit d’une enquête journalistique sur le travail qui tue. Pas de chiffres, pas de statistiques, pas d’analyses1, pas d’expertises et de contre-expertises, mais douze récits ; récits de « vies écourtées » par un travail dangereux, des conditions de vie difficiles et des mauvais choix.

Laireche.jpg

Douze portraits et autant de plumes, réunies par Rachid Laïreche, journaliste à Libération.
Fils d’ouvrier, Rachid Laïreche sait que « le silence est roi pour les corps épuisés ». A la maison, on ne parle pas ou peu du labeur, des saloperies qu’on manipule, des cochonneries qu’on inhale, des 3x8 qui éreintent les organismes. Bien souvent, on fait avec, on prend sur soi, et on se tait, parce qu’il y a un salaire au bout et une famille à nourrir, qu’écouter son corps ne fait pas partie de sa culture… et puis, à la retraite, enfin, on en profitera et on laissera couler le temps, avec la satisfaction du devoir accompli.
Parler de celles et ceux qui meurent avant la retraite, c’est faire émerger des histoires de vie aussi singulières que banales. Histoires de prolétaires qui se lèvent tôt, qui triment et qui parfois se battent pour eux et les autres. Histoires de travailleurs partis trop tôt, qui nous rappellent que parvenir à l’âge de la retraite n’est pas donné à tout le monde. Ce livre n’est cependant pas un livre sur leur mort, mais sur la vie qu’ils menèrent, les rêves et espoirs qui les animèrent. Albert, Mohamed, Renée, Jean-Luc, Anne-Marie, Toumany ou encore Arnaud ressemblent à nos proches, à nos voisins, voire font écho à ce que nous vivons, c’est pourquoi leurs histoires nous parlent. Comment rester insensible à la pugnacité de Jean-Luc, le docker2, dénonçant les conditions de travail sur les quais ou à celle de Renée et de ses copines de Samsonite, traversant l’Atlantique pour dénoncer le big business ? Comment oublier Mohamed qui rêvait de finir ses jours au pays, ou Toumany le terrassier, qu’un infarctus a frappé la pelle à la main au fond d’une tranchée ? Comment ne pas être ému par Anne-Marie qui se voyaient sillonner le vaste monde au volant de son camping-car, par Mémène qui, à 92 ans, a déjà enterré ses quatre enfants ? Ou par Arnaud le Vosgien, le défenseur d’une agriculture respectueuse des individus et des écosystèmes, dont le fantôme hante l’arrière-pays niçois ? Des fantômes comme sources d’inspiration pour celles et ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va.

« Il n’est pas certain que les vies exposées dans ce volume intéressent – humainement s’entend – le pouvoir politique », nous dit Arno Bertina, le postfacier, dont nombre d’écrits attestent son souci de porter la voix des invisibles et des laissés-pour-compte de la mondialisation heureuse. Il a raison. Quand une ministre est capable de voir de la magie dans l’ordre usinier, on ne peut pas s’attendre à grand-chose. Qu’est-ce que deux ans de plus à turbiner pour ces gens-là ? Rien. Nous, nous savons que deux ans, c’est beaucoup.

Notes
1. Je vous renvoie à deux livres récents, ceux d’Anne Marchand (Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022) et Véronique Daubas-Letourneux (Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021).
2. Sur Jean-Luc Chagnolleau, l'hommage que je lui ai rendu.

mercredi, mai 24 2023

Sorel, le mythe de la révolte

Arthur Pouliquen, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, Editions du Cerf, 2023

Que n’a-t-on pas écrit sur Georges Sorel, penseur à la réputation sulfureuse puisqu’à l’instar de Pierre-Joseph Proudhon, qu’il admirait tant, son patronage est revendiqué aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite ? Le politiste Arthur Pouliquen nous en propose le portrait dans son premier ouvrage, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, publié par les éditions du Cerf.
Pouliquen.jpeg

De ce polytechnicien austère, on ne connaît bien souvent que ses Réflexions sur la violence, anthologie de textes publiée en 1907. On omet bien souvent qu’il fut également, non un dévot, mais un lecteur critique de Marx1, ainsi qu’une plume réputée dans les cercles intellectuels italiens.
Concubin d’une ouvrière presque illettrée qui va lui ouvrir les yeux sur la misère prolétaire, il abandonne une brillante carrière pour se consacrer à l’étude des faits sociaux et à la philosophie.
Sorel se fait alors le critique radical des républicains bourgeois, de leur mépris du peuple, de la corruption et du parlementarisme. Sorel, nous dit Arthur Pouliquen, voit dans le syndicalisme « une forteresse ouvrière impénétrable par sa nature même aux influences pernicieuses de la collusion de classe ». Pour lui, le prolétariat est une force qui doit se dresser contre tout ce qui entrave son autonomie et sa liberté, contre l’État, le capitalisme, la démocratie et le socialisme réformiste. C'est par l'affrontement, la confrontation, la tension permanente, mais aussi par son sens moral et la solidarité que l'Homme combat la domination et se réalise. Il y a du romantisme révolutionnaire chez Sorel et une conception exigeante de l’Homme.

Dans la France tourmentée du début du 20e siècle, Sorel écrit beaucoup et se désole : le monde est en pleine décadence, l’esprit petit-bourgeois, étriqué, envahit tout, y compris les organisations ouvrières. On ne parle que de pacification sociale, on se bat pour ses intérêts immédiats… Dégoûté par cette période sans héroïsme, il noue des relations avec une poignée de monarchistes révolutionnaires qui rêvent d’attirer à eux le prolétariat révolutionnaire ; un rapprochement qui se déroule donc alors que la CGT et les travailleurs en lutte subissent une répression brutale, et que Sorel constate un « avachissement général du socialisme ». Ses écrits nous montrent un homme pessimiste, démoralisé et, de plus, profondément affecté par le décès de sa compagne.
Ce n’est qu’en 1913 qu’il prend ses distances avec le néo-royalisme avec lequel pas grand chose ne le raccordait véritablement sinon le rejet de la démocratie parlementaire. Vivant chichement et isolé, il se passionne pour la révolution russe, est subjugué par Lénine bien plus que par le fascisme mussolinien. Serait-ce la fin des démocraties bourgeoises sans saveur ? Ce « serviteur désintéressé du prolétariat », comme il aimait s’appeler, le pense.

« La richesse de l’oeuvre permet (des) lectures contradictoires, au risque d’être réductrices » glisse judicieusement l’auteur en fin d’ouvrage. Il a raison : la pensée de Sorel ne se laisse pas facilement apprivoiser2 ; pour la comprendre, on ne peut l’extraire du contexte historique qui l’a vu naître, et ne jamais oublier qu’elle fut une pensée changeante car en mouvement, non dogmatique et... déconcertante.

Notes
1 Patrick Gaud, De la valeur-travail à la guerre en Europe. Essai philosophique à partir des écrits économiques de Georges Sorel, L’Harmattan, 2010.
2 Jacques Julliard et Shlomo Sand, Georges Sorel en son temps, Seuil, 1985 ; Philippe Riviale, Mythe et violence. Autour de Georges Sorel, L’Harmattan, 2003.

mercredi, mai 17 2023

Les visages de l’état social

Lola Zappi, Les visages de l’état social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres, Presses de SciencesPo, 2022.

« Assister quelqu’un ce n’est pas seulement le soulager momentanément, c’est le tirer d’affaire pour un temps assez long pour lui permettre d’organiser ou de réorganiser sa vie. » Ainsi s’exprime une étudiante en travail social en l’an de grâce 1920. Cette mission, dans toute son ambiguïté, est au coeur du live de Lola Zappi, « Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l’entre-deux-guerres », publié par les Presses de SciencesPo.

Zappi.jpg

Issu d’une thèse, l’ouvrage de Lola Zappi est ambitieux car il entend articuler « une histoire de l’action publique, une histoire du travail et une histoire sociale de l’assistance ». Pour se faire, l’autrice nous entraîne au plus près du terrain, dans la région parisienne, là où s’active le Service social de l’enfance en danger moral, structure privée mais au service d’un État social en pleine mutation.
Ambiguïté, disais-je. En effet, au 19e siècle, la pauvreté n’ayant pour seule cause que la légendaire imprévoyance des pauvres, il était hors de question que l’État prenne en charge la misère sociale ; les œuvres charitables et philanthropiques étaient là pour cela. L’idée d’un État protecteur mit du temps à s’affirmer, et les années 1920-1930 sont une période charnière pendant laquelle le travail social se professionnalise, l’aide se rationalise.

Qui sont ces femmes qui, au nom de l’État, parcourent les quartiers prolétaires pour venir en aide et remettre dans le droit chemin familles et enfants en souffrance ou en crise ? Des femmes issues des classes moyennes et supérieures qui, en chrétiennes, s’emploient à sauver des âmes... tout en s’émancipant socialement par la grâce du salariat. Leur travail : enquêter, visiter les familles (à leur demande ou pas), repérer celles que l’on considère comme dysfonctionnelles, connaître leurs mœurs, leur façons de vivre, leurs habitudes, surtout les mauvaises, au premier rang desquelles figurent l’ivrognerie, l’inconduite ; et considérer si le cadre familial est néfaste pour les enfants qui y vivent. Il appartiendra ensuite à la justice de décider de leur sort : maintien ou placement dans une institution ; les assistantes sociales assurant le suivi des familles. Le pouvoir de ces femmes est donc loin d’être anodin puisqu’elles ne se contentent pas d’aider les familles, elles leur indiquent aussi les bonnes façons de conduire leur vie.

Face à elles, il y a les familles. Certains sont demandeuses de leur intervention car elles ne parviennent plus à gérer leur progéniture, mais d’autres sont contraintes, par la justice, de les accueillir et de leur faire partager leur intimité. « Si l’asymétrie des rapports de pouvoir, nous dit l’autrice, joue en faveur des assistantes, elle ne les exempte pas de devoir se faire accepter des familles assistées ». L’un des intérêts du livre de Lola Zappi est de nous montrer les différentes stratégies développées par les classes populaires pour séduire, amadouer ou tenir à distance les travailleuses sociales. Les « assistés » sont rarement sans ressource quand il s’agit d’échapper à une tutelle trop pesante…

Tout au long de ces deux décennies, ces travailleuses sociales vont donc s’efforcer de convaincre la puissance publique de leur professionnalité ; une professionnalité indispensable pour gérer la question sociale à l’heure du communisme triomphant. Elles y parviendront mais, nous dit Lola Zappi, ce qu’elles gagnent en « légitimité symbolique » (en reconnaissance), elles vont le perdre en autonomie. Intermédiaires entre l’État et les pauvres dans les années 1920, elles sont devenues à la fin de la décennie suivante, « le visage de l’État social auprès des familles populaires ».

lundi, mai 8 2023

Le virus et la proie

Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Ecosociété, 2023.

Journaliste et homme de théâtre, le Québecois Pierre Lefebvre nous dit tout le mal qu’il pense des premiers de cordée dans Le virus et la proie, édité par Ecocosiété.

Ce livre est une longue lettre de 80 pages écrite par un impuissant ; un impuissant à se faire entendre de celui à qui la lettre est destinée : un puissant, un grand de ce monde. Il sait qu’il parle dans le vide, que cet autre est inaccessible et qu’il n’en a que faire de sa prose. Il le sait mais il parle quand même parce qu’il veut lui dire qu’il souhaite sa mort et avec elle, celle du monde qu’il a patiemment construit. Lui a réussi et sa réussite est éclatante. Tragiquement éclatante : « Je ne connais pour ma part rien de plus honteux, de plus humiliant, de plus dégradant que la réussite. De plus horrible aussi. L’état du monde, monsieur, sa misère lamentable, sa boursouflure grotesque, les ravages accomplis chaque jour par l’industrie, n’importe laquelle – pétrolière, minière, pornographique, culturelle, d’où pensez-vous que ça découle si ce n’est de la réussite de ceux et celles qui réussissent ? »

Lefebvre-ConvertImage_1_.jpg

Lui, le premier de corvée, ne réussira pas, il n’a pas l’étoffe des winners : « Le désir de férule, de domination, le besoin de réguler, de cantonner, d’énoncer des certitudes, d’aller de l’avant, d’affirmer, de décréter, ça m’a toujours dépassé » avoue-t-il. Il ne réussira pas car il n’est pas une machine : « Cette obligation-là de fonctionner, tout le temps, à plein régime en plus, me terrorise. Le rendement, l’efficacité, la cadence, ce sont des qualités qu’on attend des machines. Ordonner aux êtres humains de les singer est peut-être l’affaire la plus effroyable qu’on puisse exiger d’eux. »

Me reviennent en mémoire les mots de Gramsci confronté au fordisme : « En Amérique, la rationalisation a déterminé le besoin d'élaborer un nouveau type d'homme adapté au nouveau type de travail et de processus productif. » Un homme déshumanisé, réduit à l'état de robot. Ou encore ceux de Louis-Ferdinand Céline décrivant une usine Ford dans Voyage au bout de la nuit : « J'ai vu en effet les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s'ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d'impossible. »
Il ne réussira pas, comme son père avant lui, même si son géniteur docile, résigné, conformiste, a au moins joué le jeu : « Plus il se faisait chier, plus la conviction qu’ainsi faite est la vie et qu’on ne peut pas y échapper (…) s’enfonçait en dedans de lui. Vivre, c’était ça. Donner la vie, c’était transmettre cette désespérance-là, cette abnégation-là, ce serrage de dents-là. (…) Quand je regarde la vie de mon père, monsieur, j’ai juste envie de pleurer. »

80 pages pour dire toute la violence de ce monde et son immoralité. 80 pages qui sonnent comme un aveu d’impuissance à empêcher l’inéluctable. Mais jusqu’à quand ?

jeudi, mai 4 2023

Paroles de prolétaires (Tréfimétaux, Couëron)

Collectif, L’Usine. Parcours de femmes et d’hommes à Tréfimétaux, Une Tour une histoire, 2022.

A l’entrée de la ville de Couëron (Loire-Atlantique), se dresse en bord de Loire une tour à plomb, vestige d’une usine qui a marqué de son empreinte l’histoire de la cité : Tréfimétaux. Depuis un quart de siècle, un groupe d’anciens salariés et syndicalistes la fait revivre grâce à des ouvrages touchant à la fois au métier et aux luttes sociales. Les cinéastes René Vautier et Soizig Chappedelaine immortalisèrent l’une d’elles en 1978 avec leur remarquable documentaire « Quand les femmes ont pris la colère ». Cette vie tumultueuse est au coeur de bien des témoignages recueillis pour le dernier opus, L’Usine. Parcours de femmes et d’hommes à Tréfimétaux.

Trfimtaux-ConvertImage.jpg

En 200 pages, quinze anciens salariés de cette entreprise métallurgique, hommes ou femmes, de toutes générations, évoquent leurs premiers pas dans l’univers usinier. Ils évoquent la dureté physique de certains postes de travail et la recherche sempiternelle de productivité. Comme le dit René du laminoir, « Le travail vite fait et le travail bien fait vont rarement ensemble. Avec le barème, tu négliges le travail car seule est prise en compte la quantité. » Ils parlent également des relations tendues avec la maîtrise et les chefaillons, ou encore avec les vieux ouvriers, peu disposés à partager leurs savoirs et combines. Ils parlent encore des 3x8 qui épuisent les corps ou du turn-over.

La vie syndicale n’est pas oubliée car c’est elle qui a fait de Tréfimétaux une usine à part. L’arrivée d’une nouvelle génération ouvrière au début des années 1970 n’y est pas étrangère. Gauchistes encartés, établis maoïstes ou jeunes portés par l’atmosphère de mai, ils vont bousculer les us et coutumes syndicales, d’autant plus que la CGT de l’entreprise est un syndicat et non une section syndicale ; autrement dit, elle est institutionnellement moins dépendante des structures interprofessionnelles de la CGT qui s’efforcent de contenir le gauchisme ouvrier.
La volonté du noyau dur militant est claire : travailler à ce que le syndicat soit l’affaire de tous en recourant régulièrement à la tenue d’assemblées générales décisionnaires. De tous et de toutes, car il est hors de question que le syndicalisme soit une affaire d’hommes !

Cette nature singulière du syndicat CGT fut sa force, car jusqu’au mitan des années 1980 et la fermeture de l’usine, malgré les engueulades et les désaccords, il sut rester soudé. Communistes, socialistes, chrétiens de gauche, gauchistes de toutes obédiences… aucune tendance ne prit le risque du clash. Puis vient la fin, rude. Lutter contre la fermeture d’abord, puis pour sauver ce qui peut l’être...

Comment ne pas être marqué à vie par une telle aventure humaine ? Comment faire sa vie, ailleurs, sans amertume ? Comment s’inventer une autre vie, loin de laminoir, loin de l’atelier ? « A la fermeture, tu es face à un trou béant. Tu te retrouves confronté d’un coup au vide, seul. Je crois que nous avons tous eu la même sensation. (…) Pendant des années, je ne suis pas capable de parler de Tréfimétaux : c’est bloqué, fermé, coincé ». Comme toutes et tous, Yves a eu du mal à « faire le deuil » mais, comme l’écrit le postfacier, « tous (en sont sortis) grandis, avec plus d’assurance dans leurs convictions sociales et politiques, et leur identité socioprofessionnelle de travailleurs ».

Pour commander ce livre (non disponible en librairie), écrire à : unetourunehistoire@gmail.com

mercredi, avril 26 2023

Le quai de Wigan

George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022.

Si vous allez à Wigan, dans le nord industriel de l’Angleterre, n’y cherchez pas son célèbre quai. Celui-ci a disparu, bien avant que l’écrivain George Orwell ne se rende sur place en 1936. Avec « Le quai de Wigan », l’auteur de 1984, de La Ferme des animaux nous offre à la fois un témoignage sur les conditions de vie des ouvriers, notamment mineurs, et ses réflexions politiques sur le socialisme.

OrwellWigan.png
L’ouvrage, paru en 1937 et qui nous est proposé par les éditions Climats dans une nouvelle traduction, n’a rien perdu de son intérêt. Il est selon le préfacier Jean-Laurent Cassely une « prouesse journalistique, intellectuelle et éditoriale » car Orwell ne décrit pas la vie ouvrière, il a décidé d’en partager, ne serait-ce qu’un temps, le quotidien, les logements crasseux comme le front de taille ou à coups de pioche, dans une chaleur étouffante et des conditions éprouvantes, on abat le charbon des heures durant.

« Il faut avoir vu les mineurs au fond et nus pour se rendre compte combien ces hommes sont beaux » écrit-il, la crasse maculant leurs visages leur donnant un « air farouche et sauvage ». Sans eux, pas de développement économique possible ! Et pourtant, on les laisse crever dans la misère quand la maladie s’empare de leur corps et on les laisse vivre dans des logements indignes ou on les exile dans des logements sociaux où leur identité de classe se dilue. Les chômeurs ne sont pas mieux lotis. Ils survivent grâce aux aides publiques car « il n’y a pas de travail, tout le monde le sait », nous dit Orwell pour qui, l’« extrême et inexorable oisiveté » serait un piège pour ces hommes s’ils n’avaient appris à « vivre en éternels assistés (…) sans pour autant s’effondrer moralement ».

Les prolétaires font peur et, nous dit Orwell, les Anglais des classes moyennes et supérieures éprouvent une « répulsion physique » à leur contact. Les sans-dents sentent mauvais : « Le bain du matin sépare les classes plus sûrement que la naissance, la fortune ou l’instruction ». Et Orwell de moquer les bourgeois et intellectuels progressistes qui vénèrent la classe ouvrière mais se gardent bien d’en partager la culture. Orwell sait de quoi il parle, car il fut, dit-il, à la fois snob et révolutionnaire. C’est en s’immergeant dans le quotidien d’un ouvrier ou d’un vagabond, qu’il est parvenu à vaincre le racisme de classe qu’il portait en lui. Il en est persuadé : le socialisme aurait davantage d’adeptes outre-Manche s’il n’était pas « desservi en premier lieu par ses propres partisans », s’il n’attirait pas à lui les « excentriques », nudistes, végétariens, féministes, quakers et autres dissidents de l’église anglicane, parlant un langage ésotérique, étranger au peuple pour qui le socialisme «implique justice et dignité » plus que révolution culturelle, machinisme et planification. Orwell ne veut pas d’un « monde ordonné, un monde efficace ». Il a le sentiment que les machines ne libèrent pas l’homme mais qu’elles l’affaiblissent  : « Se rallier à l’idéal d’efficacité mécanique, c’est en réalité se rallier à l’idéal d’indolence » alors que « l’expérience de la vie se mesure largement en termes d’efforts ». Il ne veut pas d’un progrès qui transforme le monde en un « havre douillet pour petits bonshommes grassouillets ». Orwell l’inclassable défendait un socialisme éthique dont le « véritable objectif (n’était) pas le bonheur mais la fraternité humaine ».

samedi, avril 15 2023

1970 : la mine endeuillée

Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens 1970, Anamosa, 2023.


Le 4 février 1970, au petit matin, un coup de grisou secoue la fosse n°6 de la mine de Fouquières-lès-Lens. Seize mineurs sont tués par l’explosion, quinze autres sont grièvement blessés. Ils ne sont ni les premiers ni malheureusement les derniers à perdre la vie dans de telles circonstances. Ce sont les risques du métier, disent certains, fatalistes, tout comme l’est la silicose qui emporte les mineurs à raison de quelques centaines par an. Mais la fatalité a bon dos. C’est ce que ressort du livre de l’historien Philippe Artières dans La mine en procès. Fouqières-lès-Lens 1970, livre publié, et très joliment, par les éditions Anamosa, livre qui est tout autant un récit historique qu’un imposant dossier documentaire passionnant à lire.

Artieres-ConvertImage.png

Nous sommes en 1970, soit deux ans après un autre coup de grisou, révolutionnaire celui-là, qui a vu de larges pans de la population, et particulièrement la jeunesse, ébranler le pouvoir gaulliste et contester l’Ordre social. Pour les militants maoïstes, cette énième catastrophe doit permettre au peuple mineur de faire le procès de ses exploiteurs. Elle est aussi pour eux le moyen de s’implanter dans un territoire dominé par les forces de gauche traditionnelles et l’omnipotente CGT. Et puis, le mineur n’incarne-t-il pas cet ouvrier dur au mal et solidaire, trop souvent accablé de misère et de désespérance1 mais aussi, icône de la résistance à l’oppression ?

Il revient donc au peuple des gueules noires de faire le procès des assassins car il n’y a rien à attendre de la justice, l’officielle (bourgeoise et de classe)2. Assassins, le mot est fort, d’autant plus qu’un second rapport diligenté par l’entreprise a établi que le coup de grisou meurtrier était dû à une erreur humaine alors qu’un premier rapport était accablant pour elle. Lors du procès populaire, des ingénieurs des Mines en rupture de ban pointe du doigt le coupable : l’âpreté au gain. Pour ces jeunes hommes qui refusent de rejoindre la « cohorte des technocrates, chiens de garde du capital », la direction a mis en danger la vie des mineurs en les envoyant sciemment dans une zone grisouteuse et non ventilée. Pour Jean-Paul Sartre, le philosophe intronisé avocat général, l’Etat-patron est donc coupable, et tout au long de ce procès singulier, les témoignages soulignent à quel point la direction des Charbonnages est indifférente aux conditions de travail et à la santé des mineurs. Rien a changé depuis la terrible tragédie de Courrières en 19063 : la productivité est plus importante que la vie humaine.

Cet « événement oublié », nous disent Philippe Artières et la postfacière Michèle Zancarini-Fournel, est d’une « extraordinaire modernité » parce que la mobilisation qu’il a engendrée a dessiné « des perspectives nouvelles de luttes ». En attestent, outre l’engagement des jeunes ingénieurs, véritables lanceurs d’alerte4, l’intervention d’artistes mettant leur sensibilité au service des gueules noires et de leurs familles, ou encore l’implication des intellectuels dans une structure nouvelle mais chargé de références historiques, le Secours rouge, qui se met au service du peuple contre l’autoritarisme du pouvoir et son choix du tout répressif pour en finir avec le « gauchisme »

1 Emile Morel, Les gueules noires, Editions A propos, 1907 réédition 2021.
2 Dans l’Ouest, les paysans-travailleurs vont recourir également aux procès publics dans leur lutte contre l’agro-business.
3 Le dessinateur Jean-Luc Loyer a tiré de cette tragédie (plus de 1000 morts !) une bande dessinée : Sang Noir. La catastrophe de Courrières (Futuropolis, 2013).
4 Un lien peut être fait avec les jeunes diplômés d’aujourd’hui qui appellent les étudiants à « bifurquer ».

jeudi, avril 6 2023

La Première Internationale pour mémoire

Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2022.

Paraphrasons un vieux barbu de 1847 : un spectre hante l’Europe, le spectre de la Première Internationale ; et remercions les éditions sociales de nous permettre aujourd’hui de découvrir le travail du sociologue italien Marcello Musto.

Musto.jpg

Son livre, publié initialement en 2014, intitulé Pour lire la Première Internationale a pour but de « montrer à une génération nouvelle et inexpérimentée, sous la forme claire et accessible d’une anthologie, les premiers pas du long chemin emprunté par ceux qui ont voulu partir à l’assaut du ciel  » ; mais aussi de « donner à voir la forme économique et politique de la société future que les membres de l’Internationale cherchaient à établir. » En une douzaine de chapitres consacrés aussi bien à la place de la grève dans le combat émancipateur qu’à la question de l’éducation, du rapport à la chose politique ou au pacifisme, Marcello Musto redonne vie aux pensées plurielles qui irriguèrent cette Internationale qui proclamait fièrement que l’émancipation des travailleurs serait l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. Ce faisant, il a exhumé les écrits d’une trentaine de militants, ouvriers ou intellectuels, certains tombés dans l’oubli comme Emile Aubry ou Victoire Tinayre et d’autres panthéonisés comme Karl Marx qui doit signer près de la moitié des textes ici rassemblés. Musto fait précéder cet ensemble de textes d’une longue et indispensable préface qui retrace l’histoire tumultueuse de cette Internationale, première du nom, née à Londres en septembre 1864, à l’initiative des syndicalistes anglais. Là, dans la capitale de la plus grande puissance du monde, se rassemblèrent deux mille personnes, syndicalistes, mutuellistes, communistes, démocrates, et parmi eux le « noir gaillard de Trêves » qui, avec Engels, allait tenter de transformer ce rassemblement hétéroclite en force capable de renverser le vieux monde, et ce, au prix de rudes controverses dont la dernière, fatale, l’opposa à un Russe volcanique du nom de Bakounine.

A travers les textes sélectionnés par Marcello Musto, textes qu’ils qualifient d’officiels quand bien même ils ne sont souvent que des contributions au débat, on mesure toute la diversité des approches des questions économiques et sociales. Sur la question de l’émancipation féminine par exemple, le courant majoritaire, qu’incarne le socialiste libre-penseur belge César de Paepe, défend une position conservatrice, faisant de la femme avant tout une ménagère, tandis que le courant minoritaire, libertaire mais à mille lieues de Proudhon, plaide pour que ces dernières mènent leur vie comme elles l’entendent. Même divergence au sujet des grèves, inutiles pour les uns, inévitables mais insuffisantes pour les autres, sur le rôle des syndicats à qui certains entendent confier l’organisation du travail dans un futur débarrassé de la domination capitaliste et étatique, sur la place du mouvement coopératif dans le monde à faire advenir, et bien évidemment sur la place du combat électoral dans la stratégie ouvrière. Les questions internationales ne sont pas oubliées, qu’elles concernent le mouvement national irlandais ou les risques de conflits inter-étatiques.
Marcello Musto fait ici œuvre utile tant, écrit-il, « la passion politique des ouvriers qui se réunirent à Londres en 1864 offre un contraste saisissant avec l’apathie et la résignation qui dominent souvent aujourd’hui ». Souvent, mais pas toujours...

jeudi, mars 30 2023

La Légion française des combattants

Anne-Sophie Anglaret, Au service du Maréchal ? La Légion française des combattants (1940-1944), CNRS Editions, 2023.

La Légion française des combattants, et son million d’adhérents, fut le seul mouvement de masse du régime de Vichy. C’est à son histoire que s’est attachée Anne-Sophie Anglaret dans Au service du maréchal ?, publié par CNRS Editions.

Anglaret.jpg

Rassembler tous les anciens combattants dans une structure nationale : telle est l’ambition du maréchal Pétain. Mais donner vie à ce projet n’est pas chose aisée. Il faut d’abord convaincre (puis contraindre) la myriade d’associations d’anciens combattants maillant le territoire de se dissoudre ; des assos qui sont des lieux de sociabilité autant que des structures d’entraide. Si celles ancrées à droite accueille favorablement le projet vichyste, d’autres traînent des pieds et se battent pour poursuivre leurs missions, conserver les fonds qu’elles ont amassés et les locaux dont elles sont propriétaires. Ensuite, il faut nommer aux postes à responsabilité des personnalités connues et respectées. Nommer et non les faire élire ! Pas question que la Légion s’éloigne de sa mission : représenter les anciens combattants et les mettre au service du discours maréchaliste. Les cadres de la légion seront donc des notables : officiers, avocats, médecins, dans leur grande majorité ancrés à droite et à l’extrême-droite, et capables d’arborer sur leur poitrail quelques médailles. Au plus près du terrain, dans les villes et villages, puisque la Légion est présente dans toute la zone libre, les sections sont peuplées d’agriculteurs et de classes moyennes. Les ouvriers ? Ils sont rares, et quand Vichy tente de créer des Groupes légionnaires d’entreprise, l’échec est au rendez-vous.
Ensuite il faut espérer que ceux des tranchées ne méprisent pas ceux de la débâcle, et accueillent les personnes qui, sans passé militaire, ont « l’esprit combattant ». L’engagement est parfois une affaire de famille !
Enfin, il faut mobiliser tout ce beau monde pour marteler la bonne parole pétainiste. Alors on défile, au pas cadencé et béret sur la tête, on fait résonner les cloches et on va jusqu’à Gergovie honorer cette patrie malmenée par les franc-maçons, les Juifs, les communistes et l’esprit du Front populaire. Cependant la Légion n’est pas le bras armé du pouvoir, tout au plus sa voix et ses oreilles : relayer la parole du maréchal, flétrir et moucharder les traîtres à la patrie, remplir des missions sociales. Certains légionnaires, notamment dans les cercles dirigeants, se plaignent rapidement d’avoir si peu d’influence politique concrète, notamment au niveau communal.

Pour l’autrice, le légionnaire a ainsi deux visages : l’ancien de 1914, vivant en zone rurale, conservateur mais peu porté à l’activisme radical ; le combattant de 1939, urbain, issu des classes moyennes, avec un ancrage fort à l’extrême-droite. C’est pourquoi, il ne faut pas faire de ces hommes des partisans de Vichy et encore moins des défenseurs de la Collaboration. La grande majorité des légionnaires ne fait que perpétuer ce qu’elle faisait depuis la fin de la première Guerre mondiale dans ses associations : se réunir, défiler, honorer les frères d’armes morts aux combats. Nationalistes, patriotes, conservateurs, attachés à la personne de Pétain, sans doute, mais pas collabos ! C’est ce que leurs reprochent la minorité des légionnaires impliqués avant-guerre dans des mouvements réactionnaires qui, elle, a la volonté de radicaliser encore plus à droite l’engagement légionnaire. Et la Milice sera leur œuvre.

mardi, mars 14 2023

Qui sauvera l'agriculture ?

Estelle Deléage, Paysans alternatifs, semeurs d’avenir, Le Bord de l’eau, 2023.

Qui sauvera l’agriculture ? C’est d’une certaine façon à cette question que répond la sociologue Estelle Deléage avec son livre Paysans alternatifs, semeurs d’avenir publié par Le Bord de l’eau.
Il y a vingt ans, un paysan (et il tenait à cette identité) m’avait glissé à l’oreille qu’il ne fallait pas compter sur les agriculteurs pour remettre en question l’agrobusiness, son culte de la technique et sa quête effrénée de productivité : ils étaient trop intéressés, à titre individuel, au maintien du statu-quo pour imaginer un autre modèle plus respectueux des écosystèmes et des consommateurs. Deux décennies plus tard, a-t-on des raisons d’espérer ? Oui… mais avec pondération.
Deleage.jpeg

Oui, car comme le souligne l’autrice, les paysans alternatifs « sont passés, en un peu moins d’une génération, d’un statut d’agriculteurs marginalisés (…) à un statut d’agriculteurs minoritaires. » Cependant, il n’aura échappé à personne que l’agriculture biologique, par exemple, s’est industrialisée à une vitesse impressionnante et a construit sa niche au coeur du modèle agricole dominant. Car le danger est là, dans la capacité du capitalisme à digérer, intégrer la dissidence.
La critique de l’agrobusiness a plus d’un demi-siècle, mais c’est véritablement dans la décennie 1970 qu’elle se fait entendre, portée par les paysans-travailleurs et les associations pionnières dans la défense d’un contre-modèle agricole ; et fichtre, les paysans/agriculteurs sont passés maîtres dans l’art de construire des structures collectives d’entraide, d’information et de formation… et de parvenir à les faire subventionner par l’Etat. En 1999, la loi d’orientation agricole « reconnaît le caractère multifonctionnel de l’agriculture française ». L’institutionnalisation est en route…

Qui sont ces paysans alternatifs ? Ils ont des profils différents mais tous valorisent l’autonomie, l’entraide, le partage des savoir-faire, la capacité à travailler sans tomber dans l’engrenage de la technique. Estelle Deléage rappelle ces mots du philosophe André Gorz : « Travailler n’est pas seulement produire des richesses économiques ; c’est toujours aussi une manière de se produire ». Ces paysans non-conformistes, ouverts d’esprit, soucieux d’écologie, n’entendent pas perdre leur vie à la gagner. Ils cherchent à « penser autrement la fonction et le sens du travail », renouer avec le consommateur, expérimenter, sans cesser d’être dupes : leurs associations sont en danger. D’un côté leur institutionnalisation « participe de la reconnaissance de l’agriculture durable », de l’autre, les pratiques qu’elles promeuvent peuvent être récupérées, instrumentalisées.
Estelle Deléage pose la question : « Faut-il rester dans l’entre-soi avec des exigences fortes en matière d’alternatives au productivisme agricole ou au contraire s’ouvrir vers l’extérieur pour que les pratiques se diffusent, avec le risque néanmoins que ces pratiques soient totalement récupérées voire détournées ? »

A l’heure de l’agriculture 4.0, des fermes-usines, des drones, du GPS et du bio industriel, on mesure à quel point ces paysans alternatifs sont sur une ligne de crête… et nous aussi. Avouons-le, le capitalisme à l’heure néo-libérale a peu d’appétence pour la coexistence pacifique.

mardi, février 28 2023

Robespierre, au coeur des passions

Peter McPhee, Robespierre. Une vie révolutionnaire, Classiques Garnier, 2022.

Avec cet ouvrage, l’historien Peter McPhee nous éclaire sur la vie d’une des personnalités les plus controversées de l’histoire nationale.

MCPhee.jpeg

Paru en anglais en 2012 et traduit dix ans plus tard par les éditions Garnier, ce livre trouve son origine dans l’incapacité de l’auteur, alors jeune étudiant, à comprendre le destin posthume de Robespierre : « Comment (était-il) possible qu’un homme qui incarnait les principes les plus élevés de 1789 puisse être considéré comme la personnification du “règne de la Terreur” en 1793-1794 »?
Pour les uns, Maximilien Robespierre était l’Incorruptible, l’intégrité faite homme en ces temps bouleversés. Pour d’autres, il fut un monstre, un tyran sanguinaire. Qui était donc Maximilien Robespierre ?

Peter McPhee nous met dans les pas de ce rejeton de la bourgeoisie d’Arras, né en 1758, dont on ne sait finalement pas grand-chose, sinon qu’il eut une enfance douloureuse et qu’il fut un élève suffisamment brillant pour qu’une bourse lui permette de poursuivre ses études dans un prestigieux collège parisien. Diplômé en droit, il retourne dans sa ville natale où jusqu’à la veille de la Révolution française, il essaie de vivre de son métier. A travers ses plaidoiries, ses écrits, se dessine le portrait d’un homme soucieux de reconnaissance, sensible aux questions sociales comme à l’émancipation féminine ; un homme qui compte peu d’amis dans la noblesse et la bourgeoisie locales. Les nobles critiquent ses idées avancées et les bourgeois goûtent peu sa sollicitude à l’égard du peuple ; d’un peuple pauvre et ignorant dont Robespierre ne cesse de célébrer la vertu !

Robespierre fait partie de ces plus de 600 députés du tiers-état élus et rassemblés à Paris en ce printemps 1789. Il fait entendre sa voix et ne laisse pas indifférent dans cette assemblée de bourgeois. Il est de tous les combats, qu’ils concernent le droit de chasse, le statut des curés ou encore l’esclavage. Il y gagne une réputation d’homme intransigeant voire « inconciliant », austère et orgueilleux : « Le peuple est si convaincu de la vertu de Robespierre, a écrit un de ses amis politiques, (…) qu’il le verrait voler dans les poches du voisin sans y croire. » ; « il a tous les caractères, non pas d’un chef de religion, mais d’un chef de secte, écrit Condorcet. Il se dit l’ami des pauvres et des faibles, il se fait suivre par des femmes et des faibles d’esprit. »

Tel est l’homme qui bientôt sera au premier rang, votant pour l’exécution de Louis XVI, appelant à « exterminer tous les rebelles de la Vendée », et cela au nom de la liberté, de l’égalité, de la défense des opprimés et d’une Révolution attaquée de toute part, y compris de l’intérieur ; combat qui fait de lui un homme « physiquement, émotionnellement et intellectuellement éreinté », nous dit Peter McPhee, en ces temps où l’on ne peut avoir confiance en personne. Il fut tout autant un acteur qu’une victime de la Terreur, quand en juillet 1794, il fut conduit à l’échafaud. La Terreur ne fut pas son œuvre, mais celle d’un pouvoir aux abois, et se débarrasser de lui fut une façon habile pour beaucoup de faire oublier leur implication dans son déploiement1.

Sans verser dans les analyses psychologisantes, Peter McPhee nous livre le portrait d’un homme à la personnalité complexe, ni ange, ni démon, emporté par une Révolution qui se mourrait elle-même.

1. Jean-Clément Martin, Robespierre - La fabrication d'un monstre, Perrin, 2016 ; Les échos de la Terreur : Vérités d'un mensonge d'Etat 1794-2001, Belin, 2018.

samedi, février 18 2023

Le syndicalisme d’après : ce qui ne peut plus durer

Jean-Marie Pernot, Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer, Editions du Détour, 2022.

Avant d’être un spécialiste du syndicalisme hexagonal1, Jean-Marie Pernot fut dans les années 1970-1980 un responsable syndical CFDT. Il connaît donc le syndicalisme de l’intérieur. Avec son dernier livre Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer (Editions du Détour), il dresse un bilan peu enthousiasmant de la situation.

Pernot-ConvertImage.jpg
Il y a douze ans, Jean-Marie Pernot nous offrait Syndicats : lendemains de crise ? dans lequel il s’inquiétait de la « perte générale d’efficacité du syndicalisme », de son incapacité à intégrer les problématiques des jeunes et des femmes dans un contexte de fragmentation du salariat, de la « désaffiliation sociale et politique de larges fractions des couches populaires », et de « l’incapacité des syndicats à trouver entre eux les accommodements suffisants pour proposer aux salariés quelques raisons et aussi le goût d’agir ensemble dans la diversité de leurs points de vue. »
Une décennie plus tard, ses inquiétudes sont toujours présentes. « Le syndicalisme n’inspire plus le respect qui va naturellement aux puissants » écrit-il, ajoutant que « la puissance des manifestations ne vaut pas manifestation de la puissance » ; car tel pourrait être le paradoxe du syndicalisme français : des organisations affaiblies mais capables de mettre dans les rues des centaines de milliers de personnes. Sauf que les gouvernements répondent alors que « ce n’est pas à la rue de gouverner »...

Jean-Marie Pernot rappelle deux choses : la première est l’importance primordiale de l’entreprise comme lieu d’expression de la critique sociale (même si le risque est grand de s’y enfermer) ; la seconde est qu’il faut toujours se méfier des « slogans guerriers vides de contenu tant ceux qui les mettent en avant sont éloignés de toute possibilité concrète d’en esquisser le moindre début de réalisation ».
Si le syndicalisme veut avoir un avenir, il devra « se frayer un chemin entre l’incantation et la résignation », entre les discours enflammés sans prise sur le réel (et qui cachent mal des pratiques souvent très consensuelles) et l’enlisement institutionnel. Il doit se livrer à une rude autocritique, interroger ses pratiques comme ses structures2 afin de devenir « un outil pratique capable de saisir les formes et les statuts de travail au coeur de la dynamique du salariat réellement existant. » C’est un travail de longue haleine mais indispensable.

Puisque le syndicalisme français est fragmenté et, ajouterais-je, que les travailleurs sont incapables de s’affranchir des logiques partisanes, le renouveau du syndicalisme dépend nous dit l’auteur des relations entre CGT et CFDT, ces deux confédérations demeurant centrales sur le terrain des luttes ou du dialogue social ; les autres, avec leurs qualités et leurs limites, étant incapables de peser ou d’incarner une alternative. Cette unité lui semble possible depuis que l’orientation gestionnaire, macrono-compatible3 de la CFDT commence à être questionnée en interne. Problème : pour Jean-Marie Pernot, cette évolution à ses yeux positive, peut être entravée si la CGT n’accompagne pas cette évolution en mettant en sourdine les critiques légitimes qu’elle peut porter sur la politique de son partenaire. Si en finir avec « la spirale du déclin » dépend de la capacité de l’appareil CFDT à rompre avec le social-libéralisme, on mesure à quel point ce pari est incertain...

---
1 Il oeuvra longtemps à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).
2 Quel échelon est le plus « pertinent » pour le syndicalisme d’aujourd’hui : l’échelon local, départemental, régional ? Le bassin d’emploi ? Quant aux fédérations, on sait que certaines sont de véritables Etats dans l’État, qui n’ont donc aucun intérêt à remettre en cause l’existant.
3 Plus de 40 % des syndiqués CFDT ont voté Macron aux premiers tours des deux dernières présidentielles.

dimanche, février 12 2023

Une Mandchourie libertaire

Emilio Crisi, Révolution anarchiste en Mandchourie (1929-1932), Editions Noir et Rouge, 2019.

Sept ans avant la Révolution espagnole, des drapeaux noirs flottèrent sur une terre inhospitalière. Emilio Crisi nous en dit plus avec son livre Révolution anarchiste en Mandchourie (1929-1932) publié par les éditions Noir et rouge.

Crisi.jpg
Si la guerre civile espagnole fut amplement racontée, commentée, analysée, et à raison, le mouvement insurrectionnel mandchou le fut beaucoup moins. Comme le souligne avec regret Emilio Crisi, Argentin de nationalité, « l’historiographie libertaire a montré peu d’intérêt pour des événements s’étant déroulés hors d’Europe »1. Patiemment, l’auteur a rassemblé des matériaux divers émanant de militants anarchistes, communistes ou nationalistes et tenté de lever le voile sur ce mouvement insurrectionnel méconnu.

La Mandchourie est un territoire situé au nord de la Chine, un territoire immense bordé au sud-est par la Corée, alors sous tutelle japonaise. Un pouvoir nippon qui n’a que mépris pour la population coréenne qu’il juge arriérée. La Corée n’est pour lui qu’un grenier à riz et qu’un moyen d’atteindre son ennemi principal : la Chine voisine. Ceci explique à la fois le fort sentiment anti-colonialiste ou anti-impérialiste des Coréens, et les forts mouvements de migration dans la Mandchourie voisine, afin d’échapper aussi bien à la pression fiscale qu’à la répression politique brutale. Dernier élément à ne pas négliger : la Chine des années 1920 est un territoire gigantesque où s’affrontent des seigneurs de la guerre2, des nationalistes et le jeune Parti communiste. Guerres, grèves ouvrières, insurrections paysannes : la Chine est une véritable poudrière, sans unité politique, qui sera incapable de résister à l’invasion japonaise, dont la Mandchourie en 1931 sera la première victime.

La Mandchourie est donc un territoire singulier, hostile sur lequel vivent depuis le début du 20e siècle des populations d’origines diverses que des guérillas protègent des incursions militaires japonaises. C’est dans ce contexte que les anarchistes lancent un mouvement insurrectionnel. En 1929, il crée une commune libertaire, en lien avec une fraction du mouvement nationaliste armé la plus sensible à la question sociale qu’incarne Kim Jwa-Jin, aujourd’hui héros national coréen dont l’historiographie a gommé les liens avec les anarchistes. Le but est double : repousser l’ennemi japonais pour retrouver l’indépendance nationale ; favoriser l’auto-administration et l’autonomie politique et sociale des masses paysannes… ce qui signifie également résister à toute force politique se voulant hégémonique ; le jeune Kim-Il-sun n’aura ainsi que mépris pour cette révolution libertaire exaltant « l’ultra-démocratie et la liberté sans restriction », et les communistes coréens auront un rôle actif dans la liquidation de ladite commune.

Ce mouvement libertaire ne partait pas de rien puisque les militants qui l’animait avaient une décennie d’expérience de lutte derrière eux, en Chine comme en Corée. Il étaient à la fois idéalistes et pragmatiques, conscients que sans recours aux armes, toute résistance était impossible.
En 1932, l’armée japonaise, en lien avec les seigneurs de la guerre chinois, prend le contrôle de toute la Mandchourie. Les communards coréens sont tués, jetés en prison ou poussés à l’exil. Le rêve libertaire prend fin, et la dictature japonaise s’installe : « Les opprimés de la région subirent un régime bien pire d’esclavage, de brimades et de famine. Les entreprises japonaises (…) en vinrent à fusiller les ouvriers grévistes et même les malades, afin d’éviter des frais de santé, pratique déjà utilisée dans la péninsule coréenne. »


1. Domenico Tarizzo (L’anarchie. Histoire des mouvements libertaires dans le monde, Seghers, 1978) n’en parle pas.
2. Jean-Marie Bouissou, Seigneurs de guerre et officiers rouges 1924-1927, Mame, 1974.

mercredi, février 8 2023

Boulanger, figure du populisme

Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du Boulangisme (1886-1891), CNRS Editions, 2022.

Qui était vraiment le Général Boulanger ? Comment qualifier le Boulangisme ? Ce sont à ces deux questions que répond l’historien Bertrand Joly, auteur d’Aux origines du populisme. Histoire du Boulangisme (1886-1891), publié par CNRS Editions.

Joly.jpg

Le livre impressionne avec ses 800 pages très denses et ses centaines de notes de lecture, mais cette « enquête magistrale et monumentale » se dévore aisément grâce à la belle plume de l’auteur qui nous plonge, non sans humour parfois, dans cette poignée d’années qui a vu la République être bousculée par un Général qui n’avait pour lui… pas grand-chose !, sinon un physique avantageux et une absence quasi-totale de sens moral.

Georges Boulanger était un arriviste. Ce Breton sorti de Saint-Cyr fit une carrière militaire remarquée, servant en Algérie, en Cochinchine mais aussi à Paris, où il participa sans état d’âme et avec zèle à la répression de la Commune de 1871. C’est en intégrant le ministère de la Guerre, puis en en prenant la tête en 1886 qu’il s’imagine un destin politique exceptionnel et qu’on l’en convainc. Pour beaucoup il est l’homme de la situation parce que celle-ci est catastrophique. Bertrand Joly nous dépeint alors un monde politique affligeant de médiocrité. Les personnalités d’exception sont rares par principe, mais en cette décennie 1880, elles le sont encore plus. Alors que la situation économique se tend et que le mouvement ouvrier s’affirme, à la chambre, les députés passent leur temps en querelles violentes et en croche-pieds, quand certains s’occupent de garnir leurs bas-de-laine… L’instabilité politique est telle qu’elle nourrit un fort sentiment antiparlementaire qu’alimente une presse aussi médiocre que vénale !

C’est sur ce terreau que Boulanger prospère, agrégeant autour de lui essentiellement des républicains radicaux motivés par une haine féroce des républicains modérés et des royalistes, les premiers lui apportant le discours politique capable de séduire l’électorat populaire, et les seconds l’argent nécessaire pour faire carrière ; et cet argent coule à flot, le pays étant inondé de propagande à la gloire du Général, l’homme providentiel, à poigne, que la France attend pour redorer son blason terni par la perte de l’Alsace et de la Lorraine quinze ans plus tôt. Tout le Boulangisme pourrait se résumer à cette ambiguïté : un mouvement qui se présente comme républicain, patriote et social, soutenu financièrement par des forces réactionnaires ! Un mouvement totalement hétéroclite où se côtoient des Juifs et des antisémites, des laïcs forcenés et des catholiques qui le sont tout autant, des militants dévoués et des arrivistes.
Boulanger ? Il ment comme il respire, promet tout et son contraire (officiellement une république renouvelée, officieusement, le retour de la monarchie) et s’investit très peu dans le mouvement qui le porte et lui offre un train de vie très appréciable. Il ne défend aucun programme, car son programme, c’est lui ; il a compris que « la popularité est une question de forme et non de fond », ce qui l’arrange car sa pensée est totalement indigente.
Sa nullité fait un temps sa force, car pour la classe politique républicaine, elle ne peut être que rédhibitoire ! Or, dans les urnes, Boulanger connaît de tels succès qu’il pousse les républicains à mettre enfin en sourdine leurs rivalités et à trouver le moyen d’exclure l’impudent Général du jeu politique. Si la République ne fut jamais « sérieusement en danger », Boulanger l’a ébranlée.

En 1891, il se suicide sur la tombe de sa compagne, son décès signant tout autant celui du boulangisme, mouvement à la fois « logique et irrationnel » nous dit Bertrand Joly, logique puisqu’il « porte une protestation largement fondée sur bien des points », irrationnel parce qu’il n’a rien à proposer sinon une posture et quelques formules vagues. Pour l’auteur, il fut au niveau mondial l’une des premières manifestations « structurées et revendiquées » du populisme.

- page 2 de 14 -