Noam Chomsky, Une vie de militantisme. Avec Charles Derber, Suren Moodliar, Paul Shannon, Ecosociété, 2022.


A 96 ans, le linguiste et militant américain Noam Chomsky impressionne par la longévité de son engagement politique. Une vie de militantisme (Ecosociété), rassemble pour l’essentiel des entretiens entre ce critique inlassable de l’ordre du monde et des intellectuels et militants pour qui il demeure une source d’inspiration. Ce n’est donc pas une autobiographie comme a pu nous en proposer son grand ami Howard Zinn avec L’Impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant (Agone, 2013), et je ne sais d’ailleurs si Chomsky a l’intention de nous en léguer une.

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Chomsky et Zinn ont beaucoup de points commun. Ce sont tous deux des rejetons de l’immigration juive d’Europe de l’est, laïcs et révolutionnaires, qui ont passé leur jeunesse dans les quartiers ouvriers de leur ville respective, ont connu l’antisémitisme, n’ont jamais adhéré à l’idéologie sioniste, et ont fait une brillante carrière universitaire. Trajectoire sociale ascendante donc, mais qui ne s’est pas traduite par un abandon opportuniste de leurs convictions initiales, du moins de ce qui en faisait le coeur.
Ils ont connu les années 1930 où, nous dit Chomsky, régnait paradoxalement un « sentiment d’espoir généralisé » dans la classe ouvrière, le New Deal et la célèbre loi Wagner sur le syndicalisme de 1935 lui laissant penser que le socialisme pourrait s’imposer dans ce temple de l’individualisme libéral. Ils ont connu les années 1960 marquées par les luttes contre le racisme, la ségrégation raciale et la guerre du Vietnam, luttes qui furent d’une grande violence et qui jetèrent en prison ou dans la tombe des milliers d’activistes.

Face à la fragmentation de la société américaine, à cette atmosphère soit de guerre raciale, soit de guerre religieuse, Zinn et Chomsky ont une approche similaire. Pour Chomsky, une partie de l’électorat réactionnaire, notamment les évangélistes, n’est pas condamnée à le rester, et il faut absolument redonner de l’espoir aux classes populaires. il faut donc « être à l’affût des possibles », refuser la violence qui ne profite qu’aux gros bras, éviter les propos méprisants, stigmatisants qui sont contre-productifs, et chercher les points d’appui, comme les luttes pour la santé, le climat ou le développement d’infrastructures communautaires qui peuvent faire consensus et mettre en mouvement des segments de la population qui autrement s’ignorent ou s’affrontent sur le terrain des valeurs. Ce qu’on appelle les luttes identitaires intéressent Chomsky, il les soutient et ne remet nullement en cause leur légitimité. Il plaide pour qu’elles n’abandonnent pas le terrain à ses yeux fondamental de la lutte des classes, des « enjeux liés au travail et aux travailleurs ».
Marqué, comme Howard Zinn, par le mouvement pour les droits civiques et par son long cousinage avec l’anarcho-syndicalisme, Noam Chomsky considère que « les militants de gauche ont pour rôle d’amener leurs concitoyens à prendre conscience de leur capacité d’agir ». Et il y a urgence. Le pragmatisme de Chomsky trouve sa racine dans un profond pessimisme dont le réchauffement climatique et le risque de conflagration mondiale entre puissances impérialistes sont les causes, et dans la conviction profonde que seuls les mouvements populaires seront en capacité d’empêcher la catastrophe annoncée. Il met donc tous ses espoirs dans la capacité des gens à peser sur le cours de l’histoire par leur mobilisation, leur vote et à lier leurs combats contre la destruction de la planète, la misère sociale, le néolibéralisme et le délabrement démocratique.