Le Monde comme il va

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jeudi, avril 24 2025

Bata : le paternalisme en actes

Jacquot / Monier / Paindorge / Paye (sldd), Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure, Presses universitaires de Grenoble, 2024.

En 1931, dans le sud rural de la Moselle, un entrepreneur tchèque crée une usine de fabrication de chaussures singulière. Une quinzaine de chercheurs nous en disent plus avec Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure publié par les Presses universitaires de Grenoble.

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L’histoire commence à la fin du 19e siècle à Zlin, en Moravie, où les frères Bata lance une manufacture de chaussures. L’entreprise grossit, innove, diversifie ses activités et part à la conquête du monde dans les années 1930. Vont éclore ainsi une trentaine d’usines dans seize pays différents. Usines ? La qualification est réductrice car la volonté des dirigeants est bien plutôt de construire de véritables villes-usines dans laquelle pourraient s’épanouir des communautés de travail unies, pacifiées n’ayant qu’un seul objectif : la réussite économique de l’entreprise.

Nous voici donc à Hellocourt, au milieu de nulle part. La direction Bata a trouvé là ce qu’elle recherche : une main d’oeuvre rurale, masculine comme féminine, sans culture revendicative ni formation professionnelle pour laquelle l’emploi hors-agriculture est extrêmement rare ; une main-d’oeuvre à qui elle va proposer un travail, un logement, des formations, des loisirs culturels et sportifs, une politique sociale en avance sur son temps ; une main-d’oeuvre non encore contaminée par les idées socialistes à qui elle va pouvoir insuffler un fort sentiment d’appartenance, indispensable pour faire advenir « une société humaine harmonieuse ».

Le bataïsme, c’est cela : le contrôle, l’encadrement de la main-d’oeuvre dans et hors l’usine. Bata la chrétienne ne veut pas des ouvriers, elle veut des collaborateurs dévoués à 100 %. Bata veut créer un « homme nouveau », individualiste mais capable de se fondre dans un collectif de travail, cupide et soucieux de promotion individuelle, qui fait corps avec ses chefs, qui fait siennes les valeurs de l’entreprise qui se veut moderne et à la pointe des innovations technologiques comme managériales. Malheur à celui qui fait entendre sa dissidence : contre lui, on lancera un syndicat-maison ! Malheur à celui qui ne remplit pas ses objectifs, perturbe l’organisation de la production et remet en cause la distribution des primes de rendement ! Travailler chez Bata, être un bataman, c’est faire partie d’une élite, saine de corps et d’esprit, et toujours enthousiaste et prête à relever un défi. Chez Bata, le faible et le rebelle ne font pas long feu, et les syndicalistes font ce qu’ils peuvent. La résistance à l’ordre usinier est plus individuelle que collective : on ne fait pas grève chez Bata, on ruse, on fait le dos rond et « on n’en pense pas moins »… Les auteurs ont raison de rappeler que « les formes de subordination mises en place, aussi sophistiquées soient-elles, n’arrivent jamais à bout de la renaissance des pratiques d’autonomie des salariés », notamment dans la classe ouvrière, moins captive que ne le furent les employés et cadres ; d’autant plus que rapidement, les effectifs furent très largement supérieurs à l’offre de logement proposée par l’employeur.

« En termes d’identification à la boîte, dit un ancien, Bata c’était le summum, c’est en ça que le système a marché ». Le système Bata fut ainsi une formidable machine à produire du consentement, y compris dans les dernières années marquées par la crise économique et l’inéluctable fermeture à laquelle la plupart des 500 salariés se refusaient à croire… Avec ce livre, les auteurs nous rappellent que la Lorraine ouvrière ne se réduit pas à ses places fortes sidérurgiques ; et que Bata n’a pas encore révélé tous ses secrets.

mercredi, avril 23 2025

Le socialisme selon Martin Buber

Martin Buber, Utopie et socialisme, L’Echappée, 2025.

Né à Vienne en 1878 et mort 87 ans plus tard à Jerusalem, Martin Buber fut une des figures importantes et atypiques du monde intellectuel juif contemporain. Michael Löwy a écrit qu’il incarnait une « religiosité romantique et mystique, imprégnée de critique sociale et de nostalgie communautaire. »1 La réédition par les Editions de l’Echappée de son livre « Utopie et socialisme » en porte témoignage ; il en est de même avec « Une terre et deux peuples »2, ensemble de textes sur la Palestine dans lesquels Martin Buber défend un sionisme singulier, « moral et spirituel » disait-il, pacifiste, anti-nationaliste, favorable à une alliance entre Juifs et Arabes, et à un Etat binational reposant sur des communautés de travail oeuvrant pour le bien commun3.

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Dans « Utopie et socialisme » publié initialement en 1947, Martin Buber nous ramène au 19 siècle où le socialisme se construit dans le dialogue, mais plus souvent dans l’affrontement. Avant que ne règne le socialisme scientifique porté par le marxisme et sa critique radicale du monde industriel capitaliste qui se construit sous ses yeux, il y eut un socialisme utopique, marqué par les mentalités pré-industrielles, l’idéal communautaire, la valorisation de l’expérimentation sociale. « Est tenu pour utopique tout socialisme volontariste » écrit ainsi Buber.
Ce qui intéresse Martin Buber dans le socialisme utopique, c’est sa défense des capacités créatrices des hommes et femmes, des producteurs. Qu’ils aient pour noms Saint-Simon et Fourier, Robert Owen et Pierre-Joseph Proudhon, de Pierre Kropotkine et Gustav Landauer, ils veulent construire le socialisme par en bas, ici et maintenant. Il en est ainsi du mouvement coopératif où, écrit Buber, « l’homme réel se rapproche de l’homme idéal (…) au moment où est exigé de lui l’accomplissement de tâches dont il n’était ou ne se croyait pas jusqu’alors à la hauteur. »

Pour l’anarchiste Landauer, grand ami de Buber, « L’État est une relation, un rapport entre les hommes (…). On le détruit en contractant d’autres rapports. ». Car l’ennemi, c’est l’État. Cet Etat qui, en terres capitalistes comme en URSS stalinienne, a atomisé, englouti la société : le capitalisme ne veut avoir à faire qu’à des individus isolés les uns des autres ; le stalinisme les a absorbés dans la grande machinerie autoritaire et bureaucratique. C’est pourquoi Martin Buber s’oppose à ce qu’il nomme le principe politique qui ne peut que réduire la spontanéité sociale : « les liens autonomes deviennent sans signification, les relations personnelles se dessèchent, même l’esprit devient fonctionnaire ».

Pour Buber, c’est avec Marx « que commence le mouvement d’un socialisme où le principe social n’existe plus que comme fin ultime la société sans classe ni Etat et non pas à l’intérieur même du projet réel et pratique. » Cette assertion est à relativiser : outre que Marx a toujours porté un regard intéressé sur les pratiques sociales ouvrières, il a consacré les dernières années de sa vie à étudier les modes d’organisations communautaires pré-capitalistes4.
Pour Buber, le socialisme ne peut être qu’éthique. Et je pense qu’il aurait souscrit à ces mots de Maximilien Rubel, fin connaisseur de l’oeuvre de Marx : « Le socialisme n’est une nécessité historique que dans la mesure où il est pensé et voulu comme nécessité éthique (…). Le socialisme est conscience de l’utopie ou il n’est rien. »5

1 Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988, p. 63.
2 Martin Buber, Paul Mendès-Flohr, Une terre et deux peuples. La question judéo-arabe, Lieu commun, 1983. Je ne crois pas qu’il ait été réédité depuis.
3 La pensée de Buber fut évidemment évolutive et mon essai de synthèse de ses positions sur un sujet aussi sensible ne peut être que très réductrice.
4 Kolja Lindner, Le dernier Marx, L’asymétrie, 2019. Ces brouillons de Marx étaient inconnus de Buber.
5 Maximilien Ruberl, Révolution et socialisme. Pages de Karl Marx pour éthique socialiste, 1970, p. 13.

jeudi, mars 20 2025

Jacqueline Manicom, une féministe oubliée

Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, Editions de l’Atelier, 2025.

Sur la couverture du livre, deux visages font face à l’objectif. Il y a Simone de Beauvoir, figure du féminisme et intellectuelle majeure, et, derrière elle, une militante aujourd’hui oubliée : Jacqueline Manicom. L’historienne et journaliste Hélène Frouard lui rend hommage dans une biographie publiée par les Editions de l’Atelier.

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« Jacqueline Manicom la révoltée » a la peau noire, mais dans le contexte antillais qui l’a vu naître, sa noirceur est singulière : elle est issue d’une famille de migrants indiens qui a posé ses valises aux Antilles dans les années 1860 ; née en 1935, c’est un enfant quarteron car son grand-père biologique n’est pas ce modeste ouvrier agricole du nom de Manicom mais le planteur chez lequel il s’échine.
Ses parents voient grand pour elle. Jacqueline découvre l’école privée catholique, autrement dit l’école des Blancs créoles. Mais l’élève brillante est obligée d’arrêter ses études l’année du bac pour aider sa mère qui attend son dixième enfant. Elle se rêvait médecin, elle deviendra sage-femme, métier-passion qu’elle apprend et exerce en Martinique puis en France à la fin des années 1950.

Sa conscience féministe et socialiste s’affermit au contact des drames humains qu’elle côtoie : la mortalité infantile est importante, tout autant que les grossesses multiples ; l’éducation sexuelle ? Elle est absente du parcours des soignées comme des soignants ; les médecins ? Ils sont sexistes, paternalistes et méprisants, sauf Jacques qu’elle épouse et avec qui elle aura un enfant. Mais la belle-famille (bourgeoise) ne tient pas à voir une négresse entrée dans sa généalogie. Aussitôt mariée, aussitôt divorcée, Jacqueline retourne aux Antilles où avec les communistes guadeloupéens, elle met sur pied le Planning familial. Elle côtoie également les milieux indépendantistes et tombe amoureuse d’un gauchiste parisien avec qui elle retourne à Paris en 1964.
Là, Jacqueline se met à l’écriture. Contactée, Simone de Beauvoir l’encourage dans cette voie, mais il lui faudra attendre 1972 pour que son premier roman sorte en librairies. Deux ans plus tard, elle publie un second roman qui, comme le premier, est une dénonciation du sexisme, du racisme omniprésent et de la difficulté à vivre une relation saine dans un cadre colonial ; c’est aussi une critique rude de l’institution médicale, notamment des médecins tout-puissants qui méprisent femmes et sage-femmes, mais aussi de ces « erreurs médicales » que l’on met sous le boisseau. Et certains ne le lui pardonneront pas...

Jacqueline la révoltée est à fleur de peau. Elle mêle de front une vie de famille compliquée, une vie professionnelle épuisante et une vie militante exaltante mais parfois violente et dont il faut gérer psychologiquement les périodes de reflux. Toute sa vie, elle qui avait soif de reconnaissance s’est heurtée à des murs : murs du sexisme, du racisme, de la société de classes. Dans une lettre à Simone de Beauvoir écrite en 1966, elle se disait « perdue, traquée par un monde blanc et puissant ». Nulle part, elle ne s’est sentie à sa juste place…
Au mitan des années 1970, Jacqueline Manicom s’avoue épuisée. Le 22 avril 1976, elle prend la plume et écrit qu’elle en a assez d’être noire, pauvre et de se battre pour survivre. Elle avale des barbituriques et s’ôte la vie.
Bientôt une école maternelle parisienne portera son nom. Bel hommage pour une militante féministe qui, sa vie durant, s’est consacrée à l’émancipation des femmes (et des femmes noires), et qui considérait que l’éducation devait leur apporter, pour paraphraser Fernard Pelloutier, « la science de leur malheur ».

mercredi, mars 12 2025

Indispensables et indésirables : les travailleurs coloniaux dans la France en guerre

Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.


« Indispensables et indésirables », tel est le titre du livre passionnant de l’historien Laurent Dornel. Qui sont ces hommes qui tourmentent ainsi l’État français durant la Première Guerre mondiale ? Des travailleurs coloniaux et des immigrés chinois que le pouvoir vient de recruter.


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Le conflit bat son plein, on meurt en masse sur les champs d’horreur, et les bras manquent pour faire tourner la machine de guerre à plein régime. La mobilisation des femmes dans les industries de guerre ne suffisant plus, le gouvernement d’Union sacrée tourne alors son regard vers cet immense réservoir de main-d’oeuvre que représente l’Empire colonial. Pour la première fois de son histoire, la France devient une terre d’immigration massive. Ils seront ainsi plus de 200 000 à fouler le sol de la patrie des droits de l’homme et à découvrir l’univers usinier. Ils sont Maghrébins, et de statuts différents puisque seule l’Algérie est une colonie ; ils sont Malgaches, Indochinois, et donc Chinois, ressortissants d’un pays indépendant mais gérés par l’État français comme s’ils étaient des colonisés. Ils ont été recrutés et affectés à des postes correspondant aux qualités de leurs races respectives : ainsi le Malgache est docile mais peu robuste, tout comme l’Annamite indolent qui excelle dans les « travaux d’adresse » , ce qui en fait une « main d’oeuvre quasi féminine » ; le Chinois du nord est plus indiscipliné que celui du sud, plus robuste et docile… Il y a des races faites pour le labeur industriel comme il existe des races faites pour la guerre1, c’est ainsi...

Indispensables, ces hommes le sont donc pour produire de quoi poursuivre la boucherie. Indésirables, ils le sont tout autant car le gouvernement se méfie des conséquences qu’un séjour prolongé sur la terre de France pourrait produire sur des individus qui n’ont connu jusqu’alors et pour la plupart que l’ordre colonial et le code de l’indigénat. Ils pourraient prendre goût à une liberté, même relative, au point d’en devenir insolents...
Cette masse ouvrière qui débarque en masse à partir de 1916 est donc à surveiller comme le lait sur le feu. Tout d’abord, il faut apprendre à ces « grands enfants paresseux » l’ordre, la discipline, l’assiduité au travail et le respect du à la race supérieure. Il faut également qu’ils comprennent qu’ils ont un lieu d’affectation et qu’il n’est pas question qu’ils l’abandonnent et se transforment en travailleurs libres ou se mettent à vagabonder pour échapper aux conditions de travail et de vie qu’on leur impose ; car ces travailleurs coloniaux furent loin de se montrer dociles en toutes circonstances. Il faut tout faire pour empêcher que les « races » se côtoient, voire même que ces hommes à la « mentalité primitive » développent des relations amicales avec les travailleurs français. Tout est fait pour qu’ils restent entre eux et « se mêlent le moins possible à notre vieille race française » : Laurent Dornel souligne que la volonté de l’Etat est bien de « favoriser le maintien de la culture d’origine » car ces hommes, par essence inassimilables, sont destinés à retourner chez eux la guerre finie. C’est pourquoi le pouvoir craint par dessus tout que ces coloniaux à la sexualité évidemment débridée n’abusent de la crédulité des jeunes femmes françaises, les poussent au mariage ou, pire, les engrossent. Le métissage, c’est l’ennemi : « toléré en situation coloniale il est impensable lorsqu’il met en cause la domination blanche » en France comme de l’autre côté de la Manche. Comme l’a écrit le Sunday Times, « nous trouvons naturellement choquant que des hommes de couleur fréquentent des femmes blanches, même les plus humbles ».
En 1919-1920, la plupart des Indésirables ont été rapatriés. Leur séjour en France en a-t-il fait de loyaux sujets ? Rien n’est moins sûr...

1. Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.

mercredi, février 26 2025

Refuser de parvenir

CIRA, Refuser de parvenir, Nada Editions, 2024.

Il y a près d’une décennie, les éditions Nada publiaient un ensemble de textes réuni sous le titre de Refuser de parvenir. Idées et pratiques. Elles nous proposent aujourd’hui, judicieusement, la réédition de la partie historique et théorique de ce travail. Judicieux ? Oui, puisqu’il ne vous aura pas échappé que depuis une poignée d’années, des jeunes à fort capital culturel et scolaire, et souvent issus des classes moyennes et supérieures, ont décidé de « bifurquer », d’abandonner leurs études et ses promesses de postes à responsabilité avec le salaire qui va avec, pour s’investir dans des activités ayant à leurs yeux « du sens ». Certains salueront ce choix courageux, d’autres se gausseront de cette possible passade pour la radicalité qui leur rappellera peut-être la trajectoire de certains soixante-huitards…

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L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré à Albert Thierry, fils d’ouvrier maçon, brillant étudiant qui, par conviction, a choisi de rester un humble instituteur ; un instituteur qui déteste les programmes, l’émulation, la discipline, qui a conscience que la défiance des élèves est une défiance de classe ; un instituteur qui veut repenser l’éducation en transformant le travail scolaire.

Nous sommes avant 1914, Albert Thierry a lu Proudhon, Sorel, Pelloutier, Tolstoï, et il est convaincu que s’extraire de sa condition sociale ne peut qu’entraîner la trahison, le reniement, les compromis : « Il est impossible à un véritable révolutionnaire de parvenir à quoi que ce soit, dans la société telle qu’elle est » écrit-il ; plus pondéré, le célèbre historien Jules Michelet, fils de typographe, avait souligné que la difficulté « n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi. »
Le refus de parvenir est donc un choix éthique qu’on ne saurait réduire à sa dimension ascétique et sacrificielle : par amour de la classe ouvrière, je renonce à faire carrière, je dénonce la méritocratie républicaine et ses distinctions, et je me fais serviteur désintéressé du prolétariat. L’intellectuel doit « aller dans le peuple », comme le clamait Bakounine en son temps, mais pas pour s’en faire le tuteur. Le refus de parvenir est porté par la conviction que le prolétariat peut s’émanciper en prenant conscience de son malheur, et c’était l’une des fonctions dévolues aux bourses du travail d’alors qui s’efforçaient de « mettre à la portée des ouvriers toutes les connaissances du temps présent dans tous les domaines ». Il est aussi un « moyen d’entretenir la culture de classe » au moment où le syndicalisme, passé sa phase révolutionnaire, s’institutionnalise et se fonctionnarise… tout comme le socialisme.

Un siècle a passé. La posture ouvriériste n’est plus tenable à l’heure de la massification scolaire et de la transformation continue des modèles productifs, même si l’université recrache chaque année des milliers de diplômés dont la machine capitaliste n’a pas besoin. Mais dans un monde qui confond liberté et code-barre, dans une société où narcissisme, frustration, dépression et cupidité s’emparent des écrans, refuser de parvenir ou, pour le dire avec les mots d’Albert Thierry, « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi », n’a rien perdu de sa pertinence subversive.

dimanche, janvier 26 2025

Chomsky et l'impérialisme américain

Noam Chomsky et Vijay Prashad, Le retrait. La fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Libye, Afghanistan, Lux, 2024.

Alors que Donald Trump vient de poser ses valises, sa grossièreté, son arrogance et Elon Musk à la Maison blanche, avec les conséquences que cela est censé avoir sur la politique étrangère du pays, il peut être judicieux de lire les échanges entre Noam Chomsky et l’historien Vijay Prashad1 réunis dans Le retrait. La fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Libye, Afghanistan.

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Depuis plus d’un demi-siècle2, Chomsky n’a de cesse de « rejeter l’exceptionnalisme américain » et de dénoncer « l’incroyable désinvolture avec laquelle le massacre délibéré de vies humaines ordonné par l’État se trouve minimisé sous l’effet de l’idéologie américaine ». Au nom de la défense de la Liberté et du business, les Etats-Unis et le monde dit libre ont ainsi massacré des millions de personnes à travers le monde depuis la fin du second conflit mondial, mais nos grands médias, autre cible de Chomsky avec les intellectuels médiatiques, ne pointent que les crimes « communistes », une sorte de reductio ad Stalinum, en somme. C’est au nom de l’anticommunisme que l’Asie du sud-est fut noyé sous les bombes, et Chomsky, comme beaucoup d’Américains, a été profondément marqué par la guerre du VietNam…

« Personne ne peut rien exiger du parrain, qui décide de tout et prend ce dont il a besoin » nous dit Chomsky. Puissance impériale majeure, les Etats-Unis règnent sur le monde et s’octroient le droit de « faire la guerre préventive à volonté » : « Défier les Etats-Unis exige un peu de courage et d’indépendance. Voilà qui est trop demandé aux dirigeants européens. Ils se contentent d’obéir aux ordres du parrain ». La formule est rude et non dénuée de vérité mais elle a aussi ses limites : les relations internationales ne sont jamais à sens unique, et les acteurs étatiques tentent toujours de négocier au mieux de leurs intérêts leur position subalterne3.
Hier comme aujourd’hui, les mensonges, repris par les médias, sont au coeur du dispositif impérialiste : il faut « fabriquer du consentement ». Que n’inventerait-on pour justifier une intervention militaire ou en préparer une ? Des armes de destruction massive d’un côté, un risque nucléaire de l’autre : « la propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme »4.
Dans l’oeil du viseur chomskyen, il y a également l’OTAN qui, le danger soviétique écarté, a été « restructurée de façon à permettre aux Etats-Unis d’asseoir leur domination sur la planète », au risque, par exemple, de « provoquer une escalade des tensions avec la Chine. »

« Une fraction du budget militaire (américain) suffirait (pour) rénover les infrastructures vétustes et répondre aux plus urgents besoins sociaux » se désole-t-il. Nonagénaire, Chomsky pose un regard très pessimiste sur son pays : « On ne peut survivre à cette société dysfonctionnelle. C’est impossible », dit-il avant de se reprendre et d’affirmer qu’il « est possible d’éviter la catastrophe et de faire advenir un monde meilleur ». Mais voilà : en 2020, parlant de Donald Trump, Noam Chomsky a écrit : « L’idée que le destin d’un pays et du monde soit entre les mains d’un bouffon sociopathe est particulièrement inquiétante5. »

1 Vijay Prashad, Une histoire politique du tiers-monde, Ecosociété, 2019.
2 Noam Chomsky et Edward Herman, Economie politique des droits de l’homme, Albin Michel, 1981.
3 Soulignons la réédition en poche du livre de Bertrand Badie, Intersocialités. Le monde n’est plus géopolitique (CNRS Editions, 2024).
4 Noam Chomsky, Contrôler l’opinion publique, 1996 ; Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrique de l’opinion publique, 1988.
5 Noam Chomsky et Marv Waterstone, Les conséquences du capitalisme. Du mécontentement à la résistance, Lux, 2021.

jeudi, janvier 2 2025

L'eugénisme en version latine

Xavier Tabet, Françoise Martinez et Manuelle Peloille (slld), Fabriques latines de l’eugénisme 1850-1930, PUR, 2024.

Qu’y a-t-il à l’origine de l’eugénisme ? La volonté d’améliorer le patrimoine génétique d’une population donnée. Ne « lire l’histoire de l’eugénisme qu’au prisme de l’Holocauste » et des lebensborn ne peut être que réducteur. On a longtemps associé l’eugénisme au monde anglo-saxon et allemand, ou, pour être plus juste, on a opposé un eugénisme nordique dit « négatif », favorable à l’élimination des êtres dit inférieurs, à un eugénisme latin dit « positif », « proche de l’hygiène sociale et de la santé publique », visant à encourager la reproduction des individus réputés supérieurs. Une quinzaine de chercheurs nous rappellent, avec leur livre Fabriques latines de l’eugénisme 1850-1930, que rien n’est moins simple : l’eugénisme positif est en réalité un « archipel multiforme caractérisé par une multiplicité de variantes politiques, sociales et culturelles, et par la présence de différents styles nationaux ». Progressistes et réactionnaires, démocrates et autoritaires, néomalthusiens et féministes, humanistes et darwinistes sociaux… des militants, des scientifiques comme des hommes d’État « latins » ont soutenu et porté des politiques eugénistes parfois d’une grande brutalité1.
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Un spectre hante le 19e siècle pour les élites politiques et scientifiques : la dégénérescence de la race. Dans ce siècle marqué par le développement de la biologie et de la médecine, le recul de la religion et la montée des nationalismes, « l’eugénisme remplace la peur du déclin » : améliorer la race est possible, nécessaire, et, si l’on veut éviter la décadence, il est même du devoir de l’État d’intervenir fermement afin de bonifier le capital humain de la nation. L’éminent physiologiste pacifiste et prix Nobel Charles Richet déclare ainsi : « l’individu n’est rien et l’espèce est tout ». Derrière l’eugénisme, il y a toujours de la politique et de l’idéologie, un regard sur le monde et sur les périls qu’il faut conjurer. Et au mitan de ce 19e siècle de grands bouleversements, les périls sont nombreux !

Quels sont donc les visages de la dégénérescence ? Il y a l’idiot et le criminel-né, victimes de leur hérédité, qu’il faut supprimer ou stériliser, le prolétaire des bas-fonds urbains aux instincts primaires et sa femme trop féconde, la populace trop nombreuse pour être négligée… mais pas forcément le métis, ce bâtard produit notamment par la colonisation2, et qui tourmente la communauté scientifique. A ceux qui entendent préserver la race supérieure de toute impureté, d’autres, bien plus rares il est vrai, défendent le métissage, tout en tenant pour acquises la hiérarchie raciale et la suprématie de la race blanche. Ainsi au Pérou, pour conjurer le « péril indien », le métissage va s’inscrire dans le cadre d’une politique raciste et paternaliste de désindianisation du pays et de contrôle de la sexualité féminine.

Optimistes, pessimistes, pragmatiques : certains considèrent qu’il faut agir sur l’environnement pour régénérer la race, quand d’autres pensent que c’est peine perdue. Les auteurs soulignent que le monde « latin » ne fut pas immunisé contre l’eugénisme négatif et épargné par le darwinisme social et son mépris pour les faibles et les disgraciés, bien au contraire. Dans un monde où les chercheurs se lisent, se critiquent et s’influencent, ils s’avèrent que certaines idées portées par des eugénistes « latins » furent « récupérées plus tard dans des pratiques dites négatives de l’eugénisme ».

1 André Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, 2000.
2 Jean-Frédéric Staub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (15-18e siècle), Albin Michel, 2021, pp. 192-205.

Berneri et Rosselli, l'antifascisme et la révolution

Camillo Berneri, Carlo Rosselli, Enzo Di Brango (Edition préparée par), Contre l’État. Articles et correspondance 1935-1936, Les Nuits rouges, 2024.

Camillo Berneri et Carlo Rosselli, deux Italiens, militants révolutionnaires, hérétiques, que deux choses unissent : un destin tragique et une volonté de conjurer le sectarisme minant l’antifascisme transalpin. Ils sont au coeur de Contre l’État. Article et correspondance, livre proposé par Enzo Di Brango et publié par les Nuits rouges.
Destin commun : l’anarchiste Camillo Berneri a été liquidé à Barcelone par les « fascistes rouges » le 5 mai 1937 en pleine semaine sanglante1, ce moment tragique qui vit la République alliée aux staliniens mettre au pas par les armes les révolutionnaires les plus radicaux ; un mois plus tard, le socialiste Carlo Rosselli était exécuté, comme son frère, par l’extrême droite française aux ordres de Mussolini.

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Rénovation : Berneri pourfend l’anarchisme « ossifié » et s’en prend aux camarades à la « mentalité étroite et paresseuse » qui « (ruminent) la parole des maîtres »2 ; de son côté, Carlo Rosselli, fondateur du groupe antifasciste Justice et liberté, appelle à insuffler de l’éthique et du volontarisme dans le marxisme3, en somme il propose de relire Marx plutôt que ses épigones4. Le « socialisme libéral » qu’il défend n’est pas un réformisme : c’est un socialisme révolutionnaire qui considère que le socialisme est une philosophie de la liberté, non un étatisme castrateur et bureaucratique.

En 1935 et 1936, ils ont donc engagé le débat mais le but n’était pas la fusion des forces en présence : Berneri attache d’ailleurs une « valeur très relative aux programmes » politiques car « l’histoire en action » se charge de les rendre obsolètes, et Rosselli ne recherche que le débat d’idées et la collaboration pratique. Au coeur de leurs échanges, il y a la question de l’État ; un Etat qui n’est plus appréhendé par Berneri seulement comme machine répressive mais comme « échafaudage administratif » qu’on ne peut pas détruire mais que la population doit se réapproprier ; un Etat « ennemi de la société », monstre et parasite, qui est partout, répond Rosselli en s’appuyant sur les écrits de Marx lui-même.
Contre le centralisme qui étouffe la spontanéité et la créativité, contre le culte de l’État, contre le « paradis soviétique » (même si l’URSS, Lénine ou Staline sont quasiment absents de leurs discussions), Berneri et Rosselli défendent un socialisme libéral fédéraliste reposant sur la commune, le conseil d’usine, les bourses du travail, « organes vivants de l’autonomie ». Le parti omniscient avec ses grands prêtres n’a pas sa place dans ce schéma. Le parti n’est pas un Etat en miniature, nous dit Rosselli, mais « une société microcosmique, avec toute la pluralité, l’intensité et la richesse des motifs propres à une société libre et active ».
Berneri et Rosselli : deux hommes qui pensaient et qui agissaient. Lorsqu’a éclaté la guerre d’Espagne en juin 1936, ils traversèrent les Pyrénées et mirent sur pied une colonne italienne qui intégra une milice anarchiste espagnole intervenant sur le front d’Aragon. Ils y firent face à leurs deux ennemis : le fascisme et le stalinisme.

1 Outre les ouvrages classiques (Bolloten, Témime/Broué, Peirats…), signalons Michel Ollivier (Coord.), L'anarchisme d’État, La Commune de Barcelone, Ni Patrie, ni frontières, 2015 ; Carlos Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne - Socialistes, communistes, anarchistes et syndicalistes contre les collectivisations, Les Nuits rouges, 2002 ; Agustin Guillamon, Barricades à Barcelone 1936-1937, Spartacus, 2009.
2 Camillo Berneri, Oeuvres choisies, Editions du Monde libertaire, 1988.
3 Carlo Rosselli, Socialisme libéral. Traduction et présentation par Serge Audier, Le Bord de l’eau Ed., 2009.
4 Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974.

mercredi, décembre 11 2024

Extrême-droite : la résistible ascension

Ugo Palheta (coordination), Extrême-droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, 2024.

Avec leur livre Extrême-droite : la résistible ascension, une vingtaine de chercheurs invités par l’institut La Boétie nous aident à mieux comprendre pourquoi l’extrême-droite et ses idées sont parvenues à s’imposer sur la scène politique française, faisant du Rassemblement national la principale force politique de l’hexagone.

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Sur la droitisation de la société française, les travaux universitaires de qualité ne manquent pas, qu’ils aient pour angles d’analyse les populations des zones rurales1, le monde médiatique, la dénonciation du parasitisme social2, l’évolution des classes populaires3, le néolibéralisme4 ou l’obsession du wokisme5. Le présent ouvrage, préfacé par l’historien Johann Chapoutot, apporte sa pierre à l’édifice en quatorze chapitres courts, synthétiques et instructifs. Tout d’abord, les auteurs s’intéressent à l’électorat du RN. Ecartant le poncif (rassurant) sur le prolétaire inculte jadis électeur communiste ayant basculé à l’extrême droite (car c’est bien connu : les extrêmes se rejoignent toujours !), les auteurs soulignent que le RN est parvenu à capter à la fois « les personnes à faibles diplômes (et) les groupes les mieux dotés économiquement des classes populaires », ainsi que certaines classes moyennes ; des personnes qui ont peur du déclassement social et qui fustigent les fainéants, surtout basanés, et les profiteurs au nom de la sacro-sainte « valeur travail ». Terrible paradoxe : le RN « se nourrit du mécontentement suscité par des politiques » avec lesquelles il n’entend pas rompre, car il n’aura échappé à personne qu’il ne faut pas compter sur lui pour en finir avec le capitalisme néolibéral !
Ensuite, les auteurs s’attachent aux nouveaux terrains d’intervention du RN. Le but recherché : « mettre au pas les individus et la société, fracturer le peuple », en stigmatisant les « immigrés » évidemment assistés, les « musulmans » évidemment séparatistes, sans oublier les féministes hystériques, les transgenres assurément pervers, les wokistes, les intellectuels islamo-gauchistes ou les écologistes qui piétinent les terroirs et veulent nous ramener à l’âge de pierre. Pour mener cette guerre culturelle, l’extrême droite profite de l’évolution du paysage médiatique qui privilégie le fait divers « qui fait diversion » (Bourdieu), l’expertise-minute à base de sondages, le buzz et le talk-show permanent où l’important est de faire du bruit ; des médias sur lesquels des milliardaires réactionnaires comme Bolloré ont mis la main, et dont les sujets de prédilection sont les trois I : Islam, immigration, insécurité.

Face à cette alliance entre l’extrême-centre macronien et l’extrême-droite, la députée Clémence Guetté appelle à mobiliser les classes populaires urbaines et rurales, à fédérer des forces mises au rebut par la gauche de gouvernement6, afin de « rétablir un clivage vertical : le peuple contre l’oligarchie, les travailleurs contre les patrons, les consommateurs contre les monopoles ». Face à l’extrême-droite, il faut opposer un « contre-récit hégémonique », capables de capter l’attention des classes populaires et lui donner des raisons d’envisager un autre monde possible. Vaste programme...

Notes
1. Benoît Coquard (Ceux qui restent, 2022) et Violaine Girard (Le vote FN au village, 2017)
2. Michel Feher (Producteurs et parasites, 2024).
3. Cartier, Coutant, Masclet, Siblot (La France des "petits-moyens" - Enquête sur la banlieue pavillonnaire, 2008).
4. Dardot, Guéguen, Laval, Sauvêtre (Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, 2021).
5. Francis Dupuis-Déri (Panique à l'université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, 2022).

lundi, novembre 25 2024

La haine des fonctionnaires

Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La haine des fonctionnaires, Editions Amsterdam, 2024.

C’est ainsi : beaucoup continuent à associer le fonctionnaire au travail de bureau, travail qui s’accomplit au chaud, sans grand effort physique, avec une machine à café non loin et un paquet de trombones à torturer pour tromper l’ennui. Le fonctionnaire est donc un petit être gris, un gratte-papier à l’encéphalogramme quasi-plat qui travaille à son rythme en attendant la retraite. Avec leur livre « La haine des fonctionnaires », trois chercheurs s’attaquent aux idées reçues, aux stéréotypes, et à ceux qui, sur la scène politique, portent le discours anti-fonctionnaires ; sans oublier les classes populaires qui subissent de plein fouet la dégradation des services publics et s’en prennent elles-aussi aux fonctionnaires.

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Prenons un exemple. Quand le ministre de la fonction publique annonce qu’il veut aligner le délai de carence en cas d’arrêt maladie des fonctionnaires sur celui des salariés, nous pourrions saluer cette volonté égalitaire, complément indispensable de l’idéal méritocratique dont ils se font les inlassables promoteurs. Mais si les fonctionnaires sont un peu plus souvent en arrêt-maladie que les salariés, la faute en revient aux… aides-soignantes, aux infirmières et aux fonctionnaires de catégorie C qui ont des métiers physiques (éboueurs, agents d’entretien et de restauration collective…). Métiers physiques exercés parfois dans des environnements pathogènes comme les hôpitaux, et métiers en tension où être en sous-effectif est devenu la règle ; sans oublier que là on l’on voit un fonctionnaire, il n’y a qu’un contractuel qui trime sans bénéficier d’un statut protecteur.

« Le monde des fonctionnaires n’est groupe que sur le papier », nous disent les auteurs, car il a mille visages : il peut être enseignant, éboueur, ouvrier, cadre supérieur, manager, bardé de diplômes ou disposant de peu de capital culturel. Le « monde des fonctionnaires » n’est pas uni car c’est un monde profondément hiérarchisé. Le fonctionnaire n’est pas borné et psychorigide par nature, il est surveillé, encadré, caporalisé, soumis à des indicateurs de performance, et il doit, comme dans le privé, faire plus et mieux avec toujours moins de moyens. Et « comme tout le monde », il peste contre la dématérialisation qui rend les services publics encore plus inaccessibles, contre l’externalisation de certaines missions qui lui étaient jadis dévolues et contre l’incapacité de l’État à offrir des services publics de qualité à tous les citoyens.

Dans la haute fonction publique, il reste encore des fonctionnaires qui tentent de résister à « l’impératif managérial qui structure leurs missions et régit leurs carrières », qui refusent la doxa néolibérale avec ses cost-killers, ses cabinets de conseils, ses diplômés des business schools, thuriféraires du New Public management.

Depuis plusieurs décennies, les petits soldats du néolibéralisme dérégulateur ne s’emploient qu’à liquider ce qu’on appelle l’Etat-providence en réduisant le nombre de fonctionnaires, en transférant au secteur privé le maximum de missions (si possibles attractives), en transformant l’usager en client, tout cela pour faire du « bien commun » un business comme un autre. Dénigrer les fonctionnaires, s’en prendre à leur statut qui les protège du chômage, tout cela est indispensable si l’on veut réformer les services publics et alléger la pression fiscale. « Le massacre des services publics, la guerre à leurs agents, menée du dehors mais aussi du dedans, ne sont pas terminés » préviennent les auteurs. D’où la nécessité de travailler sans relâche à refaire du « bien commun » une cause commune.

dimanche, novembre 3 2024

Le temps des révoltes

Anne Steiner, Le temps des révoltes – Une histoire en cartes postales des luttes sociales à la Belle Epoque, L'Echappée, 2024.


En 2015, les Editions de l’Echappée publiait Le temps des révoltes, livre écrit par Anne Steiner. Neuf ans plus tard, ce livre est de nouveau accessible au public dans une version augmentée de deux chapitres.
Outre les quais de Nantes marqués par la grève des dockers en 1907, les corons du Nord, le Languedoc en ébullition, ou encore Chambon-Feugerolles dans le pays stéphanois, l’autrice nous entraîne à Draveil, en 1908, et à Méru dans l’Oise, un an plus tard. Le livre comprend onze chapitres, richement illustrés, nous plongeant avec bonheur dans une décennie d’insubordination ouvrière au temps d’une CGT dominée par le syndicalisme révolutionnaire.

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Certaines grèves sont connues. C’est le cas de la révolte des mineurs du Nord en 1906, conséquence du coup de grisou meurtrier ayant frappé la ville de Courrières. Un déploiement militaire important sera nécessaire pour ramener le calme dans les corons, alors qu’un boutefeu libertaire, Benoît Broutchoux, fait vaciller le syndicat tenu le très réformiste Emile Basly. Anne Steiner ne pouvait passer sous silence la révolte des viticulteurs du sud-ouest en 1907 qui victimes tout autant du phylloxéra que de la concurrence des vins d'Algérie, d'Espagne et d'Italie mettent sens dessus-dessous le Languedoc, au grand dam de Georges Clemenceau alias Le Tigre, alias « le premier flic de France », furieux que des fantassins aient refusé de tirer sur les viticulteurs en colère !
Connue également la grève des terrassiers-carriers de Draveil et Villeneuve-saint-Georges de 1908. Conflit remarquable où le fait de revendiquer des salaires et des conditions de travail convenables se paient d’une dizaine de morts et de centaines de blessés, mais conflit dont on a surtout retenu qu’il avait eu pour conséquence de décapiter la CGT syndicaliste-révolutionnaire, sa direction étant jeté en prison suffisamment longtemps pour permettre à la tendance réformiste de prendre la main et d’infléchir la politique confédérale.

Moins connue en revanche la grève des dockers nantais de 19071, marquée par la mort par balle d’un ouvrier par un gendarme, des arrestations à foison pour entraves à la liberté du travail, et la venue à Nantes de deux figures du syndicalisme révolutionnaire : Georges Yvetot alias Le Bouledogue, tribun anarchiste de premier plan, et Charles Marck, docker havrais, responsable de la fédération nationale des dockers, tout aussi radical dans ses propos. Yvetot et Marck qui finiront en prison, comme il se doit car pour le pouvoir central, il faut briser par la répression ces syndicalistes qui défient l’ordre social et politique.
Méconnue la révolte au parfum de jacquerie des ouvriers serruriers picards qui, en 1906, incendient la demeure d'un de leurs patrons. Là encore, le gouvernement a recours à la troupe pour ramener l’ordre. Qui se souvient de ces boutonniers de l’Oise qui, à Méru, au printemps 1909, cessent de travailler la nacre pour protester contre une baisse de 25 % de leur salaire. Comme à Nantes, des soupes communistes sont mises en place, on défile dans les rues, on subit la répression… et on finit par rentrer tête basse au turbin. Je ne connaissais pas plus les violents affrontements qui secouèrent Raon L'Etape, ville des Vosges où à l'été 1907, la colère ouvrière se fait émeute, les drapeaux noirs flottent au vent et des barricades sont érigées, tel un joli pied-de-nez, rue Adolphe-Thiers, Thiers le Versaillais.

Pour faire revivre pleinement ces événements, Anne Steiner s'est appuyée sur une riche collection de cartes postales à caractère politique et social, dont la Belle Epoque fut l'âge d'or. Elle souligne avec raison, en introduction, l'intérêt de ces cartes postales car, « au-delà des seuls grévistes, c'est en effet toute une population impliquée dans ces conflits sociaux qui se donne à voir. » La grève n’oppose pas grévistes et patrons, mais tout un monde ouvrier (travailleurs, conjoints, enfants) qui se bat, affiche et affirme sa solidarité. Ce livre passionnant nous rappelle qu'il y a un siècle de cela le syndicalisme n'était pas une affaire de spécialistes et de bureaucrates…

1. Sur cette grève, je vous renvoie au livre de Samuel Guicheteau, Manuella Noyer et moi-même : Dockers, une histoire nantaise : travailler et lutter sur les quais (XVIe-XXe siècle), Editions du Centre d'histoire du travail, 2023. Livre préfacé par l'historien John Barzman dont le travail sur les dockers nantais devrait paraître sous peu...

mercredi, octobre 30 2024

"Paysan", ce que cache ce mot

Edouard Morena, Paysan, Anamosa, 2024.

Le paysan est un taiseux qui n’en pense pas moins. Le paysan est un plouc arriéré, avare et cupide, sensible aux discours réactionnaires ou populistes. Le paysan, parce qu’enraciné, porte en lui la vérité de la Nation… Le paysan est ceci et cela.

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Avec Paysan publié par Anamosa dans sa collection Le mot est faible, l’historien Edouard Morena nous rappelle que « les sens communément attribués au mot paysan traversent l’histoire et les clivages politiques ». C’est un « mot fourre-tout » qui désigne aussi bien celui qui gratte la terre pour en tirer un modeste revenu que le céréalier cossu employeur de main-d’oeuvre. Au 19e siècle dans une France en phase d’industrialisation mais encore rurale et agricole, les élites monarchistes, républicaines, socialistes développèrent toute une rhétorique susceptible de leur attirer les suffrages des cul-terreux, pécores, croquants et autres pedzouilles. Pour les premières, le paysan incarne la France éternelle, pieuse, laborieuse et respectueuse des hiérarchies naturelles ; il est le socle sur lequel bâtir son hégémonie politique. Pour les secondes, il faut enraciner l’idéal républicain dans les caboches rurales, autrement dit ne pas les effrayer avec un discours collectiviste et anticlérical. Pour les troisièmes, il faut convertir le paysan individualiste, attaché à la propriété de la terre au socialisme et à ses promesses de félicités.

Alors, on le pare de toutes les qualités, notamment à droite. Le paysan a du bon sens et il est vertueux. Il est authentique et attaché aux traditions évidemment immémoriales. Sa culture est folklore. Il a le sens de la famille et il a le respect des aînés. Il est le vrai peuple de France, bien plus que la canaille rouge prolétarienne des villes. Et puis, cette terre qu’il travaille du matin au soir, n’est pas seulement la terre qui peut l’enrichir, elle est une portion du territoire national que tout homme doit défendre. Le paysan incarne également la méritocratie car sa réussite ne tient qu’à lui, qu’à sa capacité à s’élever dans l’échelle sociale grâce au labeur. Discours politiques, romans, publicités, peintures, musées, études ethnologiques… le paysan est célébré, et le bouseux ennemi du progrès est mis de côté.

Discours d’hier, discours d’aujourd’hui. La France n’est plus un pays de paysans. Ils étaient des millions, ils ne sont plus que quelques centaines de milliers. Lors des Trente-Glorieuses, les chercheurs annonçaient déjà sa mort et celle de la « civilisation » dont ils étaient porteurs. Mais à chaque Salon de l’agriculture, on sent bien que le monde agricole a un poids symbolique et politique bien plus important que sa force numérique ne peut le laisser entendre.
Dans les années 1970, la gauche radicale redécouvre le « paysan », figure de la résistance à l’agro-business, figure écologiste ennemie du productivisme et de la chimie, figure potentiellement révolutionnaire pouvant prendre la relève d’un prolétariat accablé, frappé de plein fouet par la désindustrialisation.

A raison, l’auteur souligne que « le mot paysan obscurcit les différences, les tensions et les rapports de domination qui traversent, et qui ont historiquement traversé, la population agricole ». Parce qu’il est « sans valeur analytique », Il nous invite à abandonner le mot qui « obscurcit plutôt qu’il n’illumine »

dimanche, octobre 13 2024

Etre marchand au Moyen Age

Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen Age. Une double biographie XIV-XVe siècle, CNRS Editions, 2023.

A ma gauche, Bertrand Rocafort. A ma droite… Bertrand Rocafort. Des homonymes, deux marchands, des contemporains, résidant dans la même ville (Marseille), insérés dans les mêmes réseaux de notabilité. Ils sont au coeur du livre de Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen Age. Une double biographie, publié par CNRS Editions. Deux homonymes donc, que seule une particule parfois distingue.

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Bertrand Rocafort est né à Hyères. Fils d’un charpentier, il a commencé sa carrière comme notaire puis s’est mis dans les affaires commerciales et immobilières à la fin du 14e siècle profitant du dynamisme du port de sa localité. C’est un lettré qui maîtrise aussi bien le latin que la comptabilité, et c’est, nous dit l’autrice, un « self-made-man » qui a su saisir les opportunités qui se présentent pour s’enrichir, se notabiliser et gagner Marseille et ses promesses de félicité pécuniaire.

Bertrand de Rocafort est natif de Marseille où sa famille, qui fait partie de la noblesse locale, tire ses ressources autant des rentes liées à la terre qu’à ses activités dans l’immobilier et le commerce, celui de la draperie comme du corail. Bertrand entre en politique au début des années 1380, s’occupant de gérer les affaires de la ville : là encore, la maîtrise de la comptabilité est fondamentale, et « les villes gouvernées par la marchandise sont de celles où la comptabilité communale est tenue avec le plus de rigueur1 ». Bertrand le Hyérois est en ascension sociale tandis que Bertrand le Marseillais consolide la situation familiale. Aucun d’eux ne fait partie de la caste des marchands aventuriers : leur domaine, c’est leur ville, et non l’Orient et ses épices par exemple.

Laure-Hélène Gouffran le rappelle, « l’influence politique constitue un capital social qui se transmet de génération en génération au même titre que le nom et la richesse ». Nos deux Bertrand font donc partie de ces élites urbaines médiévales qui nouent entre elles des relations aussi foisonnantes que fructueuses, notamment par des alliances matrimoniales. Le développement des relations amicales joue un rôle fondamental au Moyen Age : dans un monde incertain, politiquement comme économiquement, où pour faire des affaires, ces hommes et femmes ont besoin d’emprunter ou de prêter de l’argent2, « L’ami est un allié, un témoin, un garant de la moralité et de la bona fama », autrement dit de la bonne réputation ; une bonne réputation indispensable par ailleurs pour le salut de son âme et celui de sa lignée. Les marchands marseillais qui se sont enrichis et parfois font la démonstration de leur aisance financière soutiennent financièrement les ordres mendiants qui incarnent la pauvreté volontaire et vivent de la charité publique ; des ordres mendiants qui savent frapper aux bonnes portes pour financer leurs activités charitables. Cynisme des marchands ? Non, « les hommes impliqués dans les affaires commerciales et politiques sont traversés d’une tension permanente entre le gain individuel – auquel chaque commerçant doit tendre – et le souci de la communauté et du bien de tous que l’on attend d’eux ». Pour comprendre les élites urbaines, il faut « émanciper les marchands de leur seule pratique marchande », et les considérer comme des « individus aux identités plurielles » chez qui « la recherche du gain ne constitue pas forcément l’élément primordial de leur identité. »

Notes
1. Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen âge, Fayard, 1987, p. 363.
2. Sur l’usure et la société médiévale, lire Jacques Le Goff, La bourse et la vie - Economie et religion au Moyen âge, Hachette, 1986.

dimanche, octobre 6 2024

La Nouvelle droite et le nazisme

Stéphane François, La Nouvelle Droite et le nazisme, une histoire sans fin. Révolution conservatrice allemande, national-socialisme et alt-right, Le Bord de l’eau, 2023.

Avec son livre, La Nouvelle droite et le nazisme. Une histoire sans fin, publié par Le Bord de l’eau Editions, le politiste Stéphane François revisite les évolutions doctrinales et les stratégies d’euphémisation de l’extrême-droite.

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La Nouvelle Droite1 a émergé à la fin des années 1960. L’un des fondateurs l’a défini comme une « fédération instable de parcours individuels plus ou moins erratiques », ce qui en dit long à la fois sur l’absence d’homogénéité de cette mouvance, et sur le poids des individualités (et donc des rivalités personnelles) dans son développement. Hétérogénéité donc mais aussi points de convergence comme le refus de l’américanisation du monde (la civilisation américaine incarnant la vulgarité, le fastfood et le matérialisme), du métissage, et la défense d’une civilisation et d’une race européennes qui auraient traversé 5000 ans d’histoire.

Parmi les influences intellectuelles de cette nébuleuse, il y a la « révolution conservatrice allemande »2 avec son romantisme, son refus de l’intellectualisme et du modernisme, son tropisme xénophobe et son paganisme, son culte de la nature et du peuple ; non du peuple démocratique, mais d’un peuple-race fantasmé, enraciné, dans sa terre et dans sa communauté. Hitler a baigné dans cette atmosphère qui a nourri son national-socialisme, tout comme il fut marqué par le système ségrégationniste américain3, mais, Shoah oblige, il valait mieux pour la Nouvelle Droite se réclamer d’intellectuels comme Mohler, Nietzsche ou Schmitt que du moustachu autrichien génocidaire, et travestir son racisme pathologique en ethnodifférentialisme, au nom du droit à la différence et en défense du polygénisme qui considère qu’il « existerait des races humaines ayant leur propre genèse » et donc un patrimoine génétique à préserver de toute altération. « Les vieux discours n’ont pas disparu, ils ont juste muté » écrit Stéphane François.

Nous pourrions rire de ces théories fumeuses si elles ne connaissaient pas une seconde jeunesse, notamment aux Etats-Unis avec ce que l’on appelle l’Alt-right. Une alt-right qui dispose de relais puissants au sein de l’université américaine où elle peut y défendre ses thèses racistes ou racialistes. Une alt-right peuplée de suprémacistes blancs, racistes, antisémites, complotistes, païens, fondamentalistes, survivalistes, séparatistes, néonazis… à laquelle Donald Trump fait les yeux doux à l’occasion ; mais l’extrême-droite française n’est pas en reste et, du RN à Reconquête, elle maintient des liens forts avec la Nouvelle Droite si difficilement dédiabolisable puisqu’accusée de recycler les thématiques nazies « sous couvert de références respectables manipulées et de formulations édulcorées ». Une alt-right avec laquelle la Nouvelle Droite européenne, malgré un anti-américanisme jamais démenti, entretient des relations soutenues depuis longtemps puisque les thèses des uns et des autres sont traduites, diffusées et discutées des deux côtés de l’Atlantique.

Que peut-il sortir de ces échanges entre obsédés paranoïaques de l’identité4 ? Rien de bon si nous leur laissons gagner la bataille culturelle et la guerre des imaginaires5.

Notes
1. Par « Nouvelle droite », l’auteur entend les membres et collaborateurs de deux structures : le Club de l’Horloge et le GRECE (Groupement de recherches et d’études de la civilisation européenne).
2. George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l'idéologie allemande, Paris, Calmann-Lévy, 2006 ; Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.
3. James Q. Whitman, Le modèle américain d'Hitler. Comment les lois raciales américaines inspirèrent les nazis, Colin, 2018.
4. Régis Meyran, Obsessions identitaires, Textuel, 2022.
5. Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Fayard, 1996.

vendredi, septembre 20 2024

Marx écologiste ?

John Bellamy Foster, Marx écologiste, Editions Amsterdam, 2024.

C’est une facette fort peu connue de Karl Marx que le sociologue John Bellamy Foster se propose de nous faire découvrir avec son livre « Marx écologiste » publié par les Editions Amsterdam, compilation de cinq textes pour l’essentiel écrits en 2009.

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Pour certains, la cause est entendue : Marx ne s’intéressait pas à la « nature » et aux écosystèmes. Profondément anthropocentriste, technophile et productiviste, il plaidait pour que le prolétariat s’empare de l’appareil technique, productif capitaliste et s’en serve, sans le questionner, pour construire le socialisme ; d’ailleurs Staline et Mao se sont glissés dans ses pas pour faire de l’URSS et de la Chine les puissances industrielles que l’on connaît. D’autres pondèrent : faire de Marx un écologiste avant l’heure est osé, même si on peut trouver ça-et-là dans ses œuvres des réflexions qui laissent penser que l’impact du capitalisme sur la nature ne le laissèrent pas indifférent. Pour John Bellamy Foster, au contraire, « Marx était profondément conscient des risques inhérents à la dégradation écologique » et, avec Engels, il n’a jamais « cessé de penser ensemble l’histoire naturelle et l’histoire humaine », de prendre en compte « l’interaction complexe entre la société humaine et la nature ».

Marx serait donc écologiste ? Je laisse les marxistes, marxiens et autres marxologues en débattre doctement1, même si, selon Foster, « plus personne à gauche » ne soutient que Marx défendait « une conception prométhéenne du progrès » où l’homme se devait de dominer le monde et de le soumettre à sa volonté, à sa toute-puissance.
Marx a été marqué par les travaux du chimiste Charles Liebig sur l’agriculture intensive britannique. La hausse de la productivité agricole se payait d’un appauvrissement des sols, qu’il a fallu compenser par un recours massif aux engrais naturels comme le guano dont l’importation a explosé au milieu du 19e siècle, puis aux engrais chimiques comme les « superphosphates ». Pour Liebig, le capitalisme pillait et épuisait la terre de la même façon qu’il exploitait les travailleurs : « tout système d’agriculture fondé sur la spoliation de la terre, a-t-il écrit, mène à la pauvreté ». Marx parle alors de rupture métabolique pour « saisir l’aliénation matérielle des êtres humains vis-à-vis des conditions naturelles de leur existence dans le capitalisme ».

Foster soutient que dès lors Marx et Engels ont considéré que l’homme n’était pas le centre de l’univers, et que la terre devait être considérée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, autrement dit il fallait la préserver pour les générations suivantes ; plus même, Marx et Engels ont soutenu que « la nature et la société humaine ont coévolué à travers un processus complexe de dépendance mutuelle » : « Les faits, écrit Engels, nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature. »
Pour John Bellamy Foster, l’écologie marxiste a une histoire, et il est temps que l’on s’en saisisse, confrontés comme nous le sommes à l’urgence écologique planétaire. Car ce n’est pas le capitalisme vert qui nous sauvera de la dévastation.


Note 1 : Pour une approche moins « idolâtre », lire Michaël Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Editions Mille-et-une nuits, 2011.

lundi, septembre 2 2024

Une agriculture sans agriculteurs

François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. La révolution indicible, Presses de SciencesPo, 2022.

Il y a soixante ans, des chercheurs nous annonçaient une France sans paysans, « l’inévitable réduction de la population agricole » et la généralisation de « l’entreprise agricole à forme capitaliste classique » conséquence de la disparition de la petite exploitation1. Et dix ans plus tôt, Henri Mendras soulignait que la modernisation de l’agriculture remettait « en question les fondements de la société paysanne traditionnelle, la personnalité sociale des paysans et leur vision du monde. Il ne s’agit pas d’un simple problème d’investissement ou d’éducation, mais du remplacement d’une civilisation par une autre »2. Aujourd'hui, deux sociologues, François Purseigle et Bertrand Hervieu, nous parlent d'Une Agriculture sans agriculteurs dans leur dernier livre publié par les Presses de SciencesPo. Avouons-le, le titre est intrigant, mais il traduit bien ce que la révolution agricole actuelle fait à notre perception d’un monde appelé jadis paysan, qui a toujours été diversifié selon les territoires et les productions.

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L’intérêt que la société porte aux questions agricoles, des pesticides aux mégabassines, est inversement proportionnel au nombre d’agriculteurs que compte encore le pays. L’agriculteur-type est un homme vieillissant qui se fait rare, célibataire ou dont l’épouse gagne son pain à l’extérieur, travaillant seul ou entouré de salariés, et, pour une part non négligeable, tire le diable par la queue. Avec les évolutions technologiques, le travail est devenu plus technique (d’où le recours à la sous-traitance), les exploitations se sont agrandies (par rachat des victimes du système), tout comme se sont accrus l’endettement et la dépendance aux aides publiques. On compte autant de moyennes et grandes exploitations que de micro et petites fermes. De cette « pluralisation des modèles d’exploitation » retenons l’agriculture de firme qui, avec ses mille vaches, ses milliers de salariés et l’étendue de ses activités, est devenue un acteur central de l’agriculture productiviste nationale ; et le profil de l’actuel président de la FNSEA est à son image.

Le monde rural n’est plus un monde paysan où règnent le coq matinal et la chasse du dimanche, d’où des problèmes de coexistence avec des personnes « porteuses de visions différentes et divergentes de la gestion de ces espaces ».
Le monde, ou plutôt les mondes agricoles sont en crise. Crise identitaire profonde, crise de vocations et crise de perspectives. Les auteurs l’affirment avec raison : « les agriculteurs se trouvent en panne de projet collectif », ce qu’illustre la fragmentation du syndicalisme paysan3.

Paysan ? Est-ce d’ailleurs le bon terme ? Pour comprendre le monde agricole qui advient, Hervieu et Purseigle, très pragmatiques, écrivent qu’il « faudra parvenir à nommer précisément les producteurs agricoles dans leur diversité et à considérer leurs capacités plurielles à prendre part à cette histoire »4. Mais une « coexistence pacifique » entre ces différents modèles est-elle possible, voire même souhaitable, à la fois pour les écosystèmes, les agriculteurs et les consommateurs ?

Notes
1. Servolin, Gervais, Weil, Une France sans paysans, Seuil, 1965.
2. Henri Mendras, Les paysans et la modernisation de l’agriculture, CNRS, Paris, 1958.
3. Historiquement, cette fragmentation a un demi-siècle avec l’émergence notamment d’une gauche paysanne (les paysans-travailleurs). Aujourd’hui la droitière Coordination rurale est aussi forte électoralement que la Confédération paysanne.
4. Je vous renvoie à la lecture des Cahiers français n°431 (01/2023, L’agriculture à l’heure des choix).

lundi, juin 10 2024

La CNT et la transition démocratique

Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023.

Sur la couverture, une foule immense, une forêt de drapeaux noirs et deux visages adolescents heureux d’être là. Nous sommes à Barcelone, en juillet 1977, 150 000 personnes fêtent le retour au premier plan de l’anarcho-syndicalisme et de l’organisation qui l’incarne : la CNT. Deux ans plus tard, dans le brouhaha et le tumulte, la CNT implose, et avec elle, l’espoir d’un avenir sans Dieu, ni maître. Avec La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole, l’historien Arnaud Dolidier fait revivre cette poignée d’années qui condamnèrent l’anarchisme ibérique à la marginalité.

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Comment expliquer qu’en si peu de temps l’on soit passé de l’espoir à la désillusion ? Certains ont défendu l’idée que l’anarcho-syndicalisme, comme projet et pratiques, était condamné par l’Histoire en train de se faire : l’Espagne de 1976 n’est plus celle de l’été 1936 ; et l’on ne se bat pas avec les mêmes armes face à une démocratie bourgeoise qui met en avant le dialogue social raisonné ou une dictature. D’autres ont souligné le rôle de la répression étatique, et l’auteur insiste beaucoup sur la volonté de l’État espagnol de criminaliser la CNT, réactivant le mythe de l’anarchiste-voyou et poseur de bombes, figure intolérable à l’ordre de la démocratisation. D’autres encore ont vu dans cette implosion la conséquence d’un conflit interne au mouvement libertaire, conflit générationnel entre vieille garde de 1936 marquée par l’exil et jeunes pousses antifranquistes : les premiers restant accrochés à la centralité ouvrière et à la discipline organisationnelle quand les seconds, nourris à la contre-culture, souhaitent que l’organisation prennent en compte toutes les luttes sociales ; ce sont deux univers qui se font face et ne parlent pas la même langue. La CNT mêlent ainsi vieux et jeunes, orthodoxes et rénovateurs, gardiens du temple, anarchistes pur sucre et libertaires marxisants...
Tout cela n’est pas faux évidemment, mais Arnaud Dolidier nous invite à reconsidérer également la place de l’assembléisme dans le développement dudit conflit.

Résumons. Dans les années 1960, pour contourner le syndicat unique franquiste, les ouvriers ont fait de l’assemblée leur « espace souverain et décisionnel des luttes » en créant des commissions ouvrières. Mais à l’heure de la transition démocratique, les animateurs de ces commissions, communistes ou chrétiens, décident d’encadrer cette autonomie ouvrière trop radicale dans ses pratiques et ses aspirations au changement. La paix sociale doit accompagner la transition démocratique et éviter un éventuel coup d’Etat. Seuls les secteurs radicaux, dont les libertaires, vont s’en faire alors les défenseurs, condamnant ainsi la bureaucratisation du syndicalisme espagnol. Cependant l’assembléisme comme « nouvelle culture de classe » a interrogé également la place de la CNT dans le combat social. Pour l’auteur, « le monde ouvrier et les mobilisations populaires étaient traversés par de nouvelles pratiques et de nouveaux discours qui ont rejailli dans le mouvement libertaire », et celui-ci s’est révélé incapable de débattre sereinement et de produire une « synthèse cohérente », autrement dit, pour employer les mots de l’anarchiste italien Camilo Berneri un demi-siècle plus tôt, il fut incapable de produire « un anarchisme critique qui ne se contente pas des vérités acquises, des formules simplistes, un anarchisme qui soit à la fois idéaliste et en même temps réaliste, bref un anarchisme qui greffe des vérités nouvelles sur le tronc des vérités fondamentales, tout en sachant tailler ses vieilles branches ».

mardi, juin 4 2024

Eduardo Galeano et le monde à l'envers

Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Lux, 2023.


De feu Eduardo Galeano, je ne connaissais que Les veines ouvertes de l’Amérique latine, livre sorti en 1971 et longtemps interdit dans certains pays d’Amérique du sud tant sa critique de l’impérialisme, des multinationales et de leurs relais locaux déplaisaient aux gouvernements en place. Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers est sorti en 1998 en espagnol et en 2003 en français. Les éditions Lux viennent de le rendre de nouveau accessible au public francophone. Et tant mieux !

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« A l’école du monde à l’envers, écrit l’essayiste uruguayen, le plomb apprend à flotter, le bouchon à couler, les vipères à voler et les nuages à ramper le long des chemins ». L’école du monde à l’envers justifie les inégalités sociales et l’incarcération des pauvres, célèbre le « banditisme financier » et le saccage de la planète : « le monde à l’envers nous apprend à subir la réalité au lieu de la changer, à oublier le passé au lieu de l’écouter et à accepter l’avenir au lieu de l’imaginer ».

Depuis son laboratoire latino-américain, Eduardo Galeano disséquait le monde, les gamins sniffeurs de colle et courant les rues comme ceux qui s’épuisent dans les ateliers de la sueur pour garnir de marchandises nos magasins vendeurs de rêves. Monde pourri par le sexisme et le racisme, un monde dans lequel la prison, comme lieu de relégation et non de rédemption, occupe une place centrale : « Le pouvoir coupe et recoupe la mauvaise herbe, mais il ne peut pas attaquer la racine sans attenter à sa propre vie ». C’est pour cela que la peur est devenue « la matière première des industries prospères de la sécurité privée et du contrôle social », et qu’elle tient tant de place à la télévision. Peur de l’autre, de l’ennemi héréditaire et peur de soi, de ne plus être à la hauteur, de faire partie de ces « gens en trop » dans ce monde régi par la rentabilité : « Etre, c’est être utile, pour être il faut être vendable ». Vendable pour pouvoir acheter et consommer : « On remplit les vides intérieurs en les bourrant d’objets » à l’obsolescence programmée, mais « chaque citoyen aura beau acheter, ce sera toujours trop peu comparé à tout ce qui a besoin d’être vendu. »
« Au nom de la liberté d’entreprise, de la liberté de circulation et de la liberté de consommer, l’air du monde devient irrespirable » nous dit Galeano. Pollution des terres et des mers bouffées par le plastique, pollution dans les assiettes, pollution des corps gavés d’antidépresseurs, de drogues légales et illégales.

N’y a-t-il donc aucun espoir d’éviter le désastre attendu ? Avant, il fallait soumettre la nature pour en tirer le maximum, aujourd’hui nous nous employons à la préserver : n’est-ce pas le signe que le monde évolue ? Non, nous dit Galeano, car « dans un cas comme dans l’autre, la nature est hors de nous : la civilisation qui confond les montres et le temps confond aussi la nature et les cartes postales. » Galeano n’attend rien des prophètes ni de l’intelligentsia dite de gauche qu’il appelle les « caméléons contemporains », ralliés au système. Le problème, nous dit-il, est que « nous souffrons d’une crise universelle de la foi en la capacité humaine de changer l’histoire ». Alors il nous appelle à rêver d’un monde où « personne ne mourra de faim parce que personne ne mourra d’indigestion », où « la police ne sera plus la malédiction de ceux qui ne peuvent pas l’acheter », où « les déserts du monde seront reboisés comme les déserts de l’âme. »

samedi, mai 4 2024

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent...

Michel Offerlé, Patron, Anamosa, 2024

Y’en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent. Je parle ici des patrons auxquels Michel Offerlé s’est intéressé pour le compte des éditions Anamosa et de leur collection Le mot est faible.
Cette introduction, sarcastique, pourrait laisser entendre que l’auteur a plongé sa plume dans le vitriol pour évoquer ces premiers de cordée vilipendés par les uns, honorés par les autres. Il n’en est rien. Le patron carnassier se nourrissant de la chair des prolétaires, le patron-vampire décrit par Marx, le patron visionnaire et mécène à ses heures, passionné autant par l’art que par la défiscalisation, ne sont pas au coeur du livre. Michel Offerlé nous propose, et c’est plus judicieux, une plongée en terres patronales, où se côtoient, se mêlent et s’entrechoquent les grands et les petits entrepreneurs ; entrepreneurs et non pas patrons, de la même façon que les subordonnés sont devenus des collaborateurs, et les licenciements des plans de sauvegarde de l’emploi. Michel Offerlé souligne que, chahutés par des décennies d’insubordination ouvrière, les patrons ont cherché à « évacuer le stigmate de l’exploiteur », en se nommant entrepreneurs. Au pater familias gérant ses gens, il valait mieux préférer l’audacieux au souffle créateur, le meneur d’hommes, le dirigeant ou, aujourd’hui, le startuper décontracté et disruptif. Avouons-le, cette « mue onomastique » n’a pas fait long feu...

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Combien sont-ils, ces patrons ? Quelques centaines de milliers, mais tout dépend de qui l’on range statistiquement dans la catégorie. Pour l’INSEE, 200000 personnes répondent à son critère : « chef d’entreprise d’au moins onze salariés », ce qui exclut de fait nombre d’artisans et d’auto-entrepreneurs, ces nouvelles figures de la France réconciliée avec l’entreprise.
Il serait évidemment vain de chercher une quelconque homogénéité du côté des revenus, faramineux pour certains, et fort moyens pour beaucoup. A ce sujet, Michel Offerlé nous invite à « redonner de la complexité aux raisons d’agir » des patrons : la cupidité n’est pas le seul moteur ou même l’origine de leur aventure entrepreneuriale ; celle-ci a également sa source dans leur volonté d’indépendance, leur désir de transmettre ou leur goût pour l’innovation.
Hétérogénéité également du côté du capital scolaire : devenir patron, se mettre à son compte, monter son affaire demeure une voie de promotion sociale pour certains. Si des patrons sont des « fils de », avec pour seul horizon la poursuite de l’oeuvre familiale, d’autres sont des pionniers et doivent se constituer ce capital relationnel indispensable pour prospérer et défendre ses intérêts. Car un patron descend rarement dans la rue pour faire entendre sa voix. A ces démarches tapageuses et braillardes, il préfère la quiet politics, autrement dit pour reprendre les mots de l’auteur les « contacts directs et peu publicisés », afin de peser sur les orientations économiques et sociales du territoire. Si les patrons sont majoritairement de droite, peu affichent clairement leur couleur. Mais tous se rassemblent globalement autour du rejet de l’« État paperassier, inquisiteur, spoliateur ») et d’un désir fort : qu’on cesse de les dénigrer et qu’on reconnaisse enfin leur contribution au bien commun ; d’où leur goût immodéré pour les honneurs, les médailles, les distinctions, les palmarès et les prix…

mardi, avril 23 2024

Santé : des destins inégaux

Paul-Loup Weil-Dubuc, L’injustice des inégalités sociales de santé, Editions Hygée, 2023.

Le constat est tragiquement et tristement connu : « Où que l’on se situe dans le monde, la gradation des états de santé suit scrupuleusement la hiérarchie des positions banales », en d’autres termes, « les inégalités de santé sont largement sociales ». Et nous l’acceptons. C’est à cette question que s’est attaché le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc avec L’injustice des inégalités sociales de santé, publié par Hygée Editions.

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Il y a plus d’un siècle, pour le compte du journal L’Humanité, les frères Bonneff parcourait le monde du travail et dénonçaient les conditions de travail déplorables, néfastes pour la santé des prolétaires1. A propos des meuliers jurassiens, ils déclaraient : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». Et aujourd’hui ? On continue de mourir de cancers professionnels, ou d’accidents du travail dans, avouons-le, une certaine indifférence2. C’est ainsi, on n’y peut rien. Et avouons-le, dans les classes populaires, l’idée que la santé est un capital à entretenir n’est guère entrée dans les mœurs. Or, il leur revient de se prendre en charge, de devenir des « entrepreneurs d’eux-mêmes » et d’adopter les bonnes conduites face à l’alcool, aux sodas, à la junk food, au tabac. S’ils ne les adoptent pas, ce qui est leur droit, et qu’ils en subissent les conséquences sur leur santé, pourquoi diable la société, qui a fait ce qu’elle devait avec ses campagnes de sensibilisation, devrait-elle se sentir responsable ? Notre corps nous appartient, nous en disposons comme nous l’entendons, pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’auteur, ces « discours néolibéraux de responsabilisation qui font l’éloge de patients acteurs de leur santé, proactifs, se prenant en main, apparaissent moins comme les causes des inégalités sociales de santé que comme les outils de leur justification. » On absout le système capitaliste, les contraintes liées à l’organisation du travail et on pointe un doigt accusateur sur le travailleur négligent : tu as pêché, tu es puni.

Or, les sociologues l’attestent, « le souci et l’attention pour sa propre santé sont statistiquement corrélées au statut socio-économique ». Paul-Loup Weil-Dubuc souligne ainsi les difficultés rencontrées par les routiers pour se maintenir en bonne santé : tabac, troubles du sommeil, mauvaise alimentation font des ravages dans cette profession. Pour lui, « les inégalités sociales de santé sont injustes parce qu’elles traduisent une hiérarchie des vies ». Les classes populaires, fatalistes, ont intégré l’idée qu’elles produiraient peu de beaux vieillards. Nos « milieux de vie (…) façonnent nos corps, nos gestes, nos croyances » et « si les individus sont inégaux face à la mort, c’est d’abord parce qu’ils sont inégaux face à la vie ».


Notes
1 Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021 ; lire également Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
2 Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022 ; Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023 ; Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.

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