Le Monde comme il va

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Le fantôme de Sékou Touré

Elara Bertho, Conakry, une utopie panafricaine. Récits et contre-récits 1958-1984, CNRS, 2025.

Il fut l’homme qui osa dire non, et cela fit sa légende. Sékou Touré incarna un temps le refus du néocolonialisme et l’idéal panafricain. Elara Bertho nous en dit plus avec Conakry, une utopie panafricaine. Récits et contre-récits, 1958-1984.

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A l’été 1958, de retour au pouvoir, de Gaulle, l’homme de la Résistance, accomplit une tournée en Afrique de l’Ouest pour y vendre son projet de communauté franco-africaine. Chaque colonie est appelé, par referendum, à se déterminer. Seuls les Guinéens refusent cette tentative de maintenir en vie l’empire colonial. En 1960 quand les anciennes colonies acquièrent leur indépendance, la Guinée dirigée par Sékou Touré devient l’ennemi à abattre pour le gouvernement français qui n’a guère apprécié un tel affront. Et l’on sait à quel point la Françafrique est adepte des coups tordus et sait reprendre d’une main ce qu’elle a dû concéder1...

« Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». Ces mots de Sékou Touré jetés à la face de de Gaulle sont la « matrice de l’imaginaire politique guinéen ».
Pour des intellectuels, militants et artistes anticolonialistes locaux comme étrangers, la Guinée devient la patrie de leurs espoirs émancipateurs et panafricains, le visage de la Résistance et non celui de la veulerie de ses voisins ayant accepté leur mise sous tutelle. Sékou Touré détestait Senghor en qui il voyait un serviteur de l’impérialisme français.

Confrontés au tournant autoritaire pris très vite par le régime, les Guinéens sont appelés à défendre leur patrie assiégée et à honorer leur président, dont le culte envahit l’espace public. Les artistes sont mis à contribution pour célébrer la grandeur de la nation naissante et celle de son leader à la plume ardente et poétique. Car, comme Mao, Touré se veut poète...
Le combat politique est tout autant culturel. Artistes et plumitifs obséquieux sont mis à contribution sur tout le territoire et dans toutes les langues pour honorer l’homme du non, devenu dictateur paranoïaque, et flétrir les traîtres, les agents de l’étranger mais aussi la jeunesse trop insouciante culturellement pervertie par l’Occident mercantile : le yéyé ne peut être l’homme nouveau, soucieux d’authenticité, promu par le régime. Certains le font, par conviction ou par intérêt, quand ce n’est pas avec l’angoisse d’être la prochaine victime des humeurs présidentielles. D’autres ferment les yeux sur les horreurs du régime, gardant pour le vieux satrape la même affection qu’ils avaient pour lui à l’été 1958. L’opposition au régime ? Elle est liquidée, disparaît dans les geôles ou s’exile ; et c’est depuis l’exil qu’elle dénonce un régime devenu fou, sans rompre pour autant avec l’idéal de 1958 : le refus du néocolonialisme et l’espoir mis dans un socialisme émancipateur.

A partir d’archives privées, publiques et de publications politiques et culturelles, Elara Bertho fait ainsi le portrait d’une génération intellectuelle passé de l’espoir à la désillusion, mais qui garde une « immense nostalgie » de ce temps où le socialisme était à l’ordre du jour. Le fantôme de Sékou Touré hante toujours les consciences guinéennes.

1 François-Xavier Verschave et Philippe Hauser, Au mépris des peuples. Le néocolonialisme franco-africain, La Fabrique, 2004.

"Un bon Indien est un Indien mort"

__Joëlle Rostkowski, Vainqueurs et invaincus. La « question indienne » de Washington à Trump, CNRS Editions, 2025. __

« Un bon Indien est un Indien mort » ; « Tuer l’Indien pour sauver l’homme ». Ces deux sentences parcourent le livre de Joëlle Rostkowski, Vainqueurs et invaincus. La « Question indienne » de Washington à Trump. Encore faut-il que l’on s’entende : la mort peut être tout autant physique que culturelle et spirituelle. Un bon Indien est donc un Indien mort ou un Indien qui a cessé culturellement de l’être.

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En 400 pages, l’ethnohistorienne Joëlle Rostkowski balaie trois siècles d’histoire américaine durant lesquels, au gré des circonstances, la question indienne occupa une place importante dans la construction de la jeune nation. On suit donc la politique indienne des différents présidents, et l’autrice souligne « l’importance des convictions personnelles profondes » de ces derniers dans le déploiement des dites politiques.

Jusqu’à la fin du 19e siècle, les « dévoreurs de terre » à la langue fourchue s’employèrent à réduire la puissance des tribus, à civiliser et christianiser les sauvages. Ils le firent avec brutalité, cruauté et malice, jouant sur les rivalités inter-indiennes. Le but recherché était simple : libérer des terres pour la colonisation, car la terre doit servir, autrement dit rapporter ; pourquoi laisser des terres à des Indiens qui nomadisent et ne les utilisent pas alors que des flots de migrants en quête du bonheur débarque chaque jour en Terre promise ? Le but de chacun n’est-il pas de devenir un fermier laborieux et sédentaire, éduqué et bon chrétien ?
Alors on vole, on multiplie les massacres de masse, on spolie, on corrompt, on affame et on signe des traités qu’on dénoncera à la première occasion ; les Indiens résistent comme ils le peuvent, mais ils sont très vite débordés et souffrent d’un mal qu’on appelle le respect de la parole donnée. Le rêve américain s’est bâti sur des monceaux de cadavres...

En 1890, la conquête de l’Ouest est terminée et on compte moins de 250 000 Indiens, pour l’essentiel parqués dans des réserves, sur tout le territoire états-unien. Vient le temps de la folklorisation des cultures indiennes. Le sauvage d’hier, massacreur de femmes et d’enfants, mécréant et idolâtre, devient un guerrier fier et ombrageux. Geronimo, l’incarnation du mal, devient une attraction populaire…
L’Indien a cessé d’être un problème d’ordre militaire pour le suprémacisme blanc. Il est dorénavant un problème politique et social1. Les gouvernement successifs s’efforcent donc de gérer les affaires indiennes en favorisant l’émergence de leaders pragmatiques qui ont fait leurs les valeurs américaines. Dans le bouillonnement culturel des années 1960 et 1970, ces leaders furent remis en cause par une jeunesse radicale dont les coups de force ont fait de la question indienne une question d’actualité2. Le Red power s’en prenait au mépris social et au génocide culturel dont les différentes nations étaient victimes.

Aujourd’hui, alors que les cultures indiennes sont reconnues, discutées, valorisées, les Indiens demeurent l’une des figures de la grande pauvreté états-unienne, avec tous ses stigmates : violence, obésité, alcoolisme, dépression. Cependant, l’autrice les croît mieux armés qu’hier pour résister par exemple à un Trump si d’aventure ce dernier se mettait à vouloir renégocier la gestion du sous-sol des réserves indiennes qui regorgent d’uranium, de pétrole ou de gaz. Encore faut-il que les Indiens se souviennent de ces mots de Sitting Bull : « Nous sommes comme les doigts d’une main. Individuellement, il est facile de nous briser mais ensemble nous formons un poing puissant. »

1 Stan Steiner, La Raza. La révolte des Indiens du sud des Etats-Unis, Maspero, 1971 ; Ertel, Fabre, Marienstras, En marge. Les minorités aux Etats-Unis, Maspero, 1971.
2 Klee Benally en fut l’une des dernières incarnations. Lire son livre Pas de capitulation spirituelle. Anarchie autochtone en défense du sacré, Tumult, 2024.

Sionime et antisionisme

Béatrice Orès, Michèle Sibony, Sonia Fayman (Textes choisis par), Antisionisme, une histoire juive, Syllepse, 2023.
Rachad Antonius, La conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, Ecosociété, 2024.
Monique Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un Etat palestinien. L’objectif d’Israël depuis sa création, Textuel, 2025.
Salah Hammouri, Prisonnier de Jérusalem. Un détenu politique en Palestine occupée, Libertalia, 2023.

Si l’on en croît certains, l’antisionisme a eu deux vies, avec comme points de bascule Auschwitz et la création de l’État d’Israël. Avant, disent-ils, il était encore possible de défendre l’assimilation des Juifs dans les pays où ils vivaient, mais la Shoah a mis fin au débat : seule l’existence d’un Etat juif peut assurer la sécurité des Juifs du monde.

Avec Antisionisme, une histoire juive (Syllepse), les autrices, membres de l’Union juive française pour la paix, nous proposent une quarantaine de textes qui nous rappellent que « l’antisionisme a d’abord été une histoire juive (traversant) le judaïsme et la judéité ». Rabbins, philosophes, historiens, militants politiques, ashkénazes comme mizrahim… de la fin du 19e siècle jusqu’à nos jours, ils ont tous pris la plume pour porter un regard critique sur le projet sioniste. Les religieux voyaient en lui une trahison du judaïsme, tandis que les courants laïcs et radicaux dénonçaient sa dimension coloniale, raciste et théocratique, ainsi que son nationalisme tapageur. Pluralité de discours et pluralité d’approches donc, pour un livre essentiel.

En 160 pages, le sociologue Rachad Antonius revient sur un siècle d’affrontements. La conquête de la Palestine (Ecosociété) évoque tout d’abord les ambiguïtés de la Déclaration Balfour et la politique oscillatoire de la Grande-Bretagne confrontée aux vagues migratoires et aux pratiques de l’immigration juive dans l’entre-deux-guerres qui marginalisèrent les populations palestiniennes, majoritairement pauvres et rurales. Depuis 1948, les Palestiniens ont subi humiliations sur humiliations et vu leur situation se dégrader. Pour Antonius, le 7 octobre 2023 n’est pas le début de l’histoire comme veut le faire croire la propagande israélienne. Israël n’est pas en guerre contre le Hamas mais bien contre le peuple palestinien dont il nie même jusqu’à l’existence.

L’itinéraire de Salah Hammouri est à ce titre exemplaire. Dans Prisonnier de Jérusalem (Libertalia), ce militant franco-palestinien raconte ses années de prison : plus d’une décennie passée dans des geôles surpeuplées où la violence physique et psychologique est au menu quotidien, tout comme l’indispensable solidarité qui permet de tenir. « Le système juridique israélien, écrit-il, est un élément fondamental du système colonial ». Rappelons que plus de 1000 Palestiniens sont enfermés des années durant sans en connaître les raisons (c’est le régime dit de la détention administrative) et que la justice les presse à plaider-coupable, seul moyen de faire cesser l’incertitude qui pèse sur eux. Né à Jérusalem, Salah Hammouri a été « déporté » en France en 2022, sa carte de résident ayant été définitivement révoqué par le gouvernement israélien.

Avec Rendre impossible un Etat palestinien, la juriste Monique Chemillier-Gendreau rappelle que le mouvement sioniste, depuis un siècle, n’a toujours eu qu’un objectif en tête : non partager un territoire mais faire de la Palestine une terre sans Arabes puisque pour les sionistes, de peuple palestinien, il n’y a pas. Les gouvernements israéliens successifs ont su saisir toutes les opportunités pour conquérir davantage de territoires, bénéficiant du soutien de puissances étrangères, de la passivité de la communauté internationale et de son incapacité à faire respecter les résolutions prises ; et le processus de purification ethnique se poursuit aujourd’hui par la multiplication des colonies, l’assassinat de Palestiniens en Cisjordanie, et le déploiement d’une politique génocidaire à Gaza. Pour l’autrice, il est illusoire d’imaginer que par la négociation, l’on parviendra à faire émerger un Etat palestinien, viable.

Iran : le combat des femmes

Natalie Amiri et Düzen Tekkal, Nous n’avons pas peur. Le courage des femmes iraniennes, Editions du Faubourg, 2025.

« Il y a des circonstances dans la vie où respecter nos propres principes suppose de sacrifier notre bonheur ». Jasmin Shakeri est Iranienne. Elle est l’une des seize femmes à s’être confiée à Natalie Amari et Düzen Tekkel. Le livre « Nous n’avons pas peur » nous emmène en enfer, là où l’on peut mourir parce qu’on est une femme mal coiffée.
Elles sont femmes, nées ou vivant en exil, issues de milieux bourgeois, exerçant des métiers intellectuels ou artistiques, appartiennent parfois à des minorités ethniques ou religieuses. Certaines ont connu la prison, la brutalité des milices gouvernementales. Elles sont courageuses et persuadées que la République islamique est à l’agonie… même si cette agonie dure depuis trop longtemps. Pour Masih Alinejad, « c’est un marathon, pas un sprint » que les Iraniens et Iraniennes sont obligés de courir.
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L’actrice Golshifteh Farahani est optimiste. Elle considère que l’Iran est certes « un pays traditionnel, ancré dans les rituels » mais ce n’est pas un « pays religieux » ; en tout cas les mollahs n’ont pas tué dans les coeurs iraniens le goût des arts.
Le régime serait donc en sursis. Sa rhétorique nationaliste, anti-impérialiste et anti-occidentale, réactivée au gré des circonstances, tournerait à vide. Le pouvoir ne tiendrait que par la répression, avec ses pics de violence et ces phases de répit, car les pasdarans ne sont pas seulement les gardiens de la révolution : ils protègent tout un système d’enrichissement et de corruption1.

En Iran, la compétition électorale se réduit à un face à face entre conservateurs et réformateurs avec, pour arbitre, le conseil des gardiens de la Constitution qui adoube ou pas les candidats. Longtemps, la société iranienne a misé sur le courant réformateur pour ouvrir des brèches. Elle en est revenue : pour Parastou Forouhar, « la société n’espère plus rien de ce gouvernement, elle veut l’abolition de tout le système ». En arrachant leur voile ou en le mettant de façon non conforme, les femmes affirment leur liberté et leur refus de la vie schizophrénique imposée par le régime où la liberté n’est possible que dans la sphère très privée.

Femme, vie, liberté. Elles veulent la démocratie, la laïcité, voire un système fédéral permettant aux différentes communautés du pays d’exprimer leur identité culturelle sans risque de répression. Elles veulent la liberté et le droit de mener, nous dit Nasrin Sotoudeh, « une vie simple, normale », sans cette « suspicion permanente qui empoisonne les relations » sociales. Nazanin Boniadi l’affirme : « Le peuple iranien ne cherche personne pour le sauver. Il veut juste que la communauté internationale cesse de sauver le régime ».

Il faut lire ce livre fort, émouvant. Cependant, je lui trouve deux limites : ces femmes font toutes partie des milieux éduqués et socialement privilégiés ; la question sociale est absente de leurs réflexions. Qu’en est-il des femmes des quartiers populaires et des campagnes ? Que pensent-elles, ces femmes, ou plutôt que s’autorisent-elles à penser ? Cette parole populaire, prolétaire, demande elle aussi à être recueillie2.

1. cf. Jean-François Bayart, L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar, Albin Michel, 2010 ; Fariba Abdelkhah, J.-F. Bayart et Olivier Roy, Thermidor en Iran, Editions Complexe, 1993.
2. Je vous renvoie au travail de Fariba Adelkhah : La révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Karthala, 1991. Pour faire ce travail, l’autrice avait rencontré plus de 70 femmes dont l’origine, le parcours scolaire et la situation sociale étaient très divers.

Actualité de la réforme agraire

Alternatives sud, Obsolètes, les réformes agraires ?, Centre tricontinental/Syllepse, 2025.

Longtemps, elle fut l’étendard brandi par les mouvements émancipateurs. Elle était promesse de justice sociale et de développement économique. Puis le néolibéralisme s’en est saisi pour l’accommoder à sa sauce… L’excellente revue Alternatives sud, qui donne la parole à des chercheurs et militants de ce que l’on appelait jadis le tiers-monde, pose la question : Obsolètes, les réformes agraires ? Pour se faire, elle nous emmène en Afrique, en Indonésie et en Amérique latine...
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Jadis donc, c’est pour elle que les peuples se sont révoltés, et quand ce n’était pas en son nom, elle n’était jamais très loin. Devenir propriétaire revenait à sécuriser, en l’absence de filets sociaux de protection, un quotidien marqué par l’incertitude. Portée par des mouvements populaires, des gouvernements, des partis révolutionnaires et d’autres qui l’étaient beaucoup moins, la revendication d’un accès à la terre pour la masse des gueux fut centrale jusqu’aux années 1980 et ce, sur tout le globe. Puis sa dimension « idéologique » fut mise au rencard, et la Banque mondiale pesa de tout son poids pour que les Etats privilégient désormais une « approche technicienne et dépolitisée. (…) Il ne (s’agissait) plus de repenser les structures agraires, mais d’organiser les marchés fonciers et de garantir leur bon fonctionnement ». Pas question de s’attaquer aux grands propriétaires terriens, la conflictualité sociale devait céder devant la promotion des « transactions libres et volontaires ».
Et ce qui devait arriver arriva. Les élites rurales ont profité à plein de la nouvelle donne grâce à leurs relais politiques et économiques, au détriment des petits propriétaires, condamnés à s’endetter pour acquérir de nouvelles terres, pendant que les plus fragiles économiquement étaient condamnés à céder leurs propriétés contre monnaie sonnante et trébuchante.

Mais que faire de ces terres ? De l’agriculture vivrière, respectueuse des écosystèmes et destinée au marché local ? Evidemment pas. Selon les endroits, ces terres ont servi ou servent à l’agriculture industrielle, aux agro-carburants, à la monoculture d’exportation, avec toutes leurs conséquences sur la qualité des sols. Cet accaparement des terres a servi également à développer des projets miniers dont on connaît les multiples impacts sur les territoires impactés. Enfin, une partie de ces acquisitions sont des projets de compensation carbone destinés à lutter contre le réchauffement climatique. Le business, c’est du business, même teinté en vert1
Ces réformes agraires ne règlent en rien le problème de la misère rurale : elles fragilisent et sont des éléments de discorde au sein des communautés paysannes qui, rappelons-le, ne furent jamais des espaces sans conflit ; elles accentuent les conflits entre sédentaires et nomades ou encore les conflits d’usage. Rappelons-le : la terre ne peut être vue seulement comme espace productif ou « simple ressource économique » : elle est « au coeur des identités et des cultures », ici comme ailleurs.
Tout cela ne sous-entend pas que les anciennes réformes agraires n’avaient pas leurs défauts. Pour le chercheur et militant brésilien Joao Pedro Stédile, la « réforme agraire populaire », qu’il appelle de ses vœux et qui repose sur l’agriculture familiale, doit mettre au centre de son action non plus comme jadis le travail du paysan, mais « la production de nourriture pour l’ensemble de la société » : « La réforme agraire populaire c’est pas seulement une réforme paysanne. Il ne s’agit pas de seulement de résoudre le problème de la pauvreté des sans-terre. C’est une réforme agraire qui pense la société. »

1. Je vous renvoie à la lecture édifiante d’un autre numéro récent d’Alternatives sud : Business vert en pays pauvres, Centre tricontinental/Syllepse, 2025.

David Graeber : nourriture pour cogiteuse

David Graeber, Valeur, politique et démocratie aux Etats-Unis, PUL, 2025.
Véronique Dutraive (sldd), Penser et agir avec David Graeber. Construire des ponts entre les sciences sociales, PUL, 2025.

Le 2 septembre 2020, l’anthropologue et activiste américain David Graeber décédait brutalement, à l’âge de 59 ans. Les Presses universitaires de Lyon lui rendent hommage avec deux livres très dissemblables.
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Le premier est une courte brochure comprenant un texte inédit de Graeber, Valeur, politique et démocratie aux Etats-Unis, texte sorti initialement en 2011 et dans lequel il revenait sur l’élection de Georges Bush en 2004, et sur un paradoxe apparent : une fraction des classes populaires avait voté pour un fils à papa dont le programme ne pouvait rien lui apporter de positif. Il n’était évidemment pas le seul à se poser la question1, mais son approche fut très originale, et le demeure. Pour comprendre ce comportement électoral, Graeber nous propose d’enrichir l’« approche purement politico-économique » et d’interroger le fameux couple égoïsme/altruisme et la question classique en sociologie du don et du désintéressement2. Il souligne que la société américaine, société de plus en plus castée, est plutôt « fondée sur une lutte pour l’accès au droit de se comporter de manière altruiste » : « Si vous n’êtes dotés d’aucune richesse (…) ni ne possédez un certain capital culturel (…) ce qu’on vous refuse, au bout du compte, c’est la noblesse » ; « être noble, c’est être généreux, élevé moralement, altruiste »3. Or, pour Graeber, « les individus aspirent tous tendanciellement à d’autres valeurs qu’aux valeurs mercantiles. »

Le second ouvrage, coordonné par l’économiste Véronique Dutraive, s’intitule Penser et agir avec David Graeber. Construire des ponts entre les sciences sociales. Auteur prolifique4, Graeber avait le goût de la transdisciplinarité, et ses travaux ont immanquablement stimulé les réflexions de chercheurs venant d’horizons différents. Ils sont une vingtaine à avoir contribué à ce livre, et ils l’ont fait avec une regard critique et non hagiographique.
En 300 pages, au contenu souvent ardu, on y évoque l’histoire de la dette et des formes multiples qu’elle a prises à travers les siècles, l’apparition de la monnaie et celle du capitalisme, la place prise par le travail salarié dans nos vies quotidiennes ou encore les rapports de pouvoir au sein des sociétés humaines, problématique qui parcourt toute son œuvre. Libertaire, David Graeber a toujours porté une attention particulière à cette « faculté d’expérimentation sociale et d’auto-création » des êtres sociaux et moraux que nous sommes. C’est pourquoi il comptait sur les mouvements sociaux pour stimuler les imaginaires radicaux. Optimiste, David Graeber était persuadé que « dès qu’il y a suffisamment de personnes libérées des chaines qui entravent l’imagination collective, on sait que même nos opinions les plus profondément ancrées sur ce qui est ou non politiquement possible s’effondrent du jour au lendemain. »5


Notes
1 Je pense par exemple aux écrits de Thomas Frank (Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Agone, 2013 - initialement 2004), Chris Hedges (Les fascistes américains. La droite chrétienne à l’assaut des Etats-Unis, Lux, 2021 [initialement 2007), Nicole Morgan (Haine froide. A quoi pense la droite américaine ?, Seuil, 2012) ou Sylvie Laurent (Poor white trash. La pauvreté odieuse du Blanc américain, PUPS, 2011).
2 Sur cette question, il trouve Pierre Bourdieu trop économiciste. Lire de Pierre Bourdieu, L’intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France 1987-1989, Seuil, 2022.
3 Sur la philanthropie des élites américaines, je vous renvoie au livre de Nicolas Guilhot, Financiers, philanthropes. Vocations éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970 (Raisons d’agir, 2004). Je vous renvoie également à la lecture du livre de Christopher Lasch La révolte des élites et la trahison de la démocratie (Flammarion, 2007).
4 Parmi tous ses écrits, citons Pour une anthropologie anarchiste (Lux, 2004), Dette, cinq mille ans d’histoire (Les liens qui libèrent, 2011), Bureaucratie (Les liens qui libèrent, 2015), Bullshit jobs (Les liens qui libèrent, 2018), Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (Les liens qui libèrent, 2021).
5 David Graeber, Comme si nous étions déjà libres, Lux, 2014.

Devenir fasciste...

Mark Fortier, Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion, Lux, 2025.

Le sociologue québécois Mark Fortier n’a pas l’âme d’un guerrier. Alors, face à la montée de l’extrême-droite et à la « déroute de la démocratie sociale et libérale », il a fait son choix : il a décidé de se peindre en brun pour se « fondre dans le décor ». « Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion » est son dernier livre.
Normalement, lui, l’intellectuel de gauche, progressiste et démocrate, aurait dû résister à l’air nauséabond de notre temps, puisqu’il incarne tout ce que la droite radicale déteste. Mais comme beaucoup d’autres, et notamment les élites économiques jusqu’alors acquises au libéralisme, il a choisi, comme Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et tant d’autres, de s’adapter.

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L’hégémonie culturelle de la gauche : c’est donc fini ! L’endoctrinement des enfants à l’école, c’est terminé: il faut purger1 les bibliothèques des lectures indécentes, offensantes, voire culpabilisantes, de tout ce qui sent le « woke ». L’autodafé se passera de bûcher. Il faut maître au pas les universités. Il faut purger l’art également de ces accents frivoles, nihilistes, transgressifs qui polluèrent la cérémonie d’ouverture des derniers JO. Pourtant, qu’y a-t-il de plus transgressif que de confier des missions fondamentales à des hurluberlus, des sociopathes ou des abrutis ? La nouvelle équipe de Trump « a des airs de cabinet de curiosités » nous dit Fortier, où idiotie, insultes, fake news servent lieu de discours2. Il faut « noyer les médias dans la merde », soutient Steve Bannon pour en finir avec la démocratie et semer la confusion dans les esprits ; il faut avilir le langage, le réduire à quelques mots qu’on va répéter à satiété : les discours de Trump sont ainsi « faciles à comprendre mais pratiquement impossibles à traduire » ; quant au verbiage techno-bureaucratique, avec ses boursoufflures stylistiques et ses circonlocutions, son jargon peuplé de mots-valise, il participe également à rendre la réalité indéchiffrable.

Mark Fortier écrit : « Produit par des ploutocrates de droite, ce cirque offre une élite démocratique affaiblie en pâture à la colère du peuple ». Mais cette élite mérite-t-elle d’être défendue ? N’est-ce pas elle qui a transformé la politique « en une lutte non pour le changement de la société, mais pour le changement de soi-même » ? N’est-ce pas elle qui a mis au rencard la défense de l’égalité et fait parallèlement l’éloge de la diversité ? Que peut-on attendre d’eux ? Pour l’auteur, ces « patriciens du 21e siècle, prudents et modérés, feront ce qu’ils font de mieux : rien. »

Malgré tout cela, Mark Fortier n’est pas devenu fasciste. Sa thérapie de conversion fut un flop : la greffe n’a pas pris. Il a décidé d’être optimiste, confiant dans la capacité d’une majorité d’êtres humains à faire le choix de l’empathie, de la solidarité et de l’altruisme. Après tout, comme lui a enseigné sa mère, « la méchanceté des hommes n’a rien de définitif. »

Notes
1. Précisons que Mark Fortier « ne trouve pas les purges plus acceptables parce que ce sont (ses) semblables les progressistes qui tiennent le rôle de l’inquisiteur ». Il critique ici certaines actions de militants de gauche sur les campus américains dont la droite radicale a su faire son miel en son temps. Alain Deneault aborde également cette question dans Moeurs. De la gauche cannibale à la droite vandale (Lux, 2022).
2. Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux, 2022.

Pisser dans les cours d'eau...

Serge Hastom, Pisser dans les cours d’eau. Carnets de reportages très indépendants, Editions du Faubourg, 2025.

Serge Hastom est reporter et co-fondateur d’une revue au nom singulier : Invendable. En 2023 et 2024, seul ou accompagné, il a sillonné la Russie, les Etats-Unis et la France, et en a retiré ce qu’il appelle des « carnets de reportages très indépendants », rassemblés sous un titre tout aussi singulier : Pisser dans les cours d’eau.
Il est donc allé à la rencontre des gens, loin des capitales et des élites. Il a croisé la route des « vrais gens » comme l’on dit aujourd’hui : des prolos qui se lèvent tôt, travaillent durs et s’imaginent, entre deux verres d’alcool fort, un avenir plus radieux.

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Les Russes sont intrigués. Que vient faire par ici un routard français ? A-t-il oublié que son gouvernement soutient les nazis ukrainiens et le pantin Zelenski ? Est-il sous l’influence de la propagande américaine ? Est-il fier de son pays ? Car pour les Russes chrétiens rencontrés, la France d’antan n’est plus. C’est les chaînes d’infos qui le disent et on ne peut que les croire. Le Blanc catholique a été grand-remplacé par des hordes de Noirs et de musulmans ; et puis il a laissé proliférer sur son sol toutes les formes de déviance sexuelle possible. Sa police ? Elle tire sur les gens et les éborgne. A n’en pas douter, ce pays wokisé va à vau-l’eau. Il lui faudrait une Le Pen au pouvoir pour stopper la décadence. Poutine a des défauts, certes, mais avant lui, la Russie avait cessé d’être grande, puissante et respectée, et avait le visage de l’alcoolique Eltsine. Mais attention, le Russe, nous dit Serge Hastom, est plus patriote que nationaliste ; c’est son héritage soviétique : rassembler sous un même drapeau des populations de cultures et de religions différentes. Les Russes musulmans posent le même diagnostic : l’évolution des mœurs leur déplaît fortement. Mais une chose les inquiète : l’islamophobie. Pour eux, l’Islam, c’est la paix et l’hospitalité, et ils le prouvent en accueillant l’auteur. Rares sont les voix dissonantes au pays de Poutine. Loin des grands centres urbains, la dissidence existe peu et se fait discrète. Beaucoup l’avoue : la démocratie, « on se porte mieux sans », si elle a le visage de la décadence...
Au coeur de l’Amérique, on craint aussi la dissolution des mœurs incarnée par le mouvement LGBT-etc. A Elohim City, on vénère, en communauté mystique et raciale, le Blanc et la suprématie WASP, tandis que dans les tribus indiennes, on meurt en silence dans la misère, l’alcool et l’absence totale de perspectives. Et tous invoquent l’Age d’or, ce temps béni et fantasmé où l’on faisait société… En France aussi, certains se souviennent avec amertume de ce temps d’avant, plus chaleureux et rassurant, comme un spectacle du Puy-du-Fou ; à l’heure où Cnews « bouffe les têtes » en continu.

L’auteur l’avoue : il y a « une sorte de paresse intellectuelle dans (sa) façon de coller des bouts de phrases chopés au hasard, à des heures tardives ». Ce livre ne se veut pas essai de sociologie. Il souligne seulement la place des valeurs morales dans la façon dont certains analysent les tourments du monde et de leur monde, même si la question sociale n’est jamais loin.

Les indigènes : surveiller et punir

Vincent Bollenot, « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France, 1915-1945, CNRS Editions, 2025.
Isabelle Merle et Adrian Muckle, L’Indigénat, de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie, CNRS, 2025.

Racisme, paranoïa, disciplinarisation, profits me semblent être les mots les plus appropriés pour évoquer la façon dont la France, pays des droits de l’homme et phare de la civilisation, a considéré et traité ses enfants de l’Empire.
Dans un livre passionnant intitulé Indispensables et indésirables1, Laurent Dornel nous avait raconté comment l’Etat français avaient traité les travailleurs coloniaux, recrutés pour s’échiner dans l’industrie de guerre lors du premier conflit mondial. Il nous rappelait que la grande peur de l’époque s’appelait métissage : il fallait à tout prix éviter que citoyens et indigènes se côtoient, voire se reproduisent. L’ordre racial ne devait pas être perturbé par cet afflux migratoire pensé comme temporaire !
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Avec « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France 1915-1945, publié par CNRS Editions, l’historien Vincent Bollenot s’intéresse de son côté au CAI, le service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies en France. A l’angoisse du métissage s’ajoute la peur de la contagion bolchevique et de sa capacité à faire vaciller l’Empire ; car l’indigène est remuant, notamment quand il vient d’Indochine. Il faut donc surveiller et punir. Alors on remplit des fichiers, on rédige des notes mensuelles, on bastonne à l’occasion ou on rapatrie l’indocile au besoin. Le CAI a deux visages : celui du fonctionnaire zélé, ancien de la coloniale et défenseur de l’Empire, et celui de l’indispensable mouchard qui a troqué sa conscience contre un salaire modeste. « La délation est un métier précaire », nous dit l’auteur, et dangereux, car leurs victimes ont aussi appris à se méfier…

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La méfiance est également au coeur du livre d’Isabelle Merle et Adrian Mukle, L’Indigénat de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie2, publié également par CNRS Editions. Comment avoir confiance dans un peuple indolent mais prompt à la révolte, aux coutumes singulières et à l’organisation sociale désarçonnante, rétif au salariat et à la propriété individuelle ? Quant aux Kanaks, qu’ont-ils à attendre d’une autorité coloniale qui les a martyrisés, spoliés, parqués dans des réserves aux sols pauvres, qui contrôlent leurs déplacements, qui les montent les uns contre les autres, qui les accablent d’amendes et d’impôts, les jettent en prison ou leurs imposent des travaux forcés au nom du développement et du progrès ? Et il en est de même pour les engagés, ces Océaniens et Asiatiques recrutés par contrat et soumis à un régime de travail proche de l’esclavage.

Le régime de l’indigénat, c’est le règne de l’arbitraire, du dérogatoire, de la corruption et du clientélisme, au service du capitalisme, de la paix sociale et de l’intérêt dit général. Réquisitions, prestations non rémunérées…, « la Nouvelle-Calédonie use et abuse du travail forcé », soulignent les auteurs, et l’État sous-traite le sale boulot aux chefs et petits-chefs des tribus et des clans ; à eux revient la lourde tâche de favoriser la mise au travail et l’acculturation des Indigènes. Voilà comment se déployait la mission civilisatrice de la France. Et le gouverneur de Nouvelle-Calédonie Jules Repiquet de constater, en 1922, que « Les progrès (que les Kanaks) font sur la voie de la civilisation sont très lents ». On peut les comprendre...

Notes
1. Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.
2. Sorti en 2019, et réédité en format poche en 2025, augmenté d’un avant-propos et d’une postface.

La mort a un coût

Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle, Le coût de la mort. La Sécurité sociale jusqu’au bout, Editions du Détour, 2025.

Celles et ceux qui ont eu à assumer le décès d’un proche le savent, l’organisation des obsèques est un moment singulier où l’on doit gérer, outre ses émotions, les attentes du défunt et de la famille ainsi que le regard que les autres porteront inévitablement sur la cérémonie. Avec Le coût de la mort, livre publié par les éditions du Détour, les historiens Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle nous proposent de réfléchir à l’organisation concrète des obsèques et de « faire advenir une nouvelle institution : la Sécurité sociale de la mort ».

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A l’heure où l’on nous serine que la Sécurité sociale doit être réformée afin d’éviter la faillite, proposer une telle chose peut sembler incongru, voire délirant. Elle ne l’est pas et les auteurs rappellent que la ville de Genève, depuis 1876, prend en charge les obsèques de ses ressortissants.
Les auteurs proposent donc la création d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale qui reposera sur le principe de la cotisation, et qui permettra à chaque famille de disposer de 4000 € pour organiser la cérémonie de leur proche (c’est le coût moyen d’une cérémonie actuellement). Cette cotisation se substituerait à la « très controversée CRDS que chaque mois nous versons actuellement aux marchés financiers ».

Il faut arracher la mort des mains du capitalisme funéraire, car la mort est devenu un business comme un autre, où le luxe côtoie le low cost, où certains profitent de la détresse des familles pour vendre des prestations, où quelques grands groupes accaparent le marché. Il en faut pour toutes les bourses, dit-on, mais « il y a une grande violence à dépendre de la générosité ou de la pitié d’autrui » quand on souhaite organiser une cérémonie digne au défunt.
Fondateurs du collectif Pour une Sécurité sociale de la mort, les deux auteurs proposent de réformer de fond en comble le système actuel par la mise en place de collèges funéraires dont la première mission sera de définir ce qui doit être remboursé, autrement dit de « fixer des limites aux rites remboursés » la Sécurité sociale. Le système reposera sur le conventionnement des professionnels du secteur, ce qui permettra à des structures marginalisées aujourd’hui, comme les coopératives, de ne plus subir la concurrence des grands groupes. Ne seront conventionnées que celles qui se conforment au cahier des charges qui sera mis en place ; un cahier des charges qui peut pousser le secteur à se moderniser et à en finir avec des aberrations : le granit de France est expédié en Inde pur y être travaillé avant de nous revenir...
Les auteurs s’intéressent également aux salariés des entreprises concernées. Il faut renforcer leur formation initiale, les préserver des accidents du travail, très nombreux dans le secteur, mais aussi les aider psychologiquement à vivre au contact de la mort, chaque jour, ainsi que sécuriser leur profession en leur donnant ce que Bernard Friot appelle un salaire à vie.
Plus largement, puisque « le tabou autour de la mort empêche d’en faire un sujet démocratique », les auteurs nous invitent à imaginer une éducation à la mortalité… ce que font déjà nos voisins suisses.

Treblinka : retour sur une controverse

Samuel Moyn, L’Affaire Treblinka. 1966. Une controverse sur la Shoah, CNRS, 2024.

Au printemps 1966, un livre fait sensation : il s'intitule Treblinka, et son auteur est Jean-François Steiner. L’historien américain Samuel Moyn nous en dit plus avec L’Affaire Treblinka. Une controverse sur la Shoah, livre sorti en anglais il y a vingt ans mais seulement récemment en français grâce à CNRS Editions.

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Jean-François Steiner est un personnage singulier. Il est Juif, fils d’un sioniste réactionnaire, déporté et mort dans un camp de Silésie. Il a vécu dans un Kibboutz puis s’est engagé chez les parachutistes et participé à la guerre d’Algérie. Il n’est pas historien,mais journaliste et il n’a pas trente ans lorsqu’il commence ses recherches sur le camp d’extermination de Treblinka et la révolte héroïque qui le secoua en août 1943. Il en tire un livre hybride où se mêlent témoignages des rares survivants, archives et éléments fictionnels. Porté par une campagne publicitaire tapageuse et provocatrice, le livre, préfacé par Simone de Beauvoir, connaît un vif succès, mais ne tarde pas à provoquer la polémique.
Pour la comprendre, il faut, souligne Samuel Moyn, la recontextualiser. Dans les années 1950, on distingue peu les victimes juives des autres victimes du nazisme : un déporté est un déporté, qu’il soit Juif ou résistant, et la Shoah n’est qu’une des manifestations de la barbarie nazie. Dans les années 1960, avec le procès Eichmann, on commença à distinguer au sein de l’univers concentrationnaire, les camps de la mort1. Treblinka, c’est 800 000 morts en moins de deux ans. On y entre pour y être tué, et ne survivent que ceux dont la machine exterminatrice a besoin.

Si l’ouvrage de Steiner fit polémique, c’est qu’il rendait les Juifs complices des bourreaux, ce qui réjouissait notamment la droite, l’extrême droite et les antisémites. Complices parce qu’affectés sous peine de mort aux sonderkommandos, ils devenaient un des rouages de la machine à tuer. Complices parce que les élites juives, via les conseils juifs2, avaient facilité la déportation des leurs, en lien avec les nazis. Complices parce que prisonniers de « l’esprit de ghetto », ils étaient allés à l’abattoir comme des moutons : le Juif du ghetto, non-violent, était l’antithèse du Juif bâtisseur, figure centrale du projet sioniste ; et Jean-François Steiner, porté par le culte de la force et le virilisme, avouait avoir honte d’être « l’un des fils de ce peuple » si lâche et docile. Il comparait ainsi la révolte du ghetto de Varsovie, révolte du désespoir contre l’imminence de l’anéantissement, à la révolte de Treblinka dont le but n’était pas de mourir les armes à la main mais de vivre.
Samuel Moyn nous entraîne au coeur de cette polémique aussi rude, violente que riche et éclairante où l’on croise des intellectuels, spécialistes ou non de la Shoah, comme Vidal-Naquet, Marienstras, Rousset, Poliakov, Hilberg ou encore Lévinas, mais aussi des rescapés de la Shoah, interviewés par Steiner et qui dénoncent la façon dont leurs propos ont été interprétés par l’auteur. Dans cette controverse, étaient discutées autant l’expérience concentrationnaire que la supposée nature juive éternelle ou encore la soi-disant passivité des Juifs. Mais combien de révoltes collectives non juives ont-elles perturbé l’ordre concentrationnaire nazi ?
Samuel Moyn l’avoue : « Les croyances et motivations de Steiner (...) sont impossibles à cerner complètement, et elles sont loin d’être le point le plus intéressant dans l’histoire de l’accueil du livre ». Son travail l’a amplement prouvé.

Notes
1 Les survivants se sont-ils tus ou a-t-on fait le choix de ne pas les entendre ? Cette question est toujours discutée...
2 Cette « complicité » est présente dans le livre de Hannah Arendt (Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, 1963). Maurice Rasjfus analysera également l’attitude des élites juives françaises dans son Des Juifs dans la collaboration. L’UGIF 1941-1944 (1980, rééd. Editions du Détour 2021).

Amazone, un monde en partage

Hervé Théry, Amazone. Un monde en partage, CNRS Editions, 2024.

En 2023, grâce au géographe Pascal Marchand, CNRS Editions nous proposait une remarquable histoire de la Volga au 20e siècle1. Il y a quelques mois, c’est un autre géographe, Hervé Théry, qui nous invitait à explorer le plus long fleuve du monde2 avec « Amazone. Un monde en partage ».

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L’Amazone impressionne par sa longueur, son débit, l’ampleur de son bassin, l’importance de ses affluents et de son réseau hydrographique, ses eaux profondes ou sa largeur qui parfois se compte en dizaine de kilomètres. Et on ne peut penser l’Amazone sans l’Amazonie, immense territoire, poumon vert d’une planète en sursis et terre des derniers hommes libres, où se croisent par centaines langues et groupes ethniques… au point qu’on en oublie qu’aujourd’hui, la route a remplacé le fleuve comme moyen de transport et que 80 % de la population amazonienne vit dans des villes, des métropoles qui ont accompagné le développement du territoire, autrement dit l’exploitation sans frein des ressources et la mise au travail autoritaire des Amérindiens et des pauvres, voire leur liquidation physique au nom de l’Ordre, du Progrès et de la production de caoutchouc3.

Hervé Théry nous fait donc descendre le fleuve. On y croise des Guaranis, des Achuar, des migrants du Nordeste, des Quilombolas (ces descendants d’esclaves noirs ayant fui leurs propriétaires), des caboclos, autrement dit des métis qui tous vivent de la pếche, de l’artisanat, de l’agriculture et aujourd’hui de l’écotourisme. Ils incarnent d’une certaine façon l’Amazonie d’antan, quand les villes étaient des villages et que les routes, jusqu’aux années 1960, étaient rares. La Transamazonienne et le réseau ferré ont complètement bouleversé le territoire, offrant une alternative au transport fluvial et ouvrant de vastes territoires à la colonisation, notamment agricole, les grands propriétaires terriens ayant besoin de terres pour faire paître le bétail et faire pousser du soja transgénique. Qui dit élevage extensif dit défrichements, déforestation et développement d’une industrie du bois. Et n’oublions pas la ruée vers l’Amazonie pour vider son sol de pétrole, de gaz et de fer, voire de son or, avec les conséquences sociales que l’on connaît : mépris des populations, du droit des populations indigènes, catastrophes environnementales4

« Peut-on aménager et protéger l’Amazon(i)e ? », tel est le titre du chapitre conclusif dans lequel l’auteur nous rappelle que l’Amazonie brésilienne a perdu près d’un million de km² de couverture forestière en un demi-siècle, et que la protection des espaces naturels est régulièrement remise en question par des politiciens et des businessmen. Hervé Théry plaide pour faire émerger des « modes de mise en valeur et de conservation qui concilient le bien-être de tous ceux qui y vivent et l’attention vigilante de ceux que l’Amazonie fascine (afin) que les générations futures puissent, elles aussi, en contempler la beauté. » Je doute que le « banditisme financier » (Eduardo Galeano), le capitalisme prédateur et le trumpisme culturel soient sur la même longueur d’ondes...

Notes
1. Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023.
2. Il approche les 7000 kms de long, tout comme le Nil.
3. Le Brésil n’a bien sûr pas le monopole de la violence sociale dès qu’il s’agit du latex. Pour s’en convaincre : Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi (sldd), La Chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (19e-20e siècles), PUR, 2021. ; Eric Panthou / Tran Tu Binh, Les plantations Michelin au Viêt Nam. Une histoire sociale / Phu-Rhiêng : récit d'une révolte, La Galipote, 2013.
4. Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.

Bata : le paternalisme en actes

Jacquot / Monier / Paindorge / Paye (sldd), Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure, Presses universitaires de Grenoble, 2024.

En 1931, dans le sud rural de la Moselle, un entrepreneur tchèque crée une usine de fabrication de chaussures singulière. Une quinzaine de chercheurs nous en disent plus avec Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure publié par les Presses universitaires de Grenoble.

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L’histoire commence à la fin du 19e siècle à Zlin, en Moravie, où les frères Bata lance une manufacture de chaussures. L’entreprise grossit, innove, diversifie ses activités et part à la conquête du monde dans les années 1930. Vont éclore ainsi une trentaine d’usines dans seize pays différents. Usines ? La qualification est réductrice car la volonté des dirigeants est bien plutôt de construire de véritables villes-usines dans laquelle pourraient s’épanouir des communautés de travail unies, pacifiées n’ayant qu’un seul objectif : la réussite économique de l’entreprise.

Nous voici donc à Hellocourt, au milieu de nulle part. La direction Bata a trouvé là ce qu’elle recherche : une main d’oeuvre rurale, masculine comme féminine, sans culture revendicative ni formation professionnelle pour laquelle l’emploi hors-agriculture est extrêmement rare ; une main-d’oeuvre à qui elle va proposer un travail, un logement, des formations, des loisirs culturels et sportifs, une politique sociale en avance sur son temps ; une main-d’oeuvre non encore contaminée par les idées socialistes à qui elle va pouvoir insuffler un fort sentiment d’appartenance, indispensable pour faire advenir « une société humaine harmonieuse ».

Le bataïsme, c’est cela : le contrôle, l’encadrement de la main-d’oeuvre dans et hors l’usine. Bata la chrétienne ne veut pas des ouvriers, elle veut des collaborateurs dévoués à 100 %. Bata veut créer un « homme nouveau », individualiste mais capable de se fondre dans un collectif de travail, cupide et soucieux de promotion individuelle, qui fait corps avec ses chefs, qui fait siennes les valeurs de l’entreprise qui se veut moderne et à la pointe des innovations technologiques comme managériales. Malheur à celui qui fait entendre sa dissidence : contre lui, on lancera un syndicat-maison ! Malheur à celui qui ne remplit pas ses objectifs, perturbe l’organisation de la production et remet en cause la distribution des primes de rendement ! Travailler chez Bata, être un bataman, c’est faire partie d’une élite, saine de corps et d’esprit, et toujours enthousiaste et prête à relever un défi. Chez Bata, le faible et le rebelle ne font pas long feu, et les syndicalistes font ce qu’ils peuvent. La résistance à l’ordre usinier est plus individuelle que collective : on ne fait pas grève chez Bata, on ruse, on fait le dos rond et « on n’en pense pas moins »… Les auteurs ont raison de rappeler que « les formes de subordination mises en place, aussi sophistiquées soient-elles, n’arrivent jamais à bout de la renaissance des pratiques d’autonomie des salariés », notamment dans la classe ouvrière, moins captive que ne le furent les employés et cadres ; d’autant plus que rapidement, les effectifs furent très largement supérieurs à l’offre de logement proposée par l’employeur.

« En termes d’identification à la boîte, dit un ancien, Bata c’était le summum, c’est en ça que le système a marché ». Le système Bata fut ainsi une formidable machine à produire du consentement, y compris dans les dernières années marquées par la crise économique et l’inéluctable fermeture à laquelle la plupart des 500 salariés se refusaient à croire… Avec ce livre, les auteurs nous rappellent que la Lorraine ouvrière ne se réduit pas à ses places fortes sidérurgiques ; et que Bata n’a pas encore révélé tous ses secrets.

Le socialisme selon Martin Buber

Martin Buber, Utopie et socialisme, L’Echappée, 2025.

Né à Vienne en 1878 et mort 87 ans plus tard à Jerusalem, Martin Buber fut une des figures importantes et atypiques du monde intellectuel juif contemporain. Michael Löwy a écrit qu’il incarnait une « religiosité romantique et mystique, imprégnée de critique sociale et de nostalgie communautaire. »1 La réédition par les Editions de l’Echappée de son livre « Utopie et socialisme » en porte témoignage ; il en est de même avec « Une terre et deux peuples »2, ensemble de textes sur la Palestine dans lesquels Martin Buber défend un sionisme singulier, « moral et spirituel » disait-il, pacifiste, anti-nationaliste, favorable à une alliance entre Juifs et Arabes, et à un Etat binational reposant sur des communautés de travail oeuvrant pour le bien commun3.

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Dans « Utopie et socialisme » publié initialement en 1947, Martin Buber nous ramène au 19 siècle où le socialisme se construit dans le dialogue, mais plus souvent dans l’affrontement. Avant que ne règne le socialisme scientifique porté par le marxisme et sa critique radicale du monde industriel capitaliste qui se construit sous ses yeux, il y eut un socialisme utopique, marqué par les mentalités pré-industrielles, l’idéal communautaire, la valorisation de l’expérimentation sociale. « Est tenu pour utopique tout socialisme volontariste » écrit ainsi Buber.
Ce qui intéresse Martin Buber dans le socialisme utopique, c’est sa défense des capacités créatrices des hommes et femmes, des producteurs. Qu’ils aient pour noms Saint-Simon et Fourier, Robert Owen et Pierre-Joseph Proudhon, de Pierre Kropotkine et Gustav Landauer, ils veulent construire le socialisme par en bas, ici et maintenant. Il en est ainsi du mouvement coopératif où, écrit Buber, « l’homme réel se rapproche de l’homme idéal (…) au moment où est exigé de lui l’accomplissement de tâches dont il n’était ou ne se croyait pas jusqu’alors à la hauteur. »

Pour l’anarchiste Landauer, grand ami de Buber, « L’État est une relation, un rapport entre les hommes (…). On le détruit en contractant d’autres rapports. ». Car l’ennemi, c’est l’État. Cet Etat qui, en terres capitalistes comme en URSS stalinienne, a atomisé, englouti la société : le capitalisme ne veut avoir à faire qu’à des individus isolés les uns des autres ; le stalinisme les a absorbés dans la grande machinerie autoritaire et bureaucratique. C’est pourquoi Martin Buber s’oppose à ce qu’il nomme le principe politique qui ne peut que réduire la spontanéité sociale : « les liens autonomes deviennent sans signification, les relations personnelles se dessèchent, même l’esprit devient fonctionnaire ».

Pour Buber, c’est avec Marx « que commence le mouvement d’un socialisme où le principe social n’existe plus que comme fin ultime - la société sans classe ni Etat- et non pas à l’intérieur même du projet réel et pratique. » Cette assertion est à relativiser : outre que Marx a toujours porté un regard intéressé sur les pratiques sociales ouvrières, il a consacré les dernières années de sa vie à étudier les modes d’organisations communautaires pré-capitalistes4.
Pour Buber, le socialisme ne peut être qu’éthique. Et je pense qu’il aurait souscrit à ces mots de Maximilien Rubel, fin connaisseur de l’oeuvre de Marx : « Le socialisme n’est une nécessité historique que dans la mesure où il est pensé et voulu comme nécessité éthique (…). Le socialisme est conscience de l’utopie ou il n’est rien. »5

1 Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988, p. 63.
2 Martin Buber, Paul Mendès-Flohr, Une terre et deux peuples. La question judéo-arabe, Lieu commun, 1983. Je ne crois pas qu’il ait été réédité depuis.
3 La pensée de Buber fut évidemment évolutive et mon essai de synthèse de ses positions sur un sujet aussi sensible ne peut être que très réductrice.
4 Kolja Lindner, Le dernier Marx, L’asymétrie, 2019. Ces brouillons de Marx étaient inconnus de Buber.
5 Maximilien Rubel, Révolution et socialisme. Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, 1970, p. 13.

Jacqueline Manicom, une féministe oubliée

Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, Editions de l’Atelier, 2025.

Sur la couverture du livre, deux visages font face à l’objectif. Il y a Simone de Beauvoir, figure du féminisme et intellectuelle majeure, et, derrière elle, une militante aujourd’hui oubliée : Jacqueline Manicom. L’historienne et journaliste Hélène Frouard lui rend hommage dans une biographie publiée par les Editions de l’Atelier.

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« Jacqueline Manicom la révoltée » a la peau noire, mais dans le contexte antillais qui l’a vu naître, sa noirceur est singulière : elle est issue d’une famille de migrants indiens qui a posé ses valises aux Antilles dans les années 1860 ; née en 1935, c’est un enfant quarteron car son grand-père biologique n’est pas ce modeste ouvrier agricole du nom de Manicom mais le planteur chez lequel il s’échine.
Ses parents voient grand pour elle. Jacqueline découvre l’école privée catholique, autrement dit l’école des Blancs créoles. Mais l’élève brillante est obligée d’arrêter ses études l’année du bac pour aider sa mère qui attend son dixième enfant. Elle se rêvait médecin, elle deviendra sage-femme, métier-passion qu’elle apprend et exerce en Martinique puis en France à la fin des années 1950.

Sa conscience féministe et socialiste s’affermit au contact des drames humains qu’elle côtoie : la mortalité infantile est importante, tout autant que les grossesses multiples ; l’éducation sexuelle ? Elle est absente du parcours des soignées comme des soignants ; les médecins ? Ils sont sexistes, paternalistes et méprisants, sauf Jacques qu’elle épouse et avec qui elle aura un enfant. Mais la belle-famille (bourgeoise) ne tient pas à voir une négresse entrée dans sa généalogie. Aussitôt mariée, aussitôt divorcée, Jacqueline retourne aux Antilles où avec les communistes guadeloupéens, elle met sur pied le Planning familial. Elle côtoie également les milieux indépendantistes et tombe amoureuse d’un gauchiste parisien avec qui elle retourne à Paris en 1964.
Là, Jacqueline se met à l’écriture. Contactée, Simone de Beauvoir l’encourage dans cette voie, mais il lui faudra attendre 1972 pour que son premier roman sorte en librairies. Deux ans plus tard, elle publie un second roman qui, comme le premier, est une dénonciation du sexisme, du racisme omniprésent et de la difficulté à vivre une relation saine dans un cadre colonial ; c’est aussi une critique rude de l’institution médicale, notamment des médecins tout-puissants qui méprisent femmes et sage-femmes, mais aussi de ces « erreurs médicales » que l’on met sous le boisseau. Et certains ne le lui pardonneront pas...

Jacqueline la révoltée est à fleur de peau. Elle mêle de front une vie de famille compliquée, une vie professionnelle épuisante et une vie militante exaltante mais parfois violente et dont il faut gérer psychologiquement les périodes de reflux. Toute sa vie, elle qui avait soif de reconnaissance s’est heurtée à des murs : murs du sexisme, du racisme, de la société de classes. Dans une lettre à Simone de Beauvoir écrite en 1966, elle se disait « perdue, traquée par un monde blanc et puissant ». Nulle part, elle ne s’est sentie à sa juste place…
Au mitan des années 1970, Jacqueline Manicom s’avoue épuisée. Le 22 avril 1976, elle prend la plume et écrit qu’elle en a assez d’être noire, pauvre et de se battre pour survivre. Elle avale des barbituriques et s’ôte la vie.
Bientôt une école maternelle parisienne portera son nom. Bel hommage pour une militante féministe qui, sa vie durant, s’est consacrée à l’émancipation des femmes (et des femmes noires), et qui considérait que l’éducation devait leur apporter, pour paraphraser Fernard Pelloutier, « la science de leur malheur ».

Indispensables et indésirables : les travailleurs coloniaux dans la France en guerre

Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.


« Indispensables et indésirables », tel est le titre du livre passionnant de l’historien Laurent Dornel. Qui sont ces hommes qui tourmentent ainsi l’État français durant la Première Guerre mondiale ? Des travailleurs coloniaux et des immigrés chinois que le pouvoir vient de recruter.


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Le conflit bat son plein, on meurt en masse sur les champs d’horreur, et les bras manquent pour faire tourner la machine de guerre à plein régime. La mobilisation des femmes dans les industries de guerre ne suffisant plus, le gouvernement d’Union sacrée tourne alors son regard vers cet immense réservoir de main-d’oeuvre que représente l’Empire colonial. Pour la première fois de son histoire, la France devient une terre d’immigration massive. Ils seront ainsi plus de 200 000 à fouler le sol de la patrie des droits de l’homme et à découvrir l’univers usinier. Ils sont Maghrébins, et de statuts différents puisque seule l’Algérie est une colonie ; ils sont Malgaches, Indochinois, et donc Chinois, ressortissants d’un pays indépendant mais gérés par l’État français comme s’ils étaient des colonisés. Ils ont été recrutés et affectés à des postes correspondant aux qualités de leurs races respectives : ainsi le Malgache est docile mais peu robuste, tout comme l’Annamite indolent qui excelle dans les « travaux d’adresse » , ce qui en fait une « main d’oeuvre quasi féminine » ; le Chinois du nord est plus indiscipliné que celui du sud, plus robuste et docile… Il y a des races faites pour le labeur industriel comme il existe des races faites pour la guerre1, c’est ainsi...

Indispensables, ces hommes le sont donc pour produire de quoi poursuivre la boucherie. Indésirables, ils le sont tout autant car le gouvernement se méfie des conséquences qu’un séjour prolongé sur la terre de France pourrait produire sur des individus qui n’ont connu jusqu’alors et pour la plupart que l’ordre colonial et le code de l’indigénat. Ils pourraient prendre goût à une liberté, même relative, au point d’en devenir insolents...
Cette masse ouvrière qui débarque en masse à partir de 1916 est donc à surveiller comme le lait sur le feu. Tout d’abord, il faut apprendre à ces « grands enfants paresseux » l’ordre, la discipline, l’assiduité au travail et le respect du à la race supérieure. Il faut également qu’ils comprennent qu’ils ont un lieu d’affectation et qu’il n’est pas question qu’ils l’abandonnent et se transforment en travailleurs libres ou se mettent à vagabonder pour échapper aux conditions de travail et de vie qu’on leur impose ; car ces travailleurs coloniaux furent loin de se montrer dociles en toutes circonstances. Il faut tout faire pour empêcher que les « races » se côtoient, voire même que ces hommes à la « mentalité primitive » développent des relations amicales avec les travailleurs français. Tout est fait pour qu’ils restent entre eux et « se mêlent le moins possible à notre vieille race française » : Laurent Dornel souligne que la volonté de l’Etat est bien de « favoriser le maintien de la culture d’origine » car ces hommes, par essence inassimilables, sont destinés à retourner chez eux la guerre finie. C’est pourquoi le pouvoir craint par dessus tout que ces coloniaux à la sexualité évidemment débridée n’abusent de la crédulité des jeunes femmes françaises, les poussent au mariage ou, pire, les engrossent. Le métissage, c’est l’ennemi : « toléré en situation coloniale il est impensable lorsqu’il met en cause la domination blanche » en France comme de l’autre côté de la Manche. Comme l’a écrit le Sunday Times, « nous trouvons naturellement choquant que des hommes de couleur fréquentent des femmes blanches, même les plus humbles ».
En 1919-1920, la plupart des Indésirables ont été rapatriés. Leur séjour en France en a-t-il fait de loyaux sujets ? Rien n’est moins sûr...

1. Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.

Refuser de parvenir

CIRA, Refuser de parvenir, Nada Editions, 2024.

Il y a près d’une décennie, les éditions Nada publiaient un ensemble de textes réuni sous le titre de Refuser de parvenir. Idées et pratiques. Elles nous proposent aujourd’hui, judicieusement, la réédition de la partie historique et théorique de ce travail. Judicieux ? Oui, puisqu’il ne vous aura pas échappé que depuis une poignée d’années, des jeunes à fort capital culturel et scolaire, et souvent issus des classes moyennes et supérieures, ont décidé de « bifurquer », d’abandonner leurs études et ses promesses de postes à responsabilité avec le salaire qui va avec, pour s’investir dans des activités ayant à leurs yeux « du sens ». Certains salueront ce choix courageux, d’autres se gausseront de cette possible passade pour la radicalité qui leur rappellera peut-être la trajectoire de certains soixante-huitards…

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L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré à Albert Thierry, fils d’ouvrier maçon, brillant étudiant qui, par conviction, a choisi de rester un humble instituteur ; un instituteur qui déteste les programmes, l’émulation, la discipline, qui a conscience que la défiance des élèves est une défiance de classe ; un instituteur qui veut repenser l’éducation en transformant le travail scolaire.

Nous sommes avant 1914, Albert Thierry a lu Proudhon, Sorel, Pelloutier, Tolstoï, et il est convaincu que s’extraire de sa condition sociale ne peut qu’entraîner la trahison, le reniement, les compromis : « Il est impossible à un véritable révolutionnaire de parvenir à quoi que ce soit, dans la société telle qu’elle est » écrit-il ; plus pondéré, le célèbre historien Jules Michelet, fils de typographe, avait souligné que la difficulté « n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi. »
Le refus de parvenir est donc un choix éthique qu’on ne saurait réduire à sa dimension ascétique et sacrificielle : par amour de la classe ouvrière, je renonce à faire carrière, je dénonce la méritocratie républicaine et ses distinctions, et je me fais serviteur désintéressé du prolétariat. L’intellectuel doit « aller dans le peuple », comme le clamait Bakounine en son temps, mais pas pour s’en faire le tuteur. Le refus de parvenir est porté par la conviction que le prolétariat peut s’émanciper en prenant conscience de son malheur, et c’était l’une des fonctions dévolues aux bourses du travail d’alors qui s’efforçaient de « mettre à la portée des ouvriers toutes les connaissances du temps présent dans tous les domaines ». Il est aussi un « moyen d’entretenir la culture de classe » au moment où le syndicalisme, passé sa phase révolutionnaire, s’institutionnalise et se fonctionnarise… tout comme le socialisme.

Un siècle a passé. La posture ouvriériste n’est plus tenable à l’heure de la massification scolaire et de la transformation continue des modèles productifs, même si l’université recrache chaque année des milliers de diplômés dont la machine capitaliste n’a pas besoin. Mais dans un monde qui confond liberté et code-barre, dans une société où narcissisme, frustration, dépression et cupidité s’emparent des écrans, refuser de parvenir ou, pour le dire avec les mots d’Albert Thierry, « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi », n’a rien perdu de sa pertinence subversive.

Chomsky et l'impérialisme américain

Noam Chomsky et Vijay Prashad, Le retrait. La fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Libye, Afghanistan, Lux, 2024.

Alors que Donald Trump vient de poser ses valises, sa grossièreté, son arrogance et Elon Musk à la Maison blanche, avec les conséquences que cela est censé avoir sur la politique étrangère du pays, il peut être judicieux de lire les échanges entre Noam Chomsky et l’historien Vijay Prashad1 réunis dans Le retrait. La fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Libye, Afghanistan.

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Depuis plus d’un demi-siècle2, Chomsky n’a de cesse de « rejeter l’exceptionnalisme américain » et de dénoncer « l’incroyable désinvolture avec laquelle le massacre délibéré de vies humaines ordonné par l’État se trouve minimisé sous l’effet de l’idéologie américaine ». Au nom de la défense de la Liberté et du business, les Etats-Unis et le monde dit libre ont ainsi massacré des millions de personnes à travers le monde depuis la fin du second conflit mondial, mais nos grands médias, autre cible de Chomsky avec les intellectuels médiatiques, ne pointent que les crimes « communistes », une sorte de reductio ad Stalinum, en somme. C’est au nom de l’anticommunisme que l’Asie du sud-est fut noyé sous les bombes, et Chomsky, comme beaucoup d’Américains, a été profondément marqué par la guerre du VietNam…

« Personne ne peut rien exiger du parrain, qui décide de tout et prend ce dont il a besoin » nous dit Chomsky. Puissance impériale majeure, les Etats-Unis règnent sur le monde et s’octroient le droit de « faire la guerre préventive à volonté » : « Défier les Etats-Unis exige un peu de courage et d’indépendance. Voilà qui est trop demandé aux dirigeants européens. Ils se contentent d’obéir aux ordres du parrain ». La formule est rude et non dénuée de vérité mais elle a aussi ses limites : les relations internationales ne sont jamais à sens unique, et les acteurs étatiques tentent toujours de négocier au mieux de leurs intérêts leur position subalterne3.
Hier comme aujourd’hui, les mensonges, repris par les médias, sont au coeur du dispositif impérialiste : il faut « fabriquer du consentement ». Que n’inventerait-on pour justifier une intervention militaire ou en préparer une ? Des armes de destruction massive d’un côté, un risque nucléaire de l’autre : « la propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme »4.
Dans l’oeil du viseur chomskyen, il y a également l’OTAN qui, le danger soviétique écarté, a été « restructurée de façon à permettre aux Etats-Unis d’asseoir leur domination sur la planète », au risque, par exemple, de « provoquer une escalade des tensions avec la Chine. »

« Une fraction du budget militaire (américain) suffirait (pour) rénover les infrastructures vétustes et répondre aux plus urgents besoins sociaux » se désole-t-il. Nonagénaire, Chomsky pose un regard très pessimiste sur son pays : « On ne peut survivre à cette société dysfonctionnelle. C’est impossible », dit-il avant de se reprendre et d’affirmer qu’il « est possible d’éviter la catastrophe et de faire advenir un monde meilleur ». Mais voilà : en 2020, parlant de Donald Trump, Noam Chomsky a écrit : « L’idée que le destin d’un pays et du monde soit entre les mains d’un bouffon sociopathe est particulièrement inquiétante5. »

1 Vijay Prashad, Une histoire politique du tiers-monde, Ecosociété, 2019.
2 Noam Chomsky et Edward Herman, Economie politique des droits de l’homme, Albin Michel, 1981.
3 Soulignons la réédition en poche du livre de Bertrand Badie, Intersocialités. Le monde n’est plus géopolitique (CNRS Editions, 2024).
4 Noam Chomsky, Contrôler l’opinion publique, 1996 ; Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrique de l’opinion publique, 1988.
5 Noam Chomsky et Marv Waterstone, Les conséquences du capitalisme. Du mécontentement à la résistance, Lux, 2021.

L'eugénisme en version latine

Xavier Tabet, Françoise Martinez et Manuelle Peloille (slld), Fabriques latines de l’eugénisme 1850-1930, PUR, 2024.

Qu’y a-t-il à l’origine de l’eugénisme ? La volonté d’améliorer le patrimoine génétique d’une population donnée. Ne « lire l’histoire de l’eugénisme qu’au prisme de l’Holocauste » et des lebensborn ne peut être que réducteur. On a longtemps associé l’eugénisme au monde anglo-saxon et allemand, ou, pour être plus juste, on a opposé un eugénisme nordique dit « négatif », favorable à l’élimination des êtres dit inférieurs, à un eugénisme latin dit « positif », « proche de l’hygiène sociale et de la santé publique », visant à encourager la reproduction des individus réputés supérieurs. Une quinzaine de chercheurs nous rappellent, avec leur livre Fabriques latines de l’eugénisme 1850-1930, que rien n’est moins simple : l’eugénisme positif est en réalité un « archipel multiforme caractérisé par une multiplicité de variantes politiques, sociales et culturelles, et par la présence de différents styles nationaux ». Progressistes et réactionnaires, démocrates et autoritaires, néomalthusiens et féministes, humanistes et darwinistes sociaux… des militants, des scientifiques comme des hommes d’État « latins » ont soutenu et porté des politiques eugénistes parfois d’une grande brutalité1.
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Un spectre hante le 19e siècle pour les élites politiques et scientifiques : la dégénérescence de la race. Dans ce siècle marqué par le développement de la biologie et de la médecine, le recul de la religion et la montée des nationalismes, « l’eugénisme remplace la peur du déclin » : améliorer la race est possible, nécessaire, et, si l’on veut éviter la décadence, il est même du devoir de l’État d’intervenir fermement afin de bonifier le capital humain de la nation. L’éminent physiologiste pacifiste et prix Nobel Charles Richet déclare ainsi : « l’individu n’est rien et l’espèce est tout ». Derrière l’eugénisme, il y a toujours de la politique et de l’idéologie, un regard sur le monde et sur les périls qu’il faut conjurer. Et au mitan de ce 19e siècle de grands bouleversements, les périls sont nombreux !

Quels sont donc les visages de la dégénérescence ? Il y a l’idiot et le criminel-né, victimes de leur hérédité, qu’il faut supprimer ou stériliser, le prolétaire des bas-fonds urbains aux instincts primaires et sa femme trop féconde, la populace trop nombreuse pour être négligée… mais pas forcément le métis, ce bâtard produit notamment par la colonisation2, et qui tourmente la communauté scientifique. A ceux qui entendent préserver la race supérieure de toute impureté, d’autres, bien plus rares il est vrai, défendent le métissage, tout en tenant pour acquises la hiérarchie raciale et la suprématie de la race blanche. Ainsi au Pérou, pour conjurer le « péril indien », le métissage va s’inscrire dans le cadre d’une politique raciste et paternaliste de désindianisation du pays et de contrôle de la sexualité féminine.

Optimistes, pessimistes, pragmatiques : certains considèrent qu’il faut agir sur l’environnement pour régénérer la race, quand d’autres pensent que c’est peine perdue. Les auteurs soulignent que le monde « latin » ne fut pas immunisé contre l’eugénisme négatif et épargné par le darwinisme social et son mépris pour les faibles et les disgraciés, bien au contraire. Dans un monde où les chercheurs se lisent, se critiquent et s’influencent, ils s’avèrent que certaines idées portées par des eugénistes « latins » furent « récupérées plus tard dans des pratiques dites négatives de l’eugénisme ».

1 André Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, 2000.
2 Jean-Frédéric Staub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (15-18e siècle), Albin Michel, 2021, pp. 192-205.

Berneri et Rosselli, l'antifascisme et la révolution

Camillo Berneri, Carlo Rosselli, Enzo Di Brango (Edition préparée par), Contre l’État. Articles et correspondance 1935-1936, Les Nuits rouges, 2024.

Camillo Berneri et Carlo Rosselli, deux Italiens, militants révolutionnaires, hérétiques, que deux choses unissent : un destin tragique et une volonté de conjurer le sectarisme minant l’antifascisme transalpin. Ils sont au coeur de Contre l’État. Article et correspondance, livre proposé par Enzo Di Brango et publié par les Nuits rouges.
Destin commun : l’anarchiste Camillo Berneri a été liquidé à Barcelone par les « fascistes rouges » le 5 mai 1937 en pleine semaine sanglante1, ce moment tragique qui vit la République alliée aux staliniens mettre au pas par les armes les révolutionnaires les plus radicaux ; un mois plus tard, le socialiste Carlo Rosselli était exécuté, comme son frère, par l’extrême droite française aux ordres de Mussolini.

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Rénovation : Berneri pourfend l’anarchisme « ossifié » et s’en prend aux camarades à la « mentalité étroite et paresseuse » qui « (ruminent) la parole des maîtres »2 ; de son côté, Carlo Rosselli, fondateur du groupe antifasciste Justice et liberté, appelle à insuffler de l’éthique et du volontarisme dans le marxisme3, en somme il propose de relire Marx plutôt que ses épigones4. Le « socialisme libéral » qu’il défend n’est pas un réformisme : c’est un socialisme révolutionnaire qui considère que le socialisme est une philosophie de la liberté, non un étatisme castrateur et bureaucratique.

En 1935 et 1936, ils ont donc engagé le débat mais le but n’était pas la fusion des forces en présence : Berneri attache d’ailleurs une « valeur très relative aux programmes » politiques car « l’histoire en action » se charge de les rendre obsolètes, et Rosselli ne recherche que le débat d’idées et la collaboration pratique. Au coeur de leurs échanges, il y a la question de l’État ; un Etat qui n’est plus appréhendé par Berneri seulement comme machine répressive mais comme « échafaudage administratif » qu’on ne peut pas détruire mais que la population doit se réapproprier ; un Etat « ennemi de la société », monstre et parasite, qui est partout, répond Rosselli en s’appuyant sur les écrits de Marx lui-même.
Contre le centralisme qui étouffe la spontanéité et la créativité, contre le culte de l’État, contre le « paradis soviétique » (même si l’URSS, Lénine ou Staline sont quasiment absents de leurs discussions), Berneri et Rosselli défendent un socialisme libéral fédéraliste reposant sur la commune, le conseil d’usine, les bourses du travail, « organes vivants de l’autonomie ». Le parti omniscient avec ses grands prêtres n’a pas sa place dans ce schéma. Le parti n’est pas un Etat en miniature, nous dit Rosselli, mais « une société microcosmique, avec toute la pluralité, l’intensité et la richesse des motifs propres à une société libre et active ».
Berneri et Rosselli : deux hommes qui pensaient et qui agissaient. Lorsqu’a éclaté la guerre d’Espagne en juin 1936, ils traversèrent les Pyrénées et mirent sur pied une colonne italienne qui intégra une milice anarchiste espagnole intervenant sur le front d’Aragon. Ils y firent face à leurs deux ennemis : le fascisme et le stalinisme.

1 Outre les ouvrages classiques (Bolloten, Témime/Broué, Peirats…), signalons Michel Ollivier (Coord.), L'anarchisme d’État, La Commune de Barcelone, Ni Patrie, ni frontières, 2015 ; Carlos Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne - Socialistes, communistes, anarchistes et syndicalistes contre les collectivisations, Les Nuits rouges, 2002 ; Agustin Guillamon, Barricades à Barcelone 1936-1937, Spartacus, 2009.
2 Camillo Berneri, Oeuvres choisies, Editions du Monde libertaire, 1988.
3 Carlo Rosselli, Socialisme libéral. Traduction et présentation par Serge Audier, Le Bord de l’eau Ed., 2009.
4 Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974.

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