Jacquot / Monier / Paindorge / Paye (sldd), Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure, Presses universitaires de Grenoble, 2024.
En 1931, dans le sud rural de la Moselle, un entrepreneur tchèque crée une usine de fabrication de chaussures singulière. Une quinzaine de chercheurs nous en disent plus avec Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure publié par les Presses universitaires de Grenoble.
L’histoire commence à la fin du 19e siècle à Zlin, en Moravie, où les frères Bata lance une manufacture de chaussures. L’entreprise grossit, innove, diversifie ses activités et part à la conquête du monde dans les années 1930. Vont éclore ainsi une trentaine d’usines dans seize pays différents. Usines ? La qualification est réductrice car la volonté des dirigeants est bien plutôt de construire de véritables villes-usines dans laquelle pourraient s’épanouir des communautés de travail unies, pacifiées n’ayant qu’un seul objectif : la réussite économique de l’entreprise.
Nous voici donc à Hellocourt, au milieu de nulle part. La direction Bata a trouvé là ce qu’elle recherche : une main d’oeuvre rurale, masculine comme féminine, sans culture revendicative ni formation professionnelle pour laquelle l’emploi hors-agriculture est extrêmement rare ; une main-d’oeuvre à qui elle va proposer un travail, un logement, des formations, des loisirs culturels et sportifs, une politique sociale en avance sur son temps ; une main-d’oeuvre non encore contaminée par les idées socialistes à qui elle va pouvoir insuffler un fort sentiment d’appartenance, indispensable pour faire advenir « une société humaine harmonieuse ».
Le bataïsme, c’est cela : le contrôle, l’encadrement de la main-d’oeuvre dans et hors l’usine. Bata la chrétienne ne veut pas des ouvriers, elle veut des collaborateurs dévoués à 100 %. Bata veut créer un « homme nouveau », individualiste mais capable de se fondre dans un collectif de travail, cupide et soucieux de promotion individuelle, qui fait corps avec ses chefs, qui fait siennes les valeurs de l’entreprise qui se veut moderne et à la pointe des innovations technologiques comme managériales. Malheur à celui qui fait entendre sa dissidence : contre lui, on lancera un syndicat-maison ! Malheur à celui qui ne remplit pas ses objectifs, perturbe l’organisation de la production et remet en cause la distribution des primes de rendement !
Travailler chez Bata, être un bataman, c’est faire partie d’une élite, saine de corps et d’esprit, et toujours enthousiaste et prête à relever un défi. Chez Bata, le faible et le rebelle ne font pas long feu, et les syndicalistes font ce qu’ils peuvent. La résistance à l’ordre usinier est plus individuelle que collective : on ne fait pas grève chez Bata, on ruse, on fait le dos rond et « on n’en pense pas moins »… Les auteurs ont raison de rappeler que « les formes de subordination mises en place, aussi sophistiquées soient-elles, n’arrivent jamais à bout de la renaissance des pratiques d’autonomie des salariés », notamment dans la classe ouvrière, moins captive que ne le furent les employés et cadres ; d’autant plus que rapidement, les effectifs furent très largement supérieurs à l’offre de logement proposée par l’employeur.
« En termes d’identification à la boîte, dit un ancien, Bata c’était le summum, c’est en ça que le système a marché ». Le système Bata fut ainsi une formidable machine à produire du consentement, y compris dans les dernières années marquées par la crise économique et l’inéluctable fermeture à laquelle la plupart des 500 salariés se refusaient à croire… Avec ce livre, les auteurs nous rappellent que la Lorraine ouvrière ne se réduit pas à ses places fortes sidérurgiques ; et que Bata n’a pas encore révélé tous ses secrets.