Le Monde comme il va

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mardi, avril 23 2024

Santé : des destins inégaux

Paul-Loup Weil-Dubuc, L’injustice des inégalités sociales de santé, Editions Hygée, 2023.

Le constat est tragiquement et tristement connu : « Où que l’on se situe dans le monde, la gradation des états de santé suit scrupuleusement la hiérarchie des positions banales », en d’autres termes, « les inégalités de santé sont largement sociales ». Et nous l’acceptons. C’est à cette question que s’est attaché le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc avec L’injustice des inégalités sociales de santé, publié par Hygée Editions.

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Il y a plus d’un siècle, pour le compte du journal L’Humanité, les frères Bonneff parcourait le monde du travail et dénonçaient les conditions de travail déplorables, néfastes pour la santé des prolétaires1. A propos des meuliers jurassiens, ils déclaraient : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». Et aujourd’hui ? On continue de mourir de cancers professionnels, ou d’accidents du travail dans, avouons-le, une certaine indifférence2. C’est ainsi, on n’y peut rien. Et avouons-le, dans les classes populaires, l’idée que la santé est un capital à entretenir n’est guère entrée dans les mœurs. Or, il leur revient de se prendre en charge, de devenir des « entrepreneurs d’eux-mêmes » et d’adopter les bonnes conduites face à l’alcool, aux sodas, à la junk food, au tabac. S’ils ne les adoptent pas, ce qui est leur droit, et qu’ils en subissent les conséquences sur leur santé, pourquoi diable la société, qui a fait ce qu’elle devait avec ses campagnes de sensibilisation, devrait-elle se sentir responsable ? Notre corps nous appartient, nous en disposons comme nous l’entendons, pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’auteur, ces « discours néolibéraux de responsabilisation qui font l’éloge de patients acteurs de leur santé, proactifs, se prenant en main, apparaissent moins comme les causes des inégalités sociales de santé que comme les outils de leur justification. » On absout le système capitaliste, les contraintes liées à l’organisation du travail et on pointe un doigt accusateur sur le travailleur négligent : tu as pêché, tu es puni.

Or, les sociologues l’attestent, « le souci et l’attention pour sa propre santé sont statistiquement corrélées au statut socio-économique ». Paul-Loup Weil-Dubuc souligne ainsi les difficultés rencontrées par les routiers pour se maintenir en bonne santé : tabac, troubles du sommeil, mauvaise alimentation font des ravages dans cette profession. Pour lui, « les inégalités sociales de santé sont injustes parce qu’elles traduisent une hiérarchie des vies ». Les classes populaires, fatalistes, ont intégré l’idée qu’elles produiraient peu de beaux vieillards. Nos « milieux de vie (…) façonnent nos corps, nos gestes, nos croyances » et « si les individus sont inégaux face à la mort, c’est d’abord parce qu’ils sont inégaux face à la vie ».


Notes
1 Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021 ; lire également Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
2 Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022 ; Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023 ; Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.

lundi, avril 15 2024

Chomsky, une vie d'engagements

Noam Chomsky, Une vie de militantisme. Avec Charles Derber, Suren Moodliar, Paul Shannon, Ecosociété, 2022.


A 96 ans, le linguiste et militant américain Noam Chomsky impressionne par la longévité de son engagement politique. Une vie de militantisme (Ecosociété), rassemble pour l’essentiel des entretiens entre ce critique inlassable de l’ordre du monde et des intellectuels et militants pour qui il demeure une source d’inspiration. Ce n’est donc pas une autobiographie comme a pu nous en proposer son grand ami Howard Zinn avec L’Impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant (Agone, 2013), et je ne sais d’ailleurs si Chomsky a l’intention de nous en léguer une.

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Chomsky et Zinn ont beaucoup de points commun. Ce sont tous deux des rejetons de l’immigration juive d’Europe de l’est, laïcs et révolutionnaires, qui ont passé leur jeunesse dans les quartiers ouvriers de leur ville respective, ont connu l’antisémitisme, n’ont jamais adhéré à l’idéologie sioniste, et ont fait une brillante carrière universitaire. Trajectoire sociale ascendante donc, mais qui ne s’est pas traduite par un abandon opportuniste de leurs convictions initiales, du moins de ce qui en faisait le coeur.
Ils ont connu les années 1930 où, nous dit Chomsky, régnait paradoxalement un « sentiment d’espoir généralisé » dans la classe ouvrière, le New Deal et la célèbre loi Wagner sur le syndicalisme de 1935 lui laissant penser que le socialisme pourrait s’imposer dans ce temple de l’individualisme libéral. Ils ont connu les années 1960 marquées par les luttes contre le racisme, la ségrégation raciale et la guerre du Vietnam, luttes qui furent d’une grande violence et qui jetèrent en prison ou dans la tombe des milliers d’activistes.

Face à la fragmentation de la société américaine, à cette atmosphère soit de guerre raciale, soit de guerre religieuse, Zinn et Chomsky ont une approche similaire. Pour Chomsky, une partie de l’électorat réactionnaire, notamment les évangélistes, n’est pas condamnée à le rester, et il faut absolument redonner de l’espoir aux classes populaires. il faut donc « être à l’affût des possibles », refuser la violence qui ne profite qu’aux gros bras, éviter les propos méprisants, stigmatisants qui sont contre-productifs, et chercher les points d’appui, comme les luttes pour la santé, le climat ou le développement d’infrastructures communautaires qui peuvent faire consensus et mettre en mouvement des segments de la population qui autrement s’ignorent ou s’affrontent sur le terrain des valeurs. Ce qu’on appelle les luttes identitaires intéressent Chomsky, il les soutient et ne remet nullement en cause leur légitimité. Il plaide pour qu’elles n’abandonnent pas le terrain à ses yeux fondamental de la lutte des classes, des « enjeux liés au travail et aux travailleurs ».
Marqué, comme Howard Zinn, par le mouvement pour les droits civiques et par son long cousinage avec l’anarcho-syndicalisme, Noam Chomsky considère que « les militants de gauche ont pour rôle d’amener leurs concitoyens à prendre conscience de leur capacité d’agir ». Et il y a urgence. Le pragmatisme de Chomsky trouve sa racine dans un profond pessimisme dont le réchauffement climatique et le risque de conflagration mondiale entre puissances impérialistes sont les causes, et dans la conviction profonde que seuls les mouvements populaires seront en capacité d’empêcher la catastrophe annoncée. Il met donc tous ses espoirs dans la capacité des gens à peser sur le cours de l’histoire par leur mobilisation, leur vote et à lier leurs combats contre la destruction de la planète, la misère sociale, le néolibéralisme et le délabrement démocratique.

lundi, avril 8 2024

Tolstoï et la pédagogie

Victoire Feuillebois, Maître Tolstoï, CNRS Editions, 2024.

Singulier personnage que Léon Tolstoï, géant de la littérature russe, auteur d’Anna Karénine, de Guerre et paix, et d’une foultitude de récits, témoignages, nouvelles et pamphlets politiques.
Grâce à Maître Tolstoï, Victoire Feuillebois nous rappelle que le patriarche barbu et austère a consacré une trentaine d’années de sa vie à la pédagogie, une pédagogie dédiée à l’enfance paysanne russe.

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L’histoire du comte Tolstoï est celle d’un rejeton de l’aristocratie, paresseux, noceur, flambeur, qui se cherche dans la vie comme dans la littérature. Un voyage en Europe occidentale confirme son intérêt pour la pédagogie ; un intérêt tel qu’il en vînt à considérer avec mépris ses écrits littéraires et la littérature elle-même. Durant des années, il travaille à un Abécédaire destiné aux enfants des moujiks vivant autour de son domaine de Iasnaïa Poliana, là-même où il a établi une première école. Car il ne compte pas en rester à la théorie. Il veut révolutionner en actes l’apprentissage de la lecture.
A quoi ressemble une école tolstoïenne ? A une « école qui a appris à relativiser son propre rôle » ; une école qui refuse de « dénaturer l’enfant » ; une école de la liberté, sans programme et dont la porte est toujours ouverte ; une école de l’égalité où l’enfant « existe » autrement dit est considéré comme un « sujet autonome » et non un réceptacle à connaissances et à châtiments corporels ; une école mixte où l’on s’amuse en apprenant, où la bienveillance est valorisée, où punitions et récompenses sont proscrites ; une école qui ne laisse pas périr la « chose la plus précieuse, cette étincelle de spiritualité qui illumine si souvent les yeux des enfants » ; et une école qui « prépare les paysans à une vie de paysan », autrement dit une école pragmatique pour une vie simple, sobre, ascétique…

Le pragmatisme de Tolstoï ne vise pas à condamner la jeunesse paysanne à rester socialement à sa place mais à créer une brèche à l’heure où le tsarisme considère l’éducation des gueux comme une menace pour l’ordre social. Dans une lettre adressée en 1860, à l’aube de son projet éducatif, Tolstoï avait écrit que la « marche efficace des affaires ne consiste pas à savoir ce qu’il faut faire, mais à savoir ce qu’il faut faire en premier, puis en deuxième ». Le penseur mystique avait les pieds sur terre !
« La liberté est l’horizon de l’école tolstoïenne », écrit Victoire Feuillebois qui nous rappelle que « liberté » en russe se dit aussi bien svoboda que volia. A la liberté/svoboda, celle qu’on arrache en combattant et qu’il juge illusoire, Tolstoï, chrétien et individualiste, préfère la liberté/volia, ce « sentiment de pleine jouissance de vous-même, la sensation que vous vous trouvez dans un moment où tout vous est possible »… Là réside, selon lui, la véritable émancipation.
Pour Tolstoï, la pédagogie fut une vocation, et non un passe-temps, et rien, et surtout pas les critiques acerbes que ses travaux suscitèrent ne lui firent abandonner ce combat. Forte de cette conviction, Victoire Feuillebois nous invite à lire ou relire l’oeuvre romanesque de Léon Tolstoï à la lumière de cette obsession pédagogique.

samedi, mars 30 2024

Les Juifs communistes immigrés dans la Résistance

Maurice Rajsfus, L’an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022, 438 p.

Sa vie durant, Maurice Rajsfus (1928-2020) s’est insurgé. Issu d’une famille juive polonaise immigrée en France dans les années 1920, ce rescapé de la rafle du Vel’ d’hiv’ a connu mille métiers et soutenu mille causes. La retraite venue, il fut un historien-militant à la plume acérée, pourfendeur de tous les autoritarismes. On lui doit plusieurs dizaines d’ouvrages, dont L’an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, réédité récemment par les éditions du Détour.

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Dans ce livre publié initialement en 1985, l’auteur nous plonge dans le Paris de l’immigration juive polonaise, et nous met au contact « d’une communauté d’exilés politiques qui se déchirent sur les enjeux du moment ». Les sionistes n’ont d’yeux que pour la Palestine, les bundistes1 rêvent d’une Pologne socialiste, les communistes considèrent que le paradis niche à Moscou. Les relations sont exécrables mais dépendent beaucoup de ce qui se décide lors des congrès de la Troisième Internationale. Hier, le réformiste était un « social-fasciste », aujourd’hui, il est un camarade avec lequel il faut s’unir2. Les procès de Moscou et les purges aux relents antisémites, le pacte germano-soviétique et le dépeçage conjoint de la Pologne par Hitler et Staline... tout cela, au mieux, interrogent les militants. Mais comme le parti, guidé par Staline, ne saurait se tromper, ces communistes polonais exilés resteront des militants disciplinés… et ce, jusqu’à leur mort.
La mise au ban du PC en 1939 pousse les militants, dont certains ont fait partie des brigades internationales en Espagne, à s’organiser dans la clandestinité. Au sein des FTP-MOI3, sous l’autorité du parti, ils tentent d’entraver la collaboration économique là où les juifs, patrons comme ouvriers, sont omniprésents. Cela passe essentiellement par l’incendie d’ateliers de confection ou le sabotage des marchandises. Mais ce sont bien évidemment les actions armées du groupe dit Manouchian qui sont passées à la postérité. Maurice Rasjfus l’affirme, sur la base de nombreux témoignages : ce groupe a été lâché par un PC en pleine « croisade ultranationaliste » qui envoyait ces hommes au casse-pipe tout en se méfiant d’eux car trop indisciplinés4… et pas assez Français. Il va plus loin : « les militants immigrés représentaient (pour le PC) une piétaille dont on avait le plus grand besoin mais que l’on s’apprêtait à rejeter dans l’ombre dès qu’il ne serait plus nécessaire de faire appel à leur détermination sans faille ». Il considère qu’après-guerre, le PCF, dans sa volonté de concilier drapeau rouge et drapeau tricolore, a volontairement minoré leur contribution à la Résistance, et que l’antisémitisme n’était pas étranger à cette politique. Mais ce qui désolait encore plus Maurice Rajsfus, c’était le refus de cette génération militante de poser un regard critique sur un parti devenu une « formation nationaliste et chauvine », et d’admettre « que le sens de leur combat (avait) été bafoué ».

1 Sur l’histoire du Bund, lire : Henri Minczeles, Histoire générale du Bund - Un mouvement révolutionnaire juif, Austral, 1995, 526 p.
2 Le septième congrès du Komintern (1935) signe l’abandon de la stratégie « classe contre classe » adoptée par le précédent (1928).
3 Les Francs-tireurs et partisans - main-d'œuvre immigrée sont créés en 1942.
4 Le fait que certains d’entre eux aient participé à la guerre d’Espagne ne plaidaient pas en leur faveur.

dimanche, mars 17 2024

Le travail et la performance : une histoire

Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, Presses universitaires de Rennes, 2023.


Beaucoup connaissent Taylor et son taylorisme, le fasciste Henry Ford et son fordisme, voire même Taiichi Ono et son toyotisme. En revanche, nous devons être nombreux à ne pas connaître Dalton et Mitchell, Newell Martin, Welch, Hans Selye voire même Elton Mayo. Grâce à son livre Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, le sociologue et historien Guillaume Lecoeur nous met dans les pas de ces physiologistes qui s’échinent à « trouver les meilleurs moyens d’améliorer les performances au travail ».

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Pendant longtemps, la qualité d’un travailleur manuel a dû beaucoup à son expérience, à sa maîtrise des outils en sa possession, à son inventivité et à sa capacité à résoudre les problèmes qui se posaient à lui. Avec la révolution industrielle, la parcellisation des tâches et le développement du machinisme, la rapidité d’exécution et la soumission de l’homme au rythme que lui impose la machine ont pris une importance considérable. L’homme est devenu un rouage au service de la productivité. Les physiologistes s’affrontent : l’école vitaliste, spiritualiste, est de plus en plus contesté par l’école mécaniste, rationaliste, pour qui le corps est une machine, analysable comme telle.

L’école mécaniste allemande a une forte influence sur les physiologistes américains de la fin du 19e siècle qui entendent se mettre au service de leur jeune nation, ce pays neuf, porté par l’individualisme libéral et un fort nationalisme, qui se développe à grande vitesse en incorporant des vagues massives de migrants. Les physiologistes industriels s’intéressent aux systèmes nerveux et sanguins, au rendement musculaire, à la fatigue, à l’adrénaline et, dès les années 1960, au stress qui, objet de recherche, est devenu un moyen de faire du business en vendant des expertises. Leurs travaux, nous dit Guillaume Lecoeur, ont « davantage une visée opérationnelle et stratégique qu’une visée fondamentale ». Ils viennent concurrencer l’approche empirique de Taylor ; un taylorisme de plus en plus contesté, que la physiologie industrielle entend ringardiser grâce à ses travaux de recherches. Cependant, dans ceux-ci, l’ouvrier demeure « réduit à des activités de besoin », tel un animal de laboratoire, l’entreprise est bien souvent pensée comme un système clos, et, pour un homme comme Elton Mayo, très influencé par les physiologistes, les désordres sociaux ont leur source non dans les conditions d’existence des masses mais dans l’esprit des agitateurs !
« Le travail ne se mesure pas » clame le psychanalyste Christophe Dejours. Il n’est ni le seul, ni le premier à contester avec virulence la physiologie industrielle. Dès le 19e siècle, écrit Guillaume Lecoeur, « une lutte épistémologique existait entre les tenants des définitions physiologistes, industrialistes et gestionnaires du travail sur la performance, et les sciences humaines et sociales du travail, et celle-ci a eu des implications non négligeables sur notre manière de penser le travail au sein des institutions savantes ». C’est pourquoi il plaide pour le développement de recherches interdisciplinaires et pour une « formation professionnelle à la raison critique et à la réflexivité ». Pas sûr que ce dernier point ait les faveurs du ministère...

vendredi, mars 8 2024

2024 : les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu

Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024.

Oyez bonnes gens, relayez ce vœu de Marc Perelman : 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu ! C’est un vœu et le titre de son réquisitoire publié par les Editions du Détour.
Architecte de formation, Marc Perelman est, avec Jean-Marie Brohm et d’autres, un pourfendeur du sport de compétition, de sa place dans le capitalisme contemporain et de l’idéologie qu’il véhicule.

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Il déteste le football et sans doute autant les Jeux Olympiques. Mais si le football est souvent critiqué, y compris par les supporters, pour ses dérives (salaires mirobolants, violences…), ce n’est pas le cas des Jeux qui représentent pour beaucoup, et d’abord, un rendez-vous sportif de premier plan placé sous le signe de la fraternité humaine. Le business, les mauvais passions, le dopage, tout cela passe au second plan...
En moins de deux cents pages, l’auteur se propose « d’analyser le coeur du projet olympique et de ses valeurs, ainsi que les conséquences sociopolitiques sur nos territoires et dans nos vies, de l’idéologie qu’il défend puissamment ». Car les JO, ça coûte cher, et le Comité international olympique (CIO) n’est pas du genre partageux. Comme la FIFA pour le football, le CIO est un Etat dans l’État. Il impose ses règles, fait primer le droit suisse sur le droit national, et n’oublie jamais de se remplir les poches. Pourquoi se gênerait-il puisque pas grand monde n’ose par son action compromettre la bonne tenue des jeux, pas plus les syndicats que les partis de gauche, alors que le conditions de travail sur les chantiers de construction des équipements sportifs, la bétonisation de la Seine-Saint-Denis, le recours massif au bénévolat, la gentrification de certains quartiers ou la déportation des indésirables interrogent légitimement. Au nom de l’idéologie sportive, l’heure est à l’Union sacrée. Même la cathédrale de Notre-Dame-de-Paris a été réquisitionnée pour faire resplendir de mille feux Paris 2024 !
L’unanimité ne pose pas question. D’abord, on la postule, et c’est parce que les Parisiens veulent les Jeux qu’il est inutile de leur demander leur avis ! Ensuite, qui oserait s’opposer à une fête alliant sport, écologie, santé, culture, cohésion sociale et amour de son prochain ? Qui oserait voir une contradiction entre la maxime coubertienne « L’important c’est de participer » et les objectifs chiffrés de médailles du ministère des Sports ?
Les Jeux Olympiques portent mal leur nom, car le sport de compétition n’est pas un jeu. Il valorise le culte de l’effort, du dépassement de soi, de la compétition et non de l’entraide, et transforme les athlètes en machines masochistes, médicalisées et performantes. En cela, il est « l’un des principaux rouages du mode de production capitaliste dont il reproduit la chaîne à travers la concaténation suivante : compétition, rendement, mesure, record ». C’est le sport de compétition qu’il faut critiquer, non ses excès, car ces derniers sont sa vérité.

En guise de conclusion, je vous offre une citation de l’ineffable Pierre de Coubertin, chantre raciste et sexiste de l’olympisme dont Marc Perelman nous offre un florilège en fin d’ouvrage. Cet éloge du sport en situation coloniale me semble particulièrement éclairant : « Les sports sont un instrument de disciplinisation. Ils engendrent toutes sortes de bonnes qualité d’hygiène, de propreté, d’ordre, de self-control. Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas ainsi plus maniables qu’autrement ? Mais surtout ils s’amuseront. »

dimanche, février 4 2024

Portugal 1974 : c'est le peuple qui commande !

Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023.

Auteur il y a dix ans d’un excellent ouvrage sur l’émigration portugaise1, Victor Pereira nous propose aujourd’hui une histoire de la Révolution des Oeillets dont le titre illustre ce qui s’est joué un temps sur les rives du Tage : C’est le peuple qui commande2.

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Pendant près de 40 ans, le Portugal a vécu sous l’austère férule d’un juriste réactionnaire et fervent chrétien Antonio de Oliveira Salazar3 et de sa police politique. En 1970, la mort du dictateur ouvre inévitablement une période d’incertitudes. Le Portugal est un pays malade. Son industrie, peu développée, ne peut absorber les surnuméraires des campagnes qui prennent alors les chemins de l’émigration, notamment ceux qui mènent en France. Dans les colonies, essentiellement africaines, l’heure est à la lutte armée pour l’indépendance. Dans la jeunesse, on rêve de liberté et on se refuse à mourir pour défendre l’Angola et ses colons.

Les salazaristes rêvent d’un salazarisme sans Salazar, mais il est trop tard : la population qu’ils pensaient docile, servile ou en tous cas contrôlable, aspire à un changement profond. Preuve de la fragilité du pouvoir, c’est de l’armée que vient le coup de grâce : le coup d’État du 25 avril 1974 est l’oeuvre de jeunes officiers réunit autour de quelques idées fortes comme le règlement de la question coloniale, la démocratie et le progrès social.
Mais quel visage doit prendre le Portugal nouveau ? Tous les acteurs se déchirent sur cette question et Victor Pereira nous aide à mieux comprendre leurs divergences. L’extrême-gauche pousse à la révolution comme une fraction du prolétariat4, la bourgeoisie (terrienne, industrielle) aspire à l’ordre social et à la démocratie représentative, le puissant Parti communiste craint un scénario à la chilienne ce qui le pousse à modérer les ardeurs des travailleurs et à combattre le gauchisme, le jeune Parti socialiste rêve d’un avenir européen, les Etats-Unis ne veulent pas d’un Portugal « soviétisé », quant aux jeunes officiers du Mouvement des forces armées, véritable contre-pouvoir, ils ne vont pas tarder à se déchirer. Les tensions sont si fortes que beaucoup craignent que le pays sombre dans la guerre civile.

Osons un parallèle avec la France de 1848, une révolution en deux temps : changement de régime en février avec proclamation de la Deuxième République, élection d’un parlement en juin qui met au pouvoir les conservateurs et entraîne la liquidation de la dynamique radicale5.
Au Portugal, la dictature meurt en avril 1974 ; les élections d’avril 1975 portent au pouvoir une alliance de modérés mais les fractions ouvrières et paysannes radicalisées ainsi que l’extrême-gauche poursuivent la lutte émancipatrice ; l’échec en novembre 1975 du second coup d’État menée par l’aile radicale des jeunes officiers clot la séquence. A partir de ce moment, ce n’est plus le peuple qui commande mais la sanction des urnes...

Notes
1 Victor Pereira, La dictature de Salazar face à l'émigration - L'Etat portugais et ses migrants en France (1957-1974), Presses de Sc. Po, 2013.
2 A noter la sortie en 2018 de Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
3 Sur la nature du régime et la personnalité de celui qui l’a incarné : Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020. Réédition d’un ouvrage sorti en 1996.
4 Sur les mouvements sociaux portugais durant cette séquence, lire : Arno Münster, Révolution et contre-révolution au Portugal. L'histoire sociale, économique et politique du nouveau Portugal (1974-1976), Galilée, 1977 ; Francis Pisani, Torre Bela. On a tous le droit d'avoir une vie, Ed. Simoën, 1977 ; Danubia Mendes Abadia, Portugal : la révolution oubliée. Combate et les luttes sociales pour l’autonomie (1974-1978)', Editions Ni Patrie, ni frontières ; Collectif, Portugal l’autre combat. Classes et conflits dans la société, Spartacus, 1975.
5 Samuel Hayat, 1848 – Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation, Seuil, 2014.

jeudi, janvier 25 2024

A la recherche de la « vraie république » (1870-1890)

Daniel Mollenhauer, A la recherche de la « vraie république ». Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890), Le Bord de l’eau, 2023.

Avec A la recherche de la « vraie république » (1870-1890), l’historien allemand Daniel Mollenhauer revisite deux décennies d’affrontements au coeur de l’hémicycle.
Sur les décombres du second Empire, naît en septembre 1870, la Troisième République. Mais nous pourrions également la faire naître en mai 1871 sur les cadavres des Parisiens révoltés, tant la radicalité politique de la Commune de Paris et sa sanglante répression par le nouveau régime marquèrent les esprits, y compris voire surtout, le camp républicain.

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La France républicaine d’alors est une France dominée par les élites réactionnaires, catholiques et d’esprit monarchiste, mais dont certains membres commencent à évoluer politiquement : va pour la République si elle défend l’ordre social et la propriété !
Le camp républicain est tiraillé : doit-il tendre la main à cette droite politique en plein aggiornamento afin d’installer durablement l’idée républicaine dans le pays, notamment dans les campagnes, ou bien se battre avec intransigeance pour instaurer une « vraie » république, dans laquelle la souveraineté populaire ne serait pas qu’un mot. Les premiers, majoritaires prirent le nom d’opportunistes, les seconds, celui de « radicaux », et ce sont à ces derniers que Daniel Mollenhauer s’est intéressé.

Pour les radicaux, un homme incarne la trahison : Gambetta. Gambetta le boutefeu est devenu un réformiste prudent qui n’entend pas brusquer une population massivement conservatrice et effrayer ses alliés de droite. La France a besoin de stabilité et de certitudes, dit-il, et les revendications des radicaux, notamment celles appelant à une profonde révision constitutionnelle, ne lui apporteront ni l’une ni les autres. On s’affronte donc, avec violence et éloquence : faut-il amnistier tout de suite les communards ? Faut-il supprimer le budget du culte et séparer l’église de l’État ? Une réforme constitutionnelle doit-elle supprimer le Sénat, cénacle de notables non élus au suffrage universel et chargés de faire contrepoids à l’Assemblée nationale ? Et si le peuple est souverain, pourquoi le pouvoir exécutif a-t-il plus de pouvoir que le pouvoir législatif ? Les députés doivent-ils voter en conscience ou sont-ils tenus de respecter impérativement leur mandat ? Et s’ils trahissent leurs électeurs, n’est-il pas juste que ces derniers puissent les révoquer ?

Tout cela est au coeur des polémiques secouant le monde républicain, alors que pointe au mitan des années 1880 un nouveau péril : le socialisme. Péril car les radicaux se considèrent comme les défenseurs des ouvriers. Or, « une rhétorique extrémiste (côtoie) de plus en plus une pratique réformiste modérée », nous dit Daniel Mollenhauer. Les radicaux se déchirent entre une aile, surtout provinciale, qui a fini par se faire une belle place dans le monde politique, et un noyau d’intransigeants qui entend resté fidèle à la radicalité d’antan ; noyau qui, bientôt, ira se perdre dans l’aventure du Général Boulanger. On ne rêve plus d’une « vraie » république, on saisit les opportunités qu’offre celle en place… Quant à l’utopie, elle irriguera désormais la pensée syndicaliste-révolutionnaire.

samedi, janvier 13 2024

Paris, 1924 : règlement de comptes politico-syndical

Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grange-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.

Que s’est-il passé le 11 janvier 1924 à Paris, dans la Maison des syndicats ? L’histoire est connue de celles et ceux qui s’intéressent au syndicalisme de l’entre-deux-guerres. Résumons-la. Lors d’un meeting du tout jeune Parti communiste, une bagarre violente éclate entre communistes et anarchistes venus y apporter la contradiction. Dans le tumulte, des coups de feu sont tirés, faisant deux morts et de nombreux blessés. De chaque côté, on accuse l’autre d’être responsable de cette tragédie et on revendique tout ou partie des victimes. La police s’en mêle mais jamais elle ne parviendra à arrêter les auteurs des coups de feu. Les témoins se taisent par mépris de la justice bourgeoise…

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L’histoire est connue mais elle ne l’est pas tant que cela. D’où l’intérêt du travail de Sylvain Boulouque qui a réuni dans ce livre articles de la presse militante et rapports policiers.
Pour comprendre un tel drame, il faut en rappeler le contexte historique. A la scission politique de 1920 qui donne naissance au Parti communiste répond en 1922 une scission syndicale : l’aile révolutionnaire de la CGT fonde la CGTU1. Mais les tensions sont fortes entre les militants libertaires attachés viscéralement à l’indépendance du syndicalisme et ceux qui sont favorables à une liaison étroite avec le Parti communiste : à chaque congrès confédéral, cette question est au coeur des affrontements. Quand le Parti communiste décide d’investir la maison des syndicats pour y tenir un meeting, les libertaires font pression pour qu’en ce lieu les communistes n’abordent pas les questions syndicales. Lors dudit meeting qui rassemble plus d’un millier de personnes, les esprits s’échauffent entre une salle acquise au PC et un groupe de quelques dizaines d’anarchistes membres du syndicat du bâtiment. On s’insulte, on échange des horions, on se balance des sièges à la figure. Quand le rugueux Albert Treint, chef du PC, ancien militaire devenu instituteur, prend la parole, le tumulte est à son comble, et c’est à ce moment que les coups de feu éclatent. Qui a tiré ? Les anarchistes, répond le journal L’Humanité, ou bien des agents provocateurs qui se seraient glissés dans leurs rangs pour semer le trouble et faire ainsi le jeu de la bourgeoisie. Les communistes, réplique Le Libertaire, parce que les politiciens rouges ne supportent pas la contradiction, comme en atteste la politique répressive menée à Moscou. Et durant les semaines qui suivent, les deux organes de presse se disputent les victimes : les deux morts étaient anarchistes clame Le Libertaire ; non, l’un d’eux était lecteur de L’Humanité, répondent les communistes ! Tout ce que l’on peut dire, c’est que les libertaires assistèrent en masse à l’inhumation du malheureux Adrien Poncet, plombier et ancien déserteur vivant sous une fausse identité, tandis que les communistes appelèrent à participer aux obsèques de l’ajusteur Nicolas Clos.

Et la police dans tout ça. Elle essaie d’y voir clair mais elle n’est guère aidée par les militants qu’elles convoquent. La plupart disent n’avoir rien vu de précis, et puis, s’ils avaient vu quelque chose, ils n’iraient certainement pas moucharder ! Combien y a-t-il eu de tireurs ? Un, peut-être deux, voire quatre… nul ne le sait ! La police enquête tout en sachant qu’une commission d’enquête de la CGTU s’est mise en place et a fini par établir que les responsables sont deux communistes, sans doute membres du service d’ordre du PC. Ont-ils tiré à la demande d’Albert Treint ? Sylvain Boulouque l’affirme : ce 11 janvier 1924, l’objectif était de bien de faire taire « toute expression divergente dans le mouvement ouvrier ».


1. La CGTU est une organisation méconnue. Signalons la publication du travail de Jean Charles : Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2023.

lundi, janvier 8 2024

Les Taliban et la justice : l'hégémonie par le droit

Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux taliban en Afghanistan, CNRS Editions, 2021.

Le livre qu’Adam Baczko consacre aux tribunaux Taliban dans cet Afghanistan en guerre depuis quarante ans est plus que riche d’enseignements, quand bien même la situation d’aujourd’hui est fondamentalement différente de celle qu’il a connue quand il a mené son enquête : entre 2010 et 2013, le pays était sous occupation américaine et le pouvoir central entre les mains du très controversé Hamid Karzai.

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Inutile d’être juriste ou spécialiste d’Asie centrale pour trouver de l’intérêt à cette lecture qui répond d’une certaine façon à une question que beaucoup se posent : comment diable des Afghans peuvent-ils soutenir ou supporter ces fous de Dieu obscurantistes et barbares ?
Dans un pays ravagé par des décennies d’affrontements, sur un territoire où règnent des seigneurs de guerre mettant en coupe réglée les zones qu’ils contrôlent, où les élites sont autant militaires qu’économiques, où la corruption est omniprésente à tous les niveaux, savoir qu’en cas de problème des juges seront là pour rendre justice avec intégrité revêt une importance considérable… quand bien même, du fait de la guerre civile, la validité des actes juridiques dépend des rapports de force militaires. Comme le répètent des Afghans rencontrés par Adam Baczko, les juges Taliban, détenteurs d’une double légitimité (juridique et religieuse) jugent bien et mieux que les autres, ils ne sont pas corrompus comme les juges dépendant du pouvoir central à qui il suffit de graisser la patte pour gagner son procès, et ils l’affirment d’autant plus aisément qu’ils ne les soutiennent pas politiquement.

Les Taliban ont compris l’importance du droit pour se rendre légitimes notamment aux yeux d’une population essentiellement rurale et conservatrice, épuisée par tant de misère, de violence et d’injustice : une population peu argentée qui veut des réponses rapides à ses problèmes, qu’ils concernent les mœurs, la transmission des héritages, les conflits fonciers ou de voisinage, les querelles commerciales ; une population qui apprécie que les juges ne soient pas du cru (gage d’impartialité) et qu’ils soient régulièrement contrôlés par le mouvement lui-même, toujours inquiet à l’idée que des juges ou des commandants militaires se constituent des fiefs et s’autonomisent.
Pour nombre d’Afghans, la justice n’est pas qu’une affaire de procédures. Un jugement sera respecté à partir du moment où les deux parties auront la certitude que le juge a été impartial, neutre, sans préjugé ethnique et que son verdict sera suivi d’effet. Comme l’écrit l’auteur, la force du droit repose sur sa « capacité à faire reconnaître socialement les décisions des juges comme des actes juridiques – et non politiques – alors même qu’elles ont une dimension très politique ». Car les Taliban, à travers le droit, ne cherche qu’une chose : moraliser la société.

Avec la justice Taliban, qui a pour unique boussole la charia mais qui n’est pas hermétique aux us et coutumes locaux et aux accommodements, un problème se règle ainsi en une poignée de jours la plupart du temps. Mais les juges en conviennent : la loi du Talion facilite les choses ! Juger un meurtre est en effet moins chronophage qu’un litige foncier opposant deux communautés. Nonobstant, la justice expéditive répond aux préoccupations d’une population lassée des passe-droits et des incertitudes, et le système de justice mis en place par Mollah Omar et consorts « s’est imposé comme une des rares sources de prévisibilité dans le quotidien des Afghans ».

lundi, décembre 18 2023

Russes et Ukrainiens, les frères inégaux

Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Age à nos jours, CNRS Editions, 2022.


L’historien allemand Andreas Kappeler fait œuvre utile en nous proposant Russes et Ukrainiens les frères inégaux, publié par CNRS Editions.
Si l’histoire russe et soviétique est connue, celle de l’Ukraine l’est beaucoup moins. En 300 pages, l’auteur nous invite à penser « l’histoire croisée russo-ukrainienne comme un jeu d’alternance entre interconnexion et déconnexion. » On y croise des Mongols, autrement dit des Tatars, et le prince Alexandre Nevski, les redoutés cosaques zaporogues et Ivan Mazepa, sans oublier Lénine, Staline, Stepan Bandera, fugitivement Nestor Makhno et tant d’autres. On y croise surtout des nobles et des bourgeois, des nationalistes exaltés et des petits paysans grégaires, des chrétiens fervents (orthodoxes, uniates ou romains), des Polonais et des Allemands.

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Comme le souligne le préfacier, le travail d’Andreas Kappeler « permet de comprendre que l’émergence des consciences nationales (...) est le résultat d’un enchaînement de contingences, plutôt que la suite logique d’un quelconque événement fondateur », comme le fut l’émergence à la fin du 10e siècle d’un royaume, la Rous » de Kyiv, revendiqué par les nationalistes russes et ukrainiens comme le berceau de la Russie actuelle… ou de l’Ukraine indépendante. Pour Poutine, la « nation russe » est, par son histoire, trinitaire : russe, ukrainienne et biélorusse. Pour les Ukrainiens, l’Ukraine a une histoire longue, distincte, qu’illustrent des révoltes contre toutes les tutelles qu’elles soient polonaise, suédoise, allemande ou russe. Car depuis 1000 ans, l’Ukraine, ses plaines à céréales comme son riche sous-sol, est convoitée. Et depuis mille ans, les élites ukrainiennes choisissent leur camps en fonction de leurs intérêts partisans… et de leur foi, car les conflits interne au camp chrétien ont joué un rôle central lors de certaines révoltes. Ce fut le cas en 1648 quand des Ukrainiens orthodoxes s’émancipent du royaume de Pologne en massacrant des nobles polonais, des catholiques et des juifs, créant une entité politique indépendante (l’hetmanat) qui, pour se protéger des représailles de Cracovie, va se mettre sous l’aile protectrice du Tsar. S’ouvre alors une nouvelle période durant laquelle la domination russe va s’affirmer… tout comme la volonté des élites ukrainiennes de s’émanciper culturellement et politiquement de la pesante tutelle tsariste puis communiste. La Révolution russe illustre ce double mouvement. Le pouvoir bolchevik reconnaît le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien, mais redoute que les Ukrainiens, niés culturellement sous le tsarisme1, apporte leur soutien à la bourgeoisie nationaliste qui se rêve enfin à la tête d’un Etat indépendant. Dans le chaos du début des années 1920, il va alors reprendre la main, réprimer le mouvement séparatiste et satelliser ce territoire si important pour son économie déliquescente. Mais jamais il ne parviendra à anéantir le sentiment national ukrainien qui, tel la vieille taupe, a traversé les décennies.
Depuis l’implosion du bloc soviétique, l’Ukraine existe et s’affirme comme « un acteur autonome de l’histoire ». Mais autonome jusqu’où ? Car depuis les années 1990, ce qui se joue, pour les élites au pouvoir à Kiev, c’est la renégociation du partenariat ukraino-russe afin que les frères inégaux cessent de l’être. Le chauvinisme grand-russe, tancé jadis par Lénine, en a décidé autrement...


1. Dans la seconde moitié du 19e siècle, le tsarisme développa la russification des marges de l’Empire.

lundi, décembre 11 2023

L'émancipation par les savoirs

Jean-Charles Buttier, Charles Heimberg, Nora Kohler (sldd), James Guillaume. L’émancipation par les savoirs, Editions Noir et rouge, 2021.

« Ce n’est pas la science (...) que je redoute pour ces jeunes gens : c’est l’influence d’un certain milieu, (…) c’est l’embourgeoisement ». L’homme qui s’exprime ainsi se nomme James Guillaume. Il est au centre d’un ouvrage collectif intitulé James Guillaume. L’émancipation par les savoirs1 publié par les éditions Noir et rouge.

Avant d’acquérir la nationalité française en 1889, James Guillaume fut l’une des figures du mouvement ouvrier suisse. On lui doit notamment une imposante histoire de la Première Internationale2 dont il fut l’un des acteurs majeurs en tant que membre de la Fédération jurassienne et ami intime de Michel Bakounine. Géographe de formation, anarchiste de conviction, internationaliste, tel était James Guillaume. Fasciné par la Révolution française, il était aussi profondément francophile… et volontiers germanophobe, symptôme de quelques années de lutte violente au sein de la Première Internationale contre les prétentions hégémoniques de Marx, Engels et consorts, et leur mépris des Slaves et des Français3.

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Mais à ce portrait, il manque une dimension, celle du pédagogue, acteur de la mise en place de l’école républicaine française aux côtés de son ami Ferdinand Buisson, bras droit de Jules Ferry. En effet, l’histoire retiendra, non sans amusement, que c’est un anti-étatiste devenu fonctionnaire qui oeuvra à l’édition d’un imposant Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, la bible des hussards noirs de la République, sous l’amicale férule du républicain radical Ferdinand Buisson.
Guillaume et Buisson, étrange attelage qu’unissent quatre choses : ils furent tous deux membres de la Première Internationale ; ils ont été élevés dans le protestantisme libéral d’alors, ouvert à la pensée critique ; ils partagent une même conviction : l’instruction, débarrassée des dogmes théologiques, permet l’émancipation ; pragmatiques, ils veulent agir concrètement sur le monde sans attendre le Grand Soir.

Mais une chose distingue profondément Guillaume et les défenseurs des politiques éducatives républicaines, chose qui apparaît notamment en 1913 à l’occasion d’une réforme portée par Buisson visant à favoriser les études longues au sein des classes populaires : Guillaume s’y oppose parce qu’il ne veut pas « extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et les faire entrer dans la classe dirigeante ». Il ne veut pas d’une école « pour le peuple », chargée de former de bons citoyens, patriotes et électeurs, et de dégager de la masse des gueux une élite de méritants embourgeoisés. Il ne veut pas qu’on instruise le peuple pour mieux le museler. Compagnon de route de la CGT syndicaliste-révolutionnaire, Guillaume défend au contraire une « école du peuple », donnant à celui-ci des outils pour qu’il s’émancipe collectivement du capitalisme et de l’État. A l’heure de la Parcoursup et de l’individualisation des parcours scolaires au nom de la liberté individuelle, la position de James Guillaume pose une question : « Quelle réforme visant à étendre les possibilités de scolarisation de certains enfants issus de la classe des producteurs serait compatible avec le maintien d’une conscience collective et d’une solidarité propres à cette classe ? »

Notes
1 Ce livre a pour origine un colloque tenu à Genève en 2016.
2 James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (volume 1, 1864-1872), Editions Grounauer, 1980. Ce livre est précédé d’un long texte de Marc Vuilleumier. Lire également Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2022.
3 Sa détestation du Reich bismarckien et de la social-démocratie allemande ne l’abandonnera jamais… En 1914, à la façon d’un Kropotkine, il se rangea du côté de la France, terre des Lumières et de la Révolution de 1789.

dimanche, décembre 3 2023

Ralph Waldo Emerson, penseur tourmenté

Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Editions, 2023

Je ne connaissais de Ralph Waldo Emerson que son amitié avec Henry David Thoreau et leur goût commun pour la nature. Avec Emerson. Le sublime ordinaire1, le philosophe et théologien protestant Raphaël Picon nous en dit plus sur ce penseur tourmenté qui a traversé le 19e siècle.
Qui était Ralph Waldo Emerson ? Un fils de pasteur, né en 1803, qui tînt un journal intime des décennies durant, écrivit livre et poèmes, et délivra moult sermons et conférences. Un des grands penseurs américains du 19e siècle qui se battait pour que l’Amérique redevienne « la terre promise ». Un être tourmenté, mélancolique, qui s’émancipa du calvinisme puritain pour se faire le « pourfendeur des conformismes ».

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Emerson a foi en l’homme. Alors que pour le calvinisme puritain, l’homme est un être dépravé, corrompu, destiné aux flammes de l’Enfer, des voix s’élèvent pour affirmer au contraire que l’homme est perfectible. Emerson est du lot. Il écrit « Un homme a tout ce qui lui faut pour se gouverner lui-même », et il ajoute : « Le but de la vie semble être la rencontre de l’homme avec lui-même ». A l’obéissance d’une loi divine doit succéder « la culture du soi à travers le développement de son propre sens moral ». Emerson le transcendantaliste enjoint ses contemporains à penser et agir en êtres vertueux, à avoir confiance dans leurs émotions : « Ne va pas où le chemin te conduit. Va au contraire là où aucun chemin ne mène ».

Idéaliste et romantique, Emerson voue un culte à la nature. Traversant l’Europe, il est subjugué par « la prodigalité des formes de vie possibles ». De retour aux Etats-Unis, il aime marcher seul dans les bois de sa propriété de Concord : « Mes bois sont le seul endroit où je ressens de la joie, écrit-il. Mon esprit s’élève dès que j’y entre ». Emerson est un solitaire. Mais un solitaire qui n’a jamais cessé d’intervenir publiquement. Le prếcheur d’hier est devenu « une des grandes voix de la cause abolitionniste ». Cependant, Emerson a un « certain dédain pour la chose publique et l’agitation militante », une agitation qui peut faire perdre cette « maîtrise de soi » à laquelle il tient tant. Dès les années 1830, il s’est fait l’avocat des Indiens et des esclaves. Une loi l’a particulièrement révulsé : la Fugitive slave law oblige les citoyens à capturer les esclaves fugitifs et à les restituer à leurs propriétaires. Pour Emerson, l’esclavage, c’est l’anti-Amérique. En prenant position lors de la guerre de Sécession pour les Nordistes, Emerson ne se bat pas seulement pour mettre fin à l’esclavage : il espère que de cette guerre civile naîtra une nouvelle Amérique ou plutôt que celle-ci redeviendra une terre de liberté.

La pensée d’Emerson, nous dit l’auteur, « déroute, agace, titille ». Vénéré par certains comme chantre d’une Amérique mythifiée, moqué par d’autres pour son mysticisme et ses pensées absconses, Emerson ne laisse personne indifférent. Et comme le dit Raphaël Picon, « c’est aussi parce qu’on ne le comprend pas entièrement qu’Emerson fascine tant ».

Note
1 Ouvrage initialement paru en 2015, un an avant la disparition de l’auteur.

dimanche, novembre 26 2023

Réformer l'aide sociale, châtier les pauvres

Tamara Boussac, L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Presses de SciencesPo, 2023.

Lorsque Joseph McDowell Mitchell apparaît à la télévision un jour de janvier 1962, il ne sait pas encore que ses mots vont provoquer un séisme politique d’ampleur nationale. Tamara Boussac nous en dit plus dans L’Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain (Presses de SciencesPo).

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Qui est Joseph McDowell Mitchell ? Un fonctionnaire chargé de réformer l’aide sociale d’une petite ville du nord-est des Etats-Unis appelée Newburgh, une ville en déclin depuis quelques années, une ville qui cherche à se réinventer et qui considère que les parasites sociaux sont la cause de son malheur ; des parasites sociaux dont le portrait robot serait celui du migrant noir du sud aux mœurs relâchées et vivant des aides sociales versées sans contrepartie et sans véritable contrôle. Evidemment, tout cela n’est pas dit avec une telle franchise, mais cela ne trompe personne : c’est bien cette population d’implantation récente qui est visée par la municipalité républicaine, puisque la population noire a doublé en une décennie, bouleversant le visage de la ville.
Depuis six mois, McDowell Mitchell a donc en charge l’application de 13 nouvelles règles dont le but est bien de faire des économies en limitant le nombre d’allocataires. J’en relèverai trois : l’obligation de travailler 40 heures par semaine pour la ville quand on est chômeur en bonne santé ; la radiation de « toutes les mères d’enfants illégitimes (…) si elles donnent à nouveau naissance en dehors du mariage » ; tout nouvel allocataire doit prouver qu’il est venu « à Newburgh pour répondre à une offre d’emploi concrète » et non pour toucher les aides sociales.

Qu’importe si les journalistes soulignent que l’Afro-américain fainéant, fornicateur, vampirisant l’aide sociale n’existe pas à Newburgh, la rhétorique réactionnaire fonctionne : l’État-providence, c’est du socialisme déguisé qui déresponsabilise l’individu d’un côté et renforce le pouvoir de l’État fédéral de l’autre ; confier sa gestion aux autorités locales, c’est l’assurance d’en finir avec les abus, les paresseux, les tricheurs, en somme avec le laxisme et le sentimentalisme portés par la gauche, les syndicats mais aussi l’aile libérale du parti républicain. Seule une réforme profonde de l’aide sociale pourra convaincre le contribuable américain, honnête et travailleur, qu’il n’est pas victime du « racket de l’assistance », qu’il ne paie pas pour engraisser des fainéants, lubriques de surcroît !

Pour Tamara Boussac, nous ne faisons pas face à une révolte antifiscale car ces réformateurs acceptent de payer l’impôt mais ils veulent en avoir pour leur argent. Aider les pauvres est un investissement, d’où leurs appels répétés à une responsabilisation des pauvres qui a les traits d’une réhabilitation morale : contrôle social et mise au pas culturel font toujours bon ménage.
Cette offensive conservatrice portera ses fruits puisqu’elle influencera profondément la réforme de l’aide sociale proposée par le gouvernement démocrate de John Fitzgerald Kennedy. Et depuis, la pénalisation de la misère1 et le contrôle des assistés2 sont au coeur de toutes les réformes sociales.

mardi, novembre 14 2023

Accidents du travail : "C'est le métier qui veut ça"

Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023.

Chaque année, 700 travailleurs meurent au turbin, et l’on dénombre plus de 900000 accidents du travail. La sociologue Véronique Daubas-Letourneux nous en dit plus dans son livre : Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles (Bayard).

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L’autrice, en s’intéressant aux accidents du travail « ordinaires », nous invite à aller « au-delà du fait divers » pour prendre la mesure de cette catastrophe sociale. Que nous disent les statistiques ? Que ce sont les hommes qui sont massivement touchés par les accidents graves et mortels, mais depuis une vingtaine d’années, nous assistons à une montée en flèche du nombre de femmes victimes d’accidents du travail. Que les jeunes sont plus touchés que les anciens par les accidents, mais ce sont ces derniers qui sont les plus durement affectés. Deux phrases que l’on pourrait remplacer par une poignée de mot-clés : métiers du care, services, intérim, précarité, performance…

Métiers du care et services (comme le nettoyage) parce que les femmes y sont massivement présentes et que c’est là qu’elles s’y cassent le dos. Intérim et précarité parce que les jeunes sont envoyés au charbon dans des univers professionnels qu’ils ne maîtrisent pas ou peu ; ce qui pousse Véronique Daubas-Letourneux à parler d’un double marché de l’emploi, celui des salariés permanents d’un côté, mieux protégés, et celui des abonnés à l’intérim et à la sous-traitance. Performance et productivité parce que c’est en leur nom que le prolétaire prend des risques ou qu’on le pousse à en prendre pour « satisfaire le client ».

En donnant la parole aux victimes, Véronique Daubas-Letourneux nous rappelle que les chiffres ne disent pas tout de la catastrophe. Celle-ci est plus profonde : combien d’accidents non déclarés sous la pression de l’employeur ? Combien de travailleurs blessés vont au chagrin chaque jour de peur de perdre leur prime d’assiduité ? Ou de se faire mal voir : des collègues que leurs absences mettent dans l’embarras puisqu’ils vont devoir travailler plus, en effectif réduit ; de la hiérarchie, surtout, qui a vite fait de leur coller une étiquette de tire-au-flanc ou d’incompétents et de maladroits. Et puis il y a la peur, celle de perdre son travail si d’aventure on vous déclare inapte à sa poursuite. Véronique Daubas-Letourneux parle à ce propos de triple peine : peine physique lié au handicap et aux séquelles, peine financière (pertes des primes liés à l’emploi par exemple), peine sociale puisque « 95 % des déclarations d’inaptitude se soldent par un licenciement ».

En cassant les collectifs de travail, en fragmentant le salariat, gouvernements et patronat ont largement érodé la capacité de « nuisance » des syndicats ; et dans le secteur des services, où règnent la précarité et le turn-over, les syndicats sont largement absents…
« C’est le métier qui veut ça » déclare fataliste l’un des enquêtés, préparateur de commande au dos en vrac. C’est plus sûrement la logique du capitalisme qui l’exige...

vendredi, novembre 3 2023

Trotskistes en Résistance (1939-1945)

Robert Hirsch, Henri Le Dem, François Préneau, Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945), Syllepse, 2023.

Leurs noms ne vous diront rien. Certains ont échappé ou sont revenus de l’enfer, d’autres pas. Robert Hirsch, François Préneau et Henri Le Dem leur rendent hommage dans un passionnant ouvrage intitulé Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945) publié par les éditions Syllepse.

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Jeunes mais déjà aguerris, solidaires, audacieux, issus des milieux communistes, socialistes révolutionnaires ou des auberges de jeunesse, une poignée de prolétaires de la région nantaise se lance sans peur du lendemain dans la Résistance, mais une Résistance particulière. Contre l’Union sacrée, ils en appellent au défaitisme révolutionnaire. Considérant que la lutte armée est contre-productive puisque la répression qu’elle entraîne décime l’avant-garde ouvrière, désarmant de fait le prolétariat, ceux que les staliniens appellent les « hitléro-trotskistes », en viennent à écrire qu’en « déboulonnant les rails et en posant des bombes, on prépare la défaite de la classe ouvrière ».

Délaissant la lutte armée, ces jeunes partisans de la Quatrième Internationale se lancent en 1943 dans la confection et la distribution au sein des principales usines nantaises d’un bulletin clandestin : Front ouvrier. Un bulletin dont on ne connaissait que quelques numéros et dont les auteurs ont retrouvé une collection quasi-complète en se plongeant dans les archives policières.
Tiré à quelques centaines d’exemplaires, ce bulletin affirme que le second conflit mondial n’est que la répétition du premier (autrement dit un conflit entre puissances impérialistes1), et qu’il faut se ternir prêt et préparer la révolution mondiale qui, à n’en pas douter, éclatera à la fin des hostilités ; d’où la nécessité d’entrer en relations avec les soldats de la Wehrmacht pour créer en son sein des foyers antinazis qui en renversant Hitler rendront « possibles les Etats-Unis socialistes du monde qui tueront la misère et la guerre ». Ce travail de fraternisation sera mené, avec l’appui de quelques Nantais, à Brest pendant quelques mois de l’année 1943, mais trahi par un soldat allemand, le groupe finistérien sera décimé par la répression, tout comme les noyaux trotskistes parisiens. A Nantes en revanche, la plupart des militants échapperont par miracle à la Gestapo et continueront à faire vivre Front ouvrier jusqu’à la Libération. Mais ce bulletin clandestin ne se contentent pas de populariser les thèses trotskistes dans la classe ouvrière, il est aussi un outil pour mieux appréhender grâce à ces échos d’entreprises ce que fut le quotidien des travailleurs manuels sous la botte nazie. Etait-il lu largement dans les usines où il était diffusé ? Impossible de le savoir, mais selon certains témoins, son contenu a eu une influence non négligeable sur les pratiques et attitudes de certains collabos. Car les rédacteurs n’hésitent pas : outre les appels à la solidarité de classe contre les brimades et le STO, ils dénoncent nommément les petits chefs zélés qui font turbiner les prolos pour le compte de l’Allemagne nazie, ou ceux qui s’adonnent au marché noir en détournant les denrées alimentaires destinées aux restaurants d’entreprise.

En décembre 1944, Front ouvrier cesse de paraître, et ses animateurs participent à la création du Parti communiste internationaliste. Débute alors pour eux un nouveau combat : comment exister politiquement dans un univers dominé à gauche par le Parti des fusillés : le PCF ?

Note
1. Le racisme et la haine antisémite, qui sont pourtant au coeur de la pensée nazie, ne tiennent aucune place dans leurs analyses. Pour l’anecdote, ils installeront leur première imprimerie clandestine au sous-sol d’un magasin de fringues tenu par les parents d’un de leurs militants, des Juifs lituaniens réfugiés en France.

samedi, octobre 21 2023

Haymarket, les martyrs de Chicago

Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des origines du 1er mai, Lux, 2023.

On les appelle les martyrs de Chicago. Ils étaient militants ouvriers et révolutionnaires, et ils finirent au bout d’une corde. Martin Cennevitz en fait le portrait dans Haymarket. Récit des origines du 1er mai, publié par les éditions Lux.

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L’histoire est connue de beaucoup. A Chicago, fin avril 1886, la classe ouvrière naissante entre en action. A la faveur de la renégociation annuelle des contrats de travail, elle veut obtenir les huit heures. Le patronat ne veut évidemment pas en entendre parler. A l’issue d’un meeting de protestation contre les violences patronales, et alors que la foule commence à se disperser, une bombe est lancée sur les forces de l’ordre. La presse, aux mains des industriels, se déchaîne alors contre les syndicalistes et les anarchistes qu’elle rend responsables de l’attentat. La Police rafle huit hommes (Neebe, Lingg, Schwab, Fielden, Spies, Engel, Parsons et Fischer). Leur particularité : aucun n'était sur place lors de l'explosion, hormis Fielden, présent à la tribune. Le procès se tient dans la foulée, procès politique, truqué dont l’issue ne fait aucun doute : seul Neebe échappe à la peine de mort. Malgré les campagnes internationales de solidarité, quatre hommes sont pendus en novembre 1887, trois sont maintenus en détention ; le dernier, Louis Lingg, a préféré le suicide à la potence. deux ans plus tard, le mouvement socialiste international décidera de faire du 1er Mai un moment d’hommages à ces martyrs et d’affirmation des revendications ouvrières.

L’historien Martin Cennevitz mêle dans ce livre le récit des événements et le portrait de ces huit victimes de la justice de classe en tentant d’imaginer les sentiments qui les habitèrent. Huit hommes assez représentatifs de la jeune classe ouvrière américaine : un seul est né sur le sol américain, les autres sont des immigrants venus de la vieille Europe pour s’inventer une vie ou fuir la répression. Chicago est ainsi une Babel ouvrière où les nationalités se côtoient : Polonais, Irlandais, Tchèques et bien sûr Allemands. Chicago est une ville-phare où la presse révolutionnaire et syndicale est largement diffusée et les noyaux militants, nombreux.

Martin Cennevitz nous fait mieux connaître Louis Lingg, l’adepte de la propagande par le fait, Albert Parsons, homme de tous les combats à l’âme syndicaliste, Fischer et Engel les radicaux qui pensent que seule la dynamite émancipera le prolétariat, ou encore, Spies, l’intellectuel renégat qui, pour sauver sa peau, a fait acte de contrition… comme l’ont fait Fielden et Schwab. Martin Cennevitz ne juge personne, de la même façon qu’il ne met pas sur le dos des amis de Louis Lingg, anarchistes individualistes comme lui, l’organisation de l’attentat ; car on ne sait toujours pas si l’attentat fut leur œuvre ou le fruit d’une manipulation policière.
En conclusion, Martin Cennevitz nous emmène à Islamabad, le 1er mai 2020, où une femme a brandi « un grand panneau rouge sur lequel (s’étalaient) huit visages surgis du passé », ceux des martyrs de Chicago, « parce qu’au crépuscule d’un vendredi noir se dessine toujours l’horizon lumineux de formes de vie plus dignes à gagner ».

Volga, l'indomptable

Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023.

La Volga ne fut ni le Rhin, ni le Nil, et pourtant nombreux furent les pouvoirs à se pencher sur son lit pour lui imaginer un avenir grandiose. L’immense fleuve est au coeur du livre du géographe Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, publié par CNRS Editions.

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La Volga ne fut pas le Rhin car son caractère capricieux, avec ses crues gigantesques l’empêcha d’accueillir sur ses berges des centres commerciaux d’envergure ; elle ne fut pas plus le Nil car aucune agriculture ne put profiter de ses crues fertilisantes, du fait des étés trop courts. L’immense Volga est ainsi : indomptable.
Tsars comme bolcheviks, tous rêvèrent de faire de la Volga autre chose qu’une réserve à poissons, notamment du plus célèbre d’entre eux : l’esturgeon et la richesse qu’il porte (le caviar).
Dompter le fleuve, en faire un moteur du développement économique et du socialisme grâce à l’hydroélectricité : tel fut le credo du pouvoir soviétique. Leur raisonnement, rappelle l’auteur, était simple : il suffit de retenir l’eau au moment de la fonte des neiges en créant d’immenses lacs-réservoirs liés chacun à une centrale hydroélectrique, puis de relâcher cette eau en fonction des besoins. Raisonnement simple n’implique pas une politique à la hussarde : Pascal Marchand souligne au contraire la profusion d’études, d’articles, de rapports sur les conséquences du projet « Grande Volga » pour la flore, la faune, l’économie de la pêche, l’érosion des berges… : « nulle part ailleurs dans le monde un projet aussi vaste n’avait été fondé sur une telle somme de recherches scientifiques » ; la « Petite Mère Volga » allait se mettre au service du communisme ! Mais dans un univers bureaucratisé où chacun doit répondre aux exigences du Plan, la méfiance est de rigueur : l’auteur cite le cas des alevins de carpe relâchés en masse pour stimuler le secteur de la pêche, et qui ont fait le bonheur, non des pêcheurs, mais des carnassiers...

« Sur les cinquante années (1933-1987) de la phase de construction (de cette Nouvelle Volga), rien ou presque ne s’est passé comme prévu », nous dit l’auteur. On peut évidemment en rendre responsable, et à raison, la bureaucratie soviétique, ou encore la décennie de sécheresse inédite qui frappa la zone au début des années 1930 et remit en question tant de certitudes. Mais il me semble que de la lecture de ce livre, au moins trois leçons peuvent être retirées. La première est que toute politique volontariste de développement est vouée à l’échec sans implication et formation des populations : l’échec des plans d’irrigation ou de développement de l’agriculture et de la pêche en attestent. La seconde est qu’il est périlleux de poursuivre plusieurs lièvres en même temps : difficile de concilier la construction de barrages et la production hydro-électrique, qui repose sur des lâchers d’eau importants, avec la survie/protection des frayères ou l’alvinage intensif qui redoutent plus que tout les variations de température ; difficile de retenir l’eau en amont sans conséquence pour les nappes phréatiques et l’apport en sédiments en aval ; difficile d’industrialiser sans polluer...

La troisième leçon, je vous laisse la tirer de cette citation de Pascal Marchand : « La Volga a toujours davantage inspiré la démesure que la mesure ».

mercredi, octobre 18 2023

Un monde complètement surréel

Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux, 2023.

« Un monde complètement surréel », tel est le titre d’une courte brochure rassemblant quatre textes du célèbre militant de la gauche radicale nord-américaine Noam Chomsky.
Publié initialement en 2004, ce livre permet d’appréhender les grandes lignes de la pensée de ce critique inlassable du monde médiatique et de l’America First.

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Parce que la « langue peut aussi bien servir à obscurcir et à tromper qu’à expliquer et à clarifier » (Neil Brooks), le nonagénaire Chomsky nous aide depuis un demi-siècle à « décrypter le vocabulaire des puissants » avec un sens consommé de la formule et la ferme volonté de se faire comprendre du plus grand nombre. Pas de jargon, pas d’artifices littéraires. Et si les textes rassemblés ici ont entre trente et quarante ans, ils n’ont malheureusement guère perdu en pertinence.
Dans Contrôler l’opinion publique (1996), Chomsky pointe la mainmise du big business sur les grands médias et glisse, sarcastique, que « la liberté d’expression existe aux Etats-Unis (…) : il suffit d’avoir suffisamment d’argent pour se l’acheter ». Oui, le consentement se fabrique, et nous dit Chomsky « la propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme ».
La critique de l’impérialisme américain est au coeur de la pensée chomskyenne. Elle le fut dès ses premiers écrits, et elle continue à l’être. Ce n’est plus contre la guerre du VietNam que Chomsky se dresse mais contre les accords économiques internationaux comme l’ALENA qui offrent le monde aux multinationales, sans grandes contreparties. Le business avant tout, et qui sommes-nous pour oser intervenir dans des débats qui dépassent notre entendement ? « Le nouvel âge impérial, écrit Chomsky, marque une transition vers l’extrémité réactionnaire de l’éventail antidémocratique. »
Un nouvel âge impérial qui s’est bâti sur les ruines du Moyen-Orient à coups de mensonges et de propagande d’État. « Le monde complètement surréel » se tient là. « Washington détient le record mondial des tentatives d’assassinat de leaders étrangers » (songeons seulement à Salvador Allende), mais l’Empire du Bien continue à être honoré comme le pays de la liberté. L’intelligentsia américaine avale tout, et applaudit : « N’importe quel Etat totalitaire serait fier d’avoir une classe intellectuelle capable de telles acrobaties », et rares sont les Vladimir Danchev. Le nom de ce journaliste soviétique n’est pas passé à la postérité. Au début des années 1980, il avait dénoncé à la radio la politique de son pays en Afghanistan. Les médias occidentaux saluèrent son courage, Paris lui décerna un prix, et Vladimir Danchev écopa d’un séjour de quelques mois en hôpital psychiatrique. A coup sûr, il fallait être psychologiquement dérangé pour confondre la défense d’un gouvernement ami avec une invasion !

En Occident, nous dit Chomsky, « il n’y a pas de Danchev ici, excepté aux confins du débat politique », tellement les journalistes sont « inféodés au système doctrinal ». Pour lutter contre ce contrôle idéologique, « il ne peut y avoir de tâche plus urgente que d’arriver à comprendre les mécanismes et les méthodes de l’endoctrinement (…), faciles à saisir dans les sociétés totalitaires » mais bien moins là, écrit-il, où règne « le système de lavage de cerveau sous régime de liberté ».

samedi, octobre 7 2023

Les classes sociales pour penser le monde

Etienne Penissat, Classe, Anamosa, 2023.


On a prédit cent fois sa mort et nié son intérêt pour penser les sociétés modernes. Et la voici qui retrouve aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Classe est le nouveau mot ausculté par le sociologue Etienne Penissat pour le compte des éditions Anamosa et de son excellente collection Le mot est faible.

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Etienne Penissat nous rappelle tout d’abord que longtemps « la classe a servi de langage pour rendre visibles et audibles les conflits et les inégalités » et que le mot est demeuré « un enjeu de luttes ». Car la classe, comme tout concept, a une histoire ; je dirais même une histoire nationale. Elle est donc une « construction intellectuelle », un outil pour décrire et penser le monde, notamment à l’ère industrielle, quand apparaît et se structure la classe ouvrière.

Le singulier pose ici question car durant le 19e siècle, le pluriel était de rigueur : le monde des travailleurs manuels était un univers éclaté où se côtoyaient l’ouvrier-artisan, fier de ses savoir-faire et capable d’en imposer aux maîtres à l’occasion, et le prolétaire sans-le-sou, obligé de se vendre à vil prix pour survivre. Ce n’est qu’au 20e siècle que le singulier s’est imposé, conséquence de l’homogénéisation du monde ouvrier. La classe ouvrière prend le visage de l’ouvrier des grandes concentrations industrielles, celui qui a le coeur à gauche et une carte syndicale dans la poche. Classe ouvrière et mouvement ouvrier tendent alors à se confondre. Puis, avec la crise des années 1970 et la victoire idéologique du libéralisme, nous assistons à la « marginalisation de la classe comme vision légitime des divisions du monde social », y compris dans les travaux de sciences sociales. La classe n’a plus sa place sur le marché des idées…

Cependant, cette éclipse offre l’opportunité de mettre en question le « réductionnisme dont le mot classe a fait l’objet pendant son âge d’or ». Car l’ouvrier d’antan était aussi une ouvrière ou encore un immigré pas toujours catholique ! La prise en compte de la question du genre ou de l’origine permet, nous dit l’auteur, non d’affaiblir mais d’« enrichir la notion de classe sociale » et de rappeler que la classe ouvrière fut toujours plurielle, qu’« ouvrière n’est pas le féminin d’ouvrier » (D. Kergoat) et que les OS, sans espoir de promotion sociale, étaient massivement étrangers. Cette pluralité des formes de la domination était connue mais en faire un usage politique semblait à beaucoup délicat. Il y avait un front prioritaire et des fronts secondaires,voilà tout.

L’auteur se réjouit qu’aujourd’hui les « références à la classe (aient) repris une certaine vigueur », non parce que ceux qui les portent fantasment une « classe » forte et indivise mais parce que leurs discours constituent un antidote contre ceux qui fabriquent des « nous » à usage politique dangereux puisqu’ils enferment « les classes populaires dans des oppositions binaires » : Français contre immigrés, travailleurs contre chômeurs...
L’intersectionnalité, dont Etienne Penissat se fait le promoteur, « invite à sortir d’une vision essentialiste de chacune des formes de domination » et à « penser stratégiquement le développement des luttes spécifiques et leur articulation ». Compliqué ? Exigeant ? Sans doute, mais les combats émancipateurs d’hier laissèrent trop de dominés sur le bord du chemin...

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