Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, Presses universitaires de Rennes, 2023.


Beaucoup connaissent Taylor et son taylorisme, le fasciste Henry Ford et son fordisme, voire même Taiichi Ono et son toyotisme. En revanche, nous devons être nombreux à ne pas connaître Dalton et Mitchell, Newell Martin, Welch, Hans Selye voire même Elton Mayo. Grâce à son livre Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, le sociologue et historien Guillaume Lecoeur nous met dans les pas de ces physiologistes qui s’échinent à « trouver les meilleurs moyens d’améliorer les performances au travail ».

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Pendant longtemps, la qualité d’un travailleur manuel a dû beaucoup à son expérience, à sa maîtrise des outils en sa possession, à son inventivité et à sa capacité à résoudre les problèmes qui se posaient à lui. Avec la révolution industrielle, la parcellisation des tâches et le développement du machinisme, la rapidité d’exécution et la soumission de l’homme au rythme que lui impose la machine ont pris une importance considérable. L’homme est devenu un rouage au service de la productivité. Les physiologistes s’affrontent : l’école vitaliste, spiritualiste, est de plus en plus contesté par l’école mécaniste, rationaliste, pour qui le corps est une machine, analysable comme telle.

L’école mécaniste allemande a une forte influence sur les physiologistes américains de la fin du 19e siècle qui entendent se mettre au service de leur jeune nation, ce pays neuf, porté par l’individualisme libéral et un fort nationalisme, qui se développe à grande vitesse en incorporant des vagues massives de migrants. Les physiologistes industriels s’intéressent aux systèmes nerveux et sanguins, au rendement musculaire, à la fatigue, à l’adrénaline et, dès les années 1960, au stress qui, objet de recherche, est devenu un moyen de faire du business en vendant des expertises. Leurs travaux, nous dit Guillaume Lecoeur, ont « davantage une visée opérationnelle et stratégique qu’une visée fondamentale ». Ils viennent concurrencer l’approche empirique de Taylor ; un taylorisme de plus en plus contesté, que la physiologie industrielle entend ringardiser grâce à ses travaux de recherches. Cependant, dans ceux-ci, l’ouvrier demeure « réduit à des activités de besoin », tel un animal de laboratoire, l’entreprise est bien souvent pensée comme un système clos, et, pour un homme comme Elton Mayo, très influencé par les physiologistes, les désordres sociaux ont leur source non dans les conditions d’existence des masses mais dans l’esprit des agitateurs !
« Le travail ne se mesure pas » clame le psychanalyste Christophe Dejours. Il n’est ni le seul, ni le premier à contester avec virulence la physiologie industrielle. Dès le 19e siècle, écrit Guillaume Lecoeur, « une lutte épistémologique existait entre les tenants des définitions physiologistes, industrialistes et gestionnaires du travail sur la performance, et les sciences humaines et sociales du travail, et celle-ci a eu des implications non négligeables sur notre manière de penser le travail au sein des institutions savantes ». C’est pourquoi il plaide pour le développement de recherches interdisciplinaires et pour une « formation professionnelle à la raison critique et à la réflexivité ». Pas sûr que ce dernier point ait les faveurs du ministère...