Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023.

Auteur il y a dix ans d’un excellent ouvrage sur l’émigration portugaise1, Victor Pereira nous propose aujourd’hui une histoire de la Révolution des Oeillets dont le titre illustre ce qui s’est joué un temps sur les rives du Tage : C’est le peuple qui commande2.

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Pendant près de 40 ans, le Portugal a vécu sous l’austère férule d’un juriste réactionnaire et fervent chrétien Antonio de Oliveira Salazar3 et de sa police politique. En 1970, la mort du dictateur ouvre inévitablement une période d’incertitudes. Le Portugal est un pays malade. Son industrie, peu développée, ne peut absorber les surnuméraires des campagnes qui prennent alors les chemins de l’émigration, notamment ceux qui mènent en France. Dans les colonies, essentiellement africaines, l’heure est à la lutte armée pour l’indépendance. Dans la jeunesse, on rêve de liberté et on se refuse à mourir pour défendre l’Angola et ses colons.

Les salazaristes rêvent d’un salazarisme sans Salazar, mais il est trop tard : la population qu’ils pensaient docile, servile ou en tous cas contrôlable, aspire à un changement profond. Preuve de la fragilité du pouvoir, c’est de l’armée que vient le coup de grâce : le coup d’État du 25 avril 1974 est l’oeuvre de jeunes officiers réunit autour de quelques idées fortes comme le règlement de la question coloniale, la démocratie et le progrès social.
Mais quel visage doit prendre le Portugal nouveau ? Tous les acteurs se déchirent sur cette question et Victor Pereira nous aide à mieux comprendre leurs divergences. L’extrême-gauche pousse à la révolution comme une fraction du prolétariat4, la bourgeoisie (terrienne, industrielle) aspire à l’ordre social et à la démocratie représentative, le puissant Parti communiste craint un scénario à la chilienne ce qui le pousse à modérer les ardeurs des travailleurs et à combattre le gauchisme, le jeune Parti socialiste rêve d’un avenir européen, les Etats-Unis ne veulent pas d’un Portugal « soviétisé », quant aux jeunes officiers du Mouvement des forces armées, véritable contre-pouvoir, ils ne vont pas tarder à se déchirer. Les tensions sont si fortes que beaucoup craignent que le pays sombre dans la guerre civile.

Osons un parallèle avec la France de 1848, une révolution en deux temps : changement de régime en février avec proclamation de la Deuxième République, élection d’un parlement en juin qui met au pouvoir les conservateurs et entraîne la liquidation de la dynamique radicale5.
Au Portugal, la dictature meurt en avril 1974 ; les élections d’avril 1975 portent au pouvoir une alliance de modérés mais les fractions ouvrières et paysannes radicalisées ainsi que l’extrême-gauche poursuivent la lutte émancipatrice ; l’échec en novembre 1975 du second coup d’État menée par l’aile radicale des jeunes officiers clot la séquence. A partir de ce moment, ce n’est plus le peuple qui commande mais la sanction des urnes...

Notes
1 Victor Pereira, La dictature de Salazar face à l'émigration - L'Etat portugais et ses migrants en France (1957-1974), Presses de Sc. Po, 2013.
2 A noter la sortie en 2018 de Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
3 Sur la nature du régime et la personnalité de celui qui l’a incarné : Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020. Réédition d’un ouvrage sorti en 1996.
4 Sur les mouvements sociaux portugais durant cette séquence, lire : Arno Münster, Révolution et contre-révolution au Portugal. L'histoire sociale, économique et politique du nouveau Portugal (1974-1976), Galilée, 1977 ; Francis Pisani, Torre Bela. On a tous le droit d'avoir une vie, Ed. Simoën, 1977 ; Danubia Mendes Abadia, Portugal : la révolution oubliée. Combate et les luttes sociales pour l’autonomie (1974-1978)', Editions Ni Patrie, ni frontières ; Collectif, Portugal l’autre combat. Classes et conflits dans la société, Spartacus, 1975.
5 Samuel Hayat, 1848 – Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation, Seuil, 2014.