Le Monde comme il va

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mardi, janvier 24 2023

Mourir de son travail

Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022.

« Le travail demeure le grand absent des campagnes de prévention (du cancer) ». Ces mots de l’historienne et sociologue Anne Marchand illustre bien un terrible paradoxe : chaque année, des dizaines de milliers de personnes se découvrent victimes d’un cancer lié a priori à leur passé de travailleur, et pourtant, les campagnes se focalisent sur l’alcool, le tabac et l’alimentation. Le message qui nous est adressé est clair : C’est notre imprévoyance qui est la cause de notre perte.


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Le livre d’Anne Marchand, « Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels », publié par les éditions de l’Atelier, est le fruit d’un septennat de recherche effectué dans le cadre du Giscop 93, (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle de Seine-Saint-Denis)1. Pour ces chercheurs à l’âme militante, il fallait « comprendre ce qui fait obstacle au recours du droit de la réparation », autrement dit, comprendre pourquoi les victimes souffrent ou meurent en silence.
Les raisons sont nombreuses. Il y a une dimension personnelle : on ne réagit pas de la même façon à l’annonce d’une maladie grave voire incurable, et au lien qui pourrait être fait entre elle et un travail effectué des décennies plus tôt. Certains refusent d’y croire, d’autres sont fatalistes, considérant que tels étaient les risques du métier, ou refusent de se considérer comme victime d’une injustice. Et puis, il y a la famille, dont le rôle est longuement souligné par l’enquêtrice. Se soigner coûte cher pour les classes populaires faiblement assurées, un arrêt-maladie pèse sur les finances familiales, alors, entamer en plus des démarches juridiques, remplir des papiers auquel on ne comprend pas grand chose, recourir à un avocat dans l’espoir hypothétique d’être reconnu comme victime, et attendre alors que l’on sait ses jours comptés… tout cela rajoute de l’inquiétude à l’inquiétude. Les médecins généralistes ? Mal formés, peu informés, routiniers, ils sont de plus totalement ignorants de la façon dont l’activité professionnelle de leur patient s’est très concrètement déroulée. La piste professionnelle est donc très rarement explorée comme source de la pathologie constatée, et quand c’est le cas, un nouvel obstacle apparaît : la difficulté à documenter précisément les différents risques professionnels qu’a affrontés la victime au cours de sa carrière, carrière qui peut s’être déroulée dans mille endroits et mille secteurs industriels différents ; problématique décuplée quand ce sont les ayant-droit qui font les démarches.

Seules, les victimes et leur famille renoncent la plupart du temps à affronter Goliath. Un Goliath qui a les traits du médecin-conseil de la Sécurité sociale. Un Goliath qui a le pouvoir de diligenter des enquêtes auprès des malades mais aussi des employeurs, dont certains, via des avocats spécialisés, sont fort habiles pour multiplier les contentieux, ce qui a un impact sur la façon dont les enquêteurs font leur travail, et donc sur le niveau de reconnaissances en maladie professionnelle.
L’activité du Giscop93 en témoigne : seules l’action collective, l’entraide et la solidarité, sont de nature à briser le mur du silence, à rendre visible ce qui était jusqu’alors invisibilisé. C’est par la pression collective qu’on peut faire évoluer l’incontournable tableau des maladies professionnelles qui établit un lien entre un métier, une maladie et des produits dangereux, mais aussi que la pression peut être mise sur les employeurs-empoisonneurs afin que l’on ne perde plus sa vie à la gagner.

1. Structure initiée par le toxicologue Henri Pézerat et la sociologue Annie Thébaud-Mony dont je vous recommande le dernier ouvrage Politiques assassines et luttes pour la santé au travail. Covid-19, cancers professionnels, accidents industriels (La Dispute, 2021).

mercredi, janvier 18 2023

Autogestion et révolution

Charles Piaget, Autogestion et révolution. Interventions 1974, Editions du Croquant / Les Cahiers de l’Institut Tribune socialiste, 2022.


Piaget. Non pas Jean le psychologue-pédagogue, mais Charles, l’ouvrier horloger. C’est à ce militant, icône furtive du syndicalisme de l’immédiat post-1968 que s’est intéressé Théo Roumier. « Autogestion et révolution » est une courte brochure rassemblant une interview et une intervention publique du syndicaliste bisontin, toutes deux de l’automne 1974, précédées d’une généreuse et indispensable préface : généreuse parce qu’elle occupe plus de la moitié du livre ; indispensable parce qu’elle nous replonge dans cette décennie 1970, décennie tumultueuse marquée par l’insubordination ouvrière1.

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Charles Piaget est le fruit d’une quadruple histoire : celle du syndicalisme jurassien, dominé par l’ouvrier rural à l’esprit communautaire et chrétien2 ; celle de son entreprise, Lip, fleuron national de l’horlogerie française devenu flambeau de l’idéal autogestionnaire3 ; celle de la CFDT, passé du conservatisme chrétien au socialisme démocratique en vingt ans ; celle enfin du PSU, rassemblement hétéroclite de militants, enfant de la Guerre d’Algérie se rêvant comme alternative au stalinisme du PCF et au réformisme de la social-démocratie d’alors.
L’année 1974 est une année importante pour Piaget puisqu’une partie de l’extrême gauche veut faire de lui le « candidat unique des révolutionnaires » pour les Présidentielles qui s’annonce… et dont le décès prématuré de Georges Pompidou précipitera la tenue. Mais Piaget ne recueille ni l’assentiment de la CFDT, qui plaide pour un soutien dès le premier tour à François Mitterrand, ni celui du PSU, son propre parti, qui ne tardera d’ailleurs pas à imploser, certains comme Rocard rejoignant le PS, d’autres optant pour la Ligue communiste.

En cette automne 1974, Piaget développe ses conceptions du combat politique et syndical. Il écrit : « Le problème n’est pas d’offrir un débouché politique aux luttes sociales, il est de tout faire pour que les travailleurs découvrent collectivement ce débouché, qui est la prise du pouvoir par eux-mêmes en tant que classe ». Ainsi, pour ce Piaget aux accents libertaires, les masses en action doivent être le « moteur de la transformation sociale », et le socialisme autogestionnaire et émancipateur qu’il prône ne peut se construire graduellement que par l’action continue des classes populaires et la constitution de contre-pouvoirs dans les usines comme dans les quartiers. On mesure à ces mots tout ce qui le sépare de l’aile droite du parti, mais aussi d’une large partie de la gauche et de l’extrême-gauche qui ne voit dans les classes populaires qu’une masse d’électeurs destinés à être encadrée et dirigée par un parti censé l’incarner.

Cette promotion de « l’action autonome de la classe ouvrière » n’est pas une « coquetterie ouvriériste », nous dit Théo Roumier, mais une « question d’efficacité, de garantie et de cohérence avec le projet politique ». C’est en luttant et en se fédérant qu’on se construit une conscience politique sur laquelle peut ensuite se penser, se développer et se défendre un projet émancipateur, car comme le souligne Piaget, « un consensus populaire n’a rien à voir avec un compromis entre organisations ».

Notes
1. Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, PUR, 2007.
2. Piaget est père de six enfants dont s’occupe son épouse, Annie, militante elle-aussi qui lui rappelle à l’occasion que l’autogestion concerne également les tâches ménagères…
3. Donald Reid, L’Affaire LIP 1968-1981, Presses universitaires de Rennes, 2020.

mardi, janvier 3 2023

Rojava : regards critiques

Pierre Crétois et Edouard Jourdain (sldd), La démocratie sous les bombes. Syrie-Le Rojava entre idéalisation et répression, Le Bord de l’eau, 2022.

Depuis une poignée d’années, les espoirs révolutionnaires de certains se situent dans le Nord de la Syrie, dans une région appelée Rojava. Là-bas, le mouvement révolutionnaire kurde s’efforce de mettre en place le confédéralisme révolutionnaire, une nouvelle doctrine imaginée par son leader, Abdullah Ocalan, qui a abandonné le marxisme-léninisme pour une pensée nourrie d’apports libertaires1.

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« La démocratie sous les bombes », publié par Le Bord de l’eau, rassemble les contributions à un colloque universitaire tenu à Bordeaux en 2021 ; contributions importantes puisqu’elles entendent poser un regard critique plutôt qu’un discours apologétique sur cette expérience.

Il revient à Pierre Bance et Rémi Carcélès d’ouvrir le bal en nous rappelant dans quel contexte extrêmement défavorable a émergé ce projet qui troque le vieux rêve d’un Etat-nation kurde indépendant pour un espace autonome et émancipateur qui n’est pas sans rappeler le graduelisme révolutionnaire d’Errico Malatesta : « Réclamer et exiger, même par la force, notre pleine autonomie et le droit et les moyens de nous organiser à notre manière pour expérimenter nos méthodes »2. Le contexte ? C’est tout d’abord la guerre, effroyable, qui les met aux prises avec l’État syrien et Daesh. C’est aussi le conservatisme, politique, et le rigorisme religieux des populations locales, le clientélisme et les logiques tribales sur lesquels reposent le pouvoir des élites du Rojava3. C’est encore la composition pluri-ethnique du territoire avec tout ce que cela sous-entend de siècles de relations conflictuelles ou de rapports de domination, ce que rappelle la contribution d’India Legedanck. Et puis il y a le discours porté par les révolutionnaires kurdes, discours que décode Davide Grasso, nous rappelant que les mots (comme peuple ou Etat) ne recouvrent pas les mêmes réalités là-bas qu’ici, et soulignant la dimension éthique, éducative et pragmatique du projet.

L’émancipation proposée s’adresse ici à toutes et tous, pas à une classe sociale en particulier : le prolétariat industriel (d’ailleurs si peu répandu au Rojava) n’est pas le sujet révolutionnaire. En revanche, la femme est au coeur du processus révolutionnaire : « La libération des femmes est prioritaire à celle de la nation ou de la classe ». Ces mots d’Ocalan, aussi bien icône que leader charismatique4, rappelés par Somayeh Rostampur, en atteste. Réside ici la grande singularité du confédéralisme démocratique : un féminisme radical s’appuyant sur la pensée d’un homme vénéré par toutes et tous au sein du mouvement, et sur laquelle les femmes kurdes peuvent s’appuyer pour imposer des changements profonds.

Il ne s’agit pas d’idéaliser le processus en cours mais d’en souligner les limites et la très grande fragilité qui doivent autant à la situation politico-militaire qu’aux réticences locales au dit projet qui entend remettre en question tous les rapports de domination. Ce livre nous y aide. Et puisque ce projet émancipateur doit énormément à la personne d’Ocalan, une question se pose : pourra-t-il survivre à la disparation de ce dernier ?.


1. Essentiellement le municipalisme libertaire promu par Murray Boockchin.

2. « Graduelisme », article paru dans Le Réveil n°678 (10/1925). On peut le retrouver dans Gaetano Manfredonia, La pensée de Malatesta. Textes réunis et présentés, Editions du groupe Fresne-Antony, 1996.

3. Cette question est remarquablement traitée dans le contexte irakien par Arthur Quesnay (La guerre civile irakienne. Ordres partisans et politiques identitaires à Kirkouk, Karthala, 2021).

4. Ocalan a 73 ans, est enfermé depuis de 20 ans, subissant des conditions de détention s’apparentant à de la torture puisqu’il est privé de tout contact avec l’extérieur. Cette réclusion a renforcé son statut d’icône au sein du mouvement.

mardi, décembre 20 2022

Contribution à l’histoire de la CNT espagnole en exil

José Berruezo, Contribution à l’histoire de la CNT espagnole en exil, Le Coquelicot, 2021.

A partir de janvier 1939, des centaines de milliers d’Espagnols traversent les Pyrénées, fuyant l’avancée des troupes franquistes ; et parmi eux de nombreux militants anarcho-syndicalistes. José Berruezo était l’un d’eux. Avec Contribution à l’histoire de la CNT espagnole en exil, livre achevé en 1966 et édité en 2021 par Le Coquelicot, nous en savons un peu plus sur l’activité de ces proscrits durant la Seconde Guerre mondiale.

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La vie des Espagnols parqués dans des conditions innommables dans les camps de concentration français est bien documentée, et depuis longtemps. Comme l’a écrit Vladimir Pozner1, « Nous ignorons les intentions de ceux qui ont créé et qui dirigent les “centres d’accueil”. Mais s’il s’agissait, avec un minimum de moyens et dans un minimum de temps, de créer de toutes pièces, chez un demi-million d’êtres humains, la haine de la France, ce but a presque été atteint. »
José Berruezo eut la chance de sortir très vite de cet enfer, enfer sur lequel d’ailleurs il ne s’étend pas. Le quadragénaire abandonne le camp de Bram (Aude) pour la grisaille du Cantal où il est affecté dès la fin 1939 à la construction du barrage de l’Aigle, sur la Dordogne. C’est de là qu’il tente, avec d’autres, de fédérer les anarcho-syndicalistes ibériques éparpillés sur le territoire national. Oeuvre difficile, et qui l’est encore plus avec la victoire militaire de l’Allemagne en juin 1940. Comment communiquer, comment se déplacer sans éveiller les soupçons de la police française ou de la Gestapo ?

« La plupart de ces militants n’auraient pas su construire et prononcer des discours, ni écrire de brillants articles de journaux, mais ils savaient penser et sentir avec cette grandeur d’âme si commune dans le milieu confédéral », écrit Berruezo. Peu d’intellectuels donc, mais des militants ouvriers, idéalistes mais pragmatiques, austères2, expérimentés ou nés avec la Guerre civile, déterminés à réorganiser la CNT depuis l’exil, tout en prenant langue avec la Résistance française car tous sont persuadés que la défaite de l’Allemagne et de l’Italie entraînera inévitablement la chute de Franco ; d’où leur volonté de favoriser l’entrée des Espagnols dans les maquis…
Mais sur quelles bases se reconstituer ? Car les anarcho-syndicalistes, en exil comme en Espagne, sont profondément divisés, comme ils le furent dès les années 1920. Deux orientations s’opposent vigoureusement. La première considère que la Révolution sociale n’est pas à l’ordre du jour et qu’en conséquence la CNT doit faire des compromis et nouer des alliances avec les « forces démocratiques » en exil. La seconde ne veut ni des uns ni des autres ! Querelle qui porte en elle les germes d’une scission qui n’interviendra qu’après la Libération et fracturera à jamais le mouvement libertaire espagnol de part et d’autre des Pyrénées. Berruezo a beau expliquer qu’il s’est efforcé de « garder au récit un ton de sérénité objective » et de se « placer au-dessus des querelles », le septuagénaire qu’il est n’a pas de mots assez durs pour critiquer ces puristes intransigeants, aventuristes, parfois à la moralité douteuse qui le traitent de « nouveaux judas », de traîtres, de politiciens et de laquais de la bourgeoisie.

Témoin engagé de ces années tourmentées, Berruezo demeura toute sa vie un militant ouvrier au service d’une CNT qui n’était déjà plus que le fantôme de ce qu’elle fut.

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1 Vladimir Pozner, Un pays de barbelés. Dans les camps de réfugiés espagnols en France (1939), Editions Claire Paulhan, 2020.
2 L’auteur insiste beaucoup sur la droiture morale des militants de base de la CNT : « tous ceux qui étaient là étaient des travailleurs et nous n’en connaissons aucun qui pensait à un genre de vie différent de celui que fournit un travail honnête. ».

mercredi, décembre 14 2022

L'Université qui vient

Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec, L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire, Raisons d’agir, 2022.


En finir avec Parcoursup mais ne pas s’en contenter. Telle pourrait être la leçon à retenir du livre de Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec « L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire » publié par les éditions Raisons d’agir.

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Le constat est sans appel, et la solution, évidente. Trop d’étudiants échouent lors de leur premier cycle universitaire. Afin qu’ils ne perdent plus leur temps dans les amphithéâtres et qu’ils cessent de s’illusionner sur leur potentiel, confions à Parcoursup le soin de leur indiquer la voie la plus raisonnable à suivre. C’est donc pour le bien commun que l’on fait « accepter à une partie de l’opinion publique la sélection à l’entrée à l’université ».
Les sociologues Hugrée et Poullaouec ont pris à bras-le-corps le problème posé dans le but de « rouvrir le débat sur le droit à la réussite », conscients qu’il ne « suffit plus de réaffirmer la liberté de choisir l’université pour tous les bacheliers (mais de) trouver comment lever les obstacles qui les empêchent d’y étudier correctement ».

La culture anti-école n’existe plus qu’à l’état fragmentaire dans les classes populaires1. Aller jusqu’au bac, voire au-delà, fait partie des attentes parentales, mais tous les rejetons des dites classes ne sont pas logés à la même enseigne. Les classes populaires forment un univers fragmenté où se côtoient des propriétaires et des locataires, des ouvriers et des petits fonctionnaires, des urbains et des ruraux, des diplômés, et tous ces clivages, sans oublier évidemment les capacités financières à assumer les études supérieures, jouent sur la scolarité des enfants2 ; d’où la nécessité de s’intéresser au « passé scolaire » et pas seulement social des étudiants en échec, car « c’est bien avant leur entrée à l’université que se joue pour l’essentiel (leur) réussite ». Les auteurs le rappellent : « seuls 15 % des licenciés sont entrés en sixième en figurant parmi la moitié des élèves les moins performants », autrement dit, « la principale raison du décrochage reste la difficulté scolaire précoce ».

Dans la cohorte annuelle des étudiants, beaucoup sont ainsi des rescapés que la plongée dans ce nouvel univers fragilise. Les bacheliers des filières technologiques et professionnelles3 sont du lot surtout s’ils doivent conjuguer études et petits boulots. Et ils sont d’autant plus fragilisés que l’université est incapable de les aider puisqu’elle manque de tout, d’agents d’entretien comme d’enseignants-chercheurs ou de bibliothécaires. Comme le soulignent les auteurs, « la licence générale est en passe de devenir le parent désargenté du premier cycle ». Si l’on veut que davantage d’étudiants réussissent, il faut augmenter le montant des bourses pour leur apporter une plus grande autonomie financière, et mieux les encadrer, en leur accordant du « temps d’enseignement supplémentaire (afin de) les entraîner continûment aux techniques du travail intellectuel ». Il faudra également en finir avec Parcoursup, qui n’a en rien réglé les problèmes d’orientation mais renforcé la sélection et ajouté de l’angoisse à l’incertitude. Les auteurs avancent même une idée audacieuse : la création d’un bac unifié de « haut niveau de culture commune » dans un « lycée unique » afin de « rompre avec l’école de classe à la française ». Vaste programme !


Notes
1 Rappelons-le, les parents des classes populaires sont très impliqués dans le destin scolaire de leur progéniture. Ils ne sont pas démissionnaires comme on l’a longtemps entendu.
2 « Les étudiants issus des classes populaires qui obtiennent une licence viennent le plus souvent des familles les plus qualifiées de ces milieux sociaux ».
3 Lors de sa création en 1985, le bac pro n’était pas pensé comme voie d’accès à la fac.

jeudi, décembre 1 2022

A bas l'Etat social !

Nicolas Da Silva, La Bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.

« A bas l’État social ! » Tel aurait pu être le titre du livre de Nicolas Da Silva. Mais cet économiste a préféré une accroche moins provocatrice. « La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé », publié par La Fabrique est un livre passionnant qui nous offre une « histoire de la production de soin de santé en France depuis la Révolution française » ; une histoire qui pourrait se résumer par l’affrontement de deux logiques antagoniques : l’État social d’un côté et ce qu’il appelle « La Sociale » de l’autre. Tout cela mérite explication…

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Longtemps, le pouvoir ne s’est guère préoccupé de l’état sanitaire des gueux. C’est le temps de la bienfaisance et de la charité toute chrétienne, où les hôpitaux sont davantage des mouroirs où l’on stocke malades et indigents que des lieux de soin véritables. La Révolution française ne remet pas fondamentalement en question la situation. Ne reconnaissant que des individus libres et autonomes, il revient à chacun de se prendre en charge, de se prémunir contre les aléas de la vie qui se nomment maladie, vieillesse et chômage ; trois fléaux qui sont telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’une population laborieuse à qui l’on interdit de défendre collectivement ses intérêts.



Qu’importe, au 19e siècle, la classe ouvrière naissante crée ça-et-là des sociétés de secours mutuels, autrement dit des mutuelles qui se chargent de collecter des ressources et de les distribuer à leurs adhérents. Cette dynamique d’auto-organisation populaire, c’est ce que l’auteur appelle « La Sociale » ; une dynamique que le pouvoir combat… avant de la récupérer : d’ « institution d’émancipation dirigée contre le capital et l’Etat », la mutuelle devient une « institution de gestion de la souffrance créée par le capitalisme industriel », gérée par des militants, issus du monde ouvrier, mais de ses franges les moins radicales.

Le grand basculement s’opère avec la Première Guerre mondiale. Certes, les décennies passées, certains s’alarmaient de l’état de santé précaire des jeunes ouvriers dont on allait faire des soldats, mais c’est la guerre qui pousse véritablement l’État à se faire « Etat social », autrement dit à prendre en main le destin sanitaire du peuple du berceau à la mort. Cela passe par l’adoption de grandes lois sociales relatives aux retraites et à la maladie, mais aussi de politiques natalistes, de campagnes de vaccination, de prise en charge des veuves ou des mutilés... L’État doit composer avec les mutuelles, les professionnels de santé ou encore les syndicats dont les approches sont évidemment divergentes. Il compose mais entend bien être le maître du jeu. La création de la Sécurité sociale à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en est une parfaite illustration. Elle fut le fruit d’un combat très rude entre la CGT qui se bat pour une protection sociale organisée par les travailleurs eux-mêmes et ceux qui s’y opposent : les mutuelles qui ne veulent pas disparaître, le syndicalisme chrétien opposé à l’affiliation à une caisse unique au nom de la liberté individuelle, politiciens et technocrates persuadés que seuls des spécialistes aux ordres d’un pouvoir élu doivent gérer les sommes colossales en jeu. Depuis 60 ans, l’histoire de la Sécurité sociale est donc celle d’une reprise en main graduelle par l’État de la protection sociale, de sa gestion quotidienne comme de la définition des politiques de santé, pour le plus grand bonheur de l’industrie pharmaceutique. Contre ce « capitalisme sanitaire » qui a fait de la santé un business juteux et prouvé son incurie (ce qu’atteste l’état de l’hôpital public aujourd’hui), l’enjeu, pour l’auteur, n’est ainsi pas de défendre la Sécu mais bien plutôt de se la réapproprier et d’« embrasser à nouveau l’idéal de la Sociale ».

jeudi, novembre 24 2022

Le programme commun de la gauche

Christophe Batardy, Le programme commun de la gauche 1972-1977. C’était le temps des programmes, Presses universitaires de Bordeaux, 2021.


C’est à un mythe que s’est attaqué l’historien Christophe Batardy. Avec son livre issu de sa thèse, Le programme commun de la gauche 1972-1977, il nous replonge dans ces tumultueuses années 1970 qui virent la gauche partir à l’assaut non du ciel, mais du pouvoir central.

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Dans la France bouleversée de l’après-1968, la possibilité de parvenir à un pouvoir qui lui échappe depuis le milieu des années 1950 n’est plus une vue de l’esprit pour la gauche parlementaire. L’unité n’est pas une option pour le Parti communiste et le jeune Parti socialiste mais une nécessité pour vaincre une droite gaulliste et libérale solidement implantée. S’unir mais comment ? Autour d’un programme préfigurant la France que l’on souhaite voir advenir. A partir des archives, nombreuses, et des souvenirs, pour beaucoup inédits, l’auteur nous entraîne au plus près du terrain, là où on discute du contenu précis de ce programme commun, qui touche à la fois au rôle de l’État dans le capitalisme contemporain, à la politique de défense, à la condition féminine, à la réforme de l’éducation nationale où à la question des libertés fondamentales sur laquelle le PC est attendu au tournant.

Construire un programme. L’affaire est d’importance, mais cette importance est à relativiser, car tous les acteurs ne sont pas sur la même longueur d’onde. Certes le programme commun adopté en 1972 est imprimé à des centaines de milliers d’exemplaires, mais chaque parti l’édite de son côté, avec une préface de son cru. Certes, la droite parlementaire comme l’extrême gauche ou les syndicats sont obligés de se positionner par rapport à cette dynamique unitaire qui occupe le champ politique et médiatique. Mais la question de l’hégémonie à gauche demeure et aucune force impliquée dans ce processus n’a envie de servir de marchepied de l’autre, et Christophe Batardy souligne à plusieurs reprises que chacun s’emploie à contenir son partenaire : le PC ne veut pas être concurrencé dans les usines par les cellules socialistes d’entreprise ; le PS ne veut pas de meetings communs car sa puissance militante ne peut rivaliser avec celle de son partenaire. Pour le Parti communiste, le Programme commun est un bréviaire qui engage, alors que pour le PS mitterrandien, il est davantage une source d’inspiration pour une gauche qui parviendrait au pouvoir.

Alors que depuis le printemps 1977, communistes, socialistes et radicaux sont engagés dans des discussions pour actualiser ledit programme, et préciser notamment l’ampleur des nationalisations attendue, le 23 septembre, tout s’écroule. Pourquoi diable en est-on arrivé à la rupture ? A cette question qui demeure sans réponse claire depuis près de 50 ans, l’auteur avance une hypothèse renvoyant à la jeunesse de Georges Marchais. L’affaire est connue et empoisonne le PC qui se présente volontiers comme le parti de la résistance : durant la guerre, disent certains, le premier secrétaire est parti volontairement en Allemagne travailler dans l’industrie de guerre nazie. Il n’est pas le déporté du travail et le réfractaire qu’il prétend être. Le médiatique Marchais a attaqué en diffamation ses calomniateurs et le procès doit s’ouvrir alors que les discussions sur l’actualisation du programme battent leur plein. C’est donc un homme fragilisé qui doit défendre son honneur mais aussi celui de son parti qui, élection après élection, n’a cessé de perdre de l’influence à gauche. Pourquoi défendre plus longtemps une stratégie mortifère pour le parti ? Hypothèse plausible si l’on se fie aux souvenirs des dirigeants communistes et aux archives d’alors, puisque la rupture n’était absolument pas une option envisagée par la direction communiste en ce mois de septembre 19771… C’est donc de sa propre initiative que Marchais aurait mis fin au dit programme…
Ce qui fut « un mythe avant d’être un texte » (Chevènement) et qui l’est demeuré puisque l’on s’en réfère encore un demi-siècle après n’aura vécu que cinq années.

Note 1. Le PC aurait accepté que le document final se contente de faire état des divergences sur la question des nationalisations.

mercredi, novembre 23 2022

Algérie : le rêve autogestionnaire

Mohammed Harbi, L’autogestion en Algérie. Une autre révolution ? (1963-1965), Syllepse, 2022.

« L’autogestion, c’est pas d’la tarte ». Tel était le titre d’un livre paru en 1978. Le dernier ouvrage proposé par le militant et historien Mohammed Harbi nous en offre une nouvelle illustration. A dire vrai, le presque nonagénaire Mohamed Harbi nous propose avec « L’autogestion en Algérie » un ensemble documentaire de grande valeur qui nous permet de mieux comprendre les premières années de l’Algérie indépendante ; des documents parfois inédits, inaccessibles ou depuis longtemps oubliés que l’auteur et l’éditeur, Syllepse, ont exhumés, et parmi ceux-ci de remarquables rapports d’enquête qui nous entraînent au plus près du terrain, là où l’autogestion est censée se déployer.
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Proche des trotskystes, conseiller d’Ahmed Ben Bella, avant de devenir un historien reconnu et respecté de l’histoire de l’Algérie contemporaine, Mohammed Harbi fut l’un des acteurs majeurs du Front de libération nationale, notamment de la tendance socialiste qui entendait donner la terre aux fellahs et l’usine aux ouvriers. La révolution devait être l’affaire du peuple délivré du joug colonial et non celle d’une élite politico-militaire. Le FLN n’avait de front que le nom, car derrière la façade unitaire, des clans ne tardèrent pas à se déchirer et seul le coup d’État de Houari Boumédiene en 1965 mettra fin à trois années d’affrontements politiques.
L’Algérie indépendante ne pouvait sortir indemne de huit années de conflit ouvert. Il faut tout reconstruire, notamment à la campagne. Il faut faire avec un matériel défaillant quand il n’a pas tout simplement disparu, l’absence d’encadrants techniques et, en même temps, gérer le retour des deux millions de fellahs rassemblés autoritairement par l’État français dans des camps loin des exploitations agricoles1 ou réfugiés en Tunisie ou au Maroc. Il faut faire avec un Etat en pleine reconstruction, miné, de haut en bas, par l’arrivisme, et souffrant d’un manque de personnel compétent. Il faut faire avec les bureaucrates, pour beaucoup anciens combattants, qui prennent place dans les nouvelles institutions étatiques ou autogestionnaires (comme les comités de gestion), accaparent les terres ou y placent leurs amis et font régner l’ordre d’autant plus facilement que la plupart des fellahs, habitués à obéir sans mot dire et tenus par la faim, ignorent tout de leurs droits nouveaux. Comme l’écrit un rapporteur, « le comité de gestion (…) permet surtout à ses membres de ne rien faire, sans être contrôlés ». La journaliste Juliette Minces parlera à leur propos de « nouvelle bourgeoisie inculte, arrogante, avide, pour qui l’indépendance de l’Algérie n’avait été que le moyen de s’enrichir. » Et comme l’a écrit dès 1963 Mohammed Harbi lui-même dans un article paru dans Révolution africaine, « (aux bureaucrates coupés du peuple) il est temps d’enseigner la différence entre le socialisme et la promotion administrative ».

La dynamique autogestionnaire fut ainsi phagocytée dès le départ par ceux qui ne voulaient pas que se développe l’action autonome des masses, et elle fut insuffisamment soutenue par une masse paysanne, peu instruite et politisée, pour laquelle la Réforme agraire signifiait avant tout partage des grands domaines coloniaux. L’autogestion ne fut donc pas l’« école de démocratie » tant espérée par ses promoteurs. Et si l’auteur refuse de parler d’échec à son sujet, elle en a pourtant le goût.


1 Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de SciencesPo, 2022.

jeudi, novembre 17 2022

La laïcité dévoyée

Roland Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Syllepse, 2022.

En moins de 100 pages, avec « Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée », le sociologue Roland Pfefferkorn, fait entendre sa crainte de voir un tel combat tourner le dos « aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Eglises et de l’Etat ».

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Cette brochure s’inscrit dans l’excellente collection Coup pour coup des éditions Syllepse dont le format est aussi carré qu’un pavé. Il s’agit d’être concis, synthétique et d’aller à l’essentiel. Roland Pfefferkorn, spécialiste des inégalités sociales, s’est prêté au jeu en revisitant deux siècles de combats pour faire de la laïcité le socle sur lequel bâtir une société tolérante, respectueuse.

Il rappelle tout d’abord ce que la laïcité doit au conflit interne au christianisme, la réforme protestante ayant « rendu possible l’affirmation de la liberté de conscience en matière religieuse », et bien sûr à la philosophie des Lumières qui, bien que non anti-religieuse, remet en question la prétention des religions à régenter la vie des peuples et des Etats.
De la Révolution française de 1789 à l’adoption de la loi de séparation des églises et de l’Etat de 1905, la laïcité sera au cœur de bien des combats politiques et sociaux. Avec la fondation de la troisième République, nous entrons dans une nouvelle phase durant laquelle l’Etat républicain s’efforce de tenir à distance l’église catholique : le contrôle des âmes est au centre des préoccupations de l’un et de l’autre.
Mais toutes les âmes ne sont pas logés à la même enseigne. L’auteur rappelle que l’émancipation humaine promue par les républicains de gouvernement ne se préoccupe guère des femmes, privées notamment du droit de vote, des peuples colonisés, trop immatures pour se passer d’une bienfaisante tutelle, ou encore des Alsaciens et Mosellans puisque le régime concordataire adopté en 1801 ne fut pas remis en question par la loi de 1905, une loi de compromis qui voulait mettre l’Etat et non plus l’église au centre du village.

La question laïque fut et demeure en grande partie une question scolaire. Pendant longtemps, la gauche a flétri cette « catho-laïcité » qu’illustre le financement de l’enseignement privé par des fonds publics. Aujourd’hui, ce combat ne fait plus recette, car depuis 1989 et l’affaire dite de Creil, c’est la question du foulard, de sa présence en milieu scolaire, qui déchaîne les passions.
Roland Pfefferkorn rappelle judicieusement que le port du foulard dans l’enceinte scolaire n’était pas contraire au principe de la laïcité, et que c’est l’« emballement politico-médiatique » autour de cette affaire anodine et en passe d’être réglée par le dialogue entre les parents et l’institution1 qui a permis que quinze ans plus tard une loi bannisse tout signe religieux ostensible de l’école. L’auteur rappelle que certains, au mépris de l’histoire, ont considéré cette loi comme fidèle à l’esprit de 1905 alors qu’elle était le symbole d’un « dévoiement identitaire et autoritaire de la laïcité historique ». N’est-il pas significatif de voir des forces politiques conservatrices, réactionnaires se faire soudainement les défenseurs acharnés d’une laïcité qualifiée de ferment de l’identité française ? Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette rhétorique a fait de la loi de 2004 l’« arme d’une guerre culturelle » contre le « musulman », travesti pour les besoins de la cause en islamiste à coup sûr belliqueux. Pendant ce temps, depuis 2007, tous les présidents de la république se sont offert au moins un pèlerinage au Vatican. Etonnant, non ?

Note 1 : Un accord avait été trouvé très rapidement avec les parents, les jeunes filles gardant leur foulard dans la cour, mais pas en classe.

jeudi, novembre 10 2022

Business sur ordonnance

Gaëlle Krikorian, Des Big Pharma aux communs. Petit vadémécum critique de l’économie des produits pharmaceutiques, Lux, 2022.

Avec « Des Big pharma aux communs », la sociologue Gaëlle Krikorian nous offre un outil très utile, synthétique (moins de 130 pages), pour lutter contre les géants du business de la santé. Ce « Petit vadémécum critique de l’économie des produits pharmaceutiques » est organisé en trois parties : Symptômes, Diagnostic et Traitements.

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Symptômes. Ancienne militante d’Act Up, Gaëlle Krikorian souligne que l’accès réduit à certains médicaments ne doit rien à des problèmes d’approvisionnement mais qu’il est sciemment organisé par les multinationales du secteur afin de se garantir des prix de vente élevé. Leur but n’est donc pas « de vendre le plus d’unités possibles ». Tout le monde est logé à la même enseigne, même si les malades des pays pauvres ou ceux dont les systèmes de protection sociale sont les moins bienveillants subissent de plein fouet cette logique capitaliste et cette organisation de la rareté.

Diagnostic. Business is business, il n’y a pas de philanthropes chez Bayer, Sanofi et autres Pfizer, entreprises dont les dirigeants sont avant tout des gestionnaires et des banquiers qui ne sont pas tenus par le serment d’Hippocrate… Leur job n’est pas de soigner les gens mais de maximiser les profits et de rémunérer grassement les actionnaires : « En 2020, les huit premières multinationales pharmaceutiques affichaient des marges de profit allant de 15 à 25 % ». D’où leur intérêt pour les start-up du secteur et les promesses de rentes juteuses qu’elles portent.
La recherche coûte cher, dit-on, et sans protection des découvertes, personne n’aurait intérêt à investir. L’argument est entendable, sauf que « l’innovation résulte de la succession de financements publics de la recherche fondamentale » et qu’à ce titre, on ne voit pas pourquoi « il faudrait octroyer des monopoles aux firmes »… des firmes qui profitent également, en France, des « mécanismes de crédit d’impôt », sans parler de leur propension à optimiser leur fiscalité ou leur appétence pour les paradis fiscaux.
Pour l’auteur, le « manque absolu de transparence qui règne dans l’univers pharmaceutique favorise la multiplication des dérives ». C’est le cas du « secret des affaires » qui fait que les contrats liant l’État et les compagnies pharmaceutiques échappent à tout regard critique. Ce qui est fort dommage quand on connaît l’importance de « l’intervention du secteur privé dans l’élaboration des politiques publiques en matière de santé », des partenariats publics-privés, du lobbyisme ou de la capacité de certains hauts-fonctionnaires à se recaser, ne serait-ce qu’un temps, dans les directions du Big Business.

Traitements. Que faire en attendant le salvateur Grand soir ? Reprendre le slogan « Patients before Patents » (les Patients avant les brevets), arracher autant que possible la santé des mains des mercantis, mettre fin au « siphonnage des ressources publiques », relocaliser la production de médicaments, redonner du pouvoir à la puissance publique et faire évoluer le droit afin que « le droit d’exclure de l’usage (ne soit plus) au coeur de la définition de la propriété. » Pour l’autrice, c’est une « question de vie ou de mort », ni plus ni moins.

jeudi, novembre 3 2022

Algérie : des camps pour "pacifier"

Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de SciencesPo, 2022.


Humiliée en Indochine, elle ne pouvait accepter de l’être en Algérie. Afin d’isoler l’ALN, l’armée française lança un vaste plan de concentration des populations rurales dans des camps contrôlés militairement. L’historien Fabien Sacriste en retrace l’histoire dans Les Camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), livre publié par les Presses de SciencesPo.

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Je dis bien l’armée et non pas l’Etat, car dans une première phase, ce sont bien les militaires qui initient cette stratégie à visée avant tout sécuritaire qui impactera, en neuf ans, plus de deux millions d’Algériens. Confrontée à un adversaire mobile, insaisissable et bénéficiant du soutien volontaire (mais pas toujours) des villages de montagne parsemant le pays, l’armée comprend vite que regrouper les dites populations peut permettre de freiner la contagion nationaliste et de rendre plus compliqué l’approvisionnement et la mise au vert des combattants. Dès 1954, dans l’Aurès, des villages avaient été détruits, incendiés, bombardés, ce qui avait provoqué un exode forcé des habitants… que l’Etat français s’était efforcé de présenter comme le signe que les Algériens étaient demandeurs de protection. A partir de 1955, il s’agit de contraindre, toujours, puisque l’Indigène ne comprend que le langage de la force, mais aussi de convaincre les indécis des bienfaits de la colonisation. Il faut gagner les cœurs dans ce qui n’est pas officiellement une guerre mais une « pacification ».

L’opération est donc présentée comme la seule façon de protéger les populations civiles des exactions nationalistes mais l’injonction à rejoindre les camps permet également de mesurer le degré de soumission/insoumission des fellahs algériens. Ne pas se soumettre, autrement dit continuer à vivre dans des zones considérés désormais comme « interdites » signe votre arrêt de mort ; alors l’armée intervient, tue, brûle les hameaux, détruit les récoltes pour que les fellaghas ne puissent rien retirer de cette terre ainsi brûlée.
En une année, plus d’un demi-millier de camps voient le jour, et pour les installer, l’armée s’affranchit aisément du cadre fixé par les autorités civiles. Problème : l’intendance ne suit pas car les moyens affectés à cette politique sont largement insuffisants. Ces camps manquent de tout : d’eau potable et de nourriture bien évidemment, mais aussi d’enseignants ou de personnel médical ; des conditions si dégradés et dégradantes que l’auteur évalue à 200 000 le nombre de décès imputés à cette politique concentrationnaire.

Que faire de ces millions de personnes arrachés de leurs terres, déracinés, parqués dans des conditions extrêmement précaires, plongés dans l’oisiveté contrainte ou, quand ils le peuvent, obligés de marcher pendant des kilomètres pour rejoindre leurs champs ? Que faire sinon constater que ces camps deviennent avec le temps un vivier de recrutement pour le FLN qui y trouve des masses de population aigries et à l’écoute de sa propagande.
La reprise en main de ces camps par les autorités civiles à partir de 1959, la volonté de transformer ces camps de regroupement en « villages » qu’on désire « modèles », incarnation de l’Algérie nouvelle, moderne et disciplinée que la puissance coloniale désire voir éclore, tout cela n’empêche pas le FLN de progresser dans les cœurs. On peut gagner la bataille d’Alger mais pas celle du bled.

vendredi, octobre 21 2022

L’ivresse des communards

Mathieu Léonard, L’ivresse des communards. Prophylaxie antialcoolique et discours de classe (1871-1917), Lux, 2022.

C’est bien connu : la pauvreté est la funeste conséquence de l’imprévoyance des classes populaires ; imprévoyance qui provoque inévitablement des désordres sociaux. C’est sur cette vieille antienne que Mathieu Léonard a construit son livre L’ivresse des communards. Prophylaxie antialcoolique et discours de classes (1871-1914).
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Ivrogne et paresseuse, entourée de pétroleuses et de filles soumises, de « l’affreuse vermine que l’on nomme la cocotte de bas-étage », voici à quoi ressemblait la masse des communards sortis des cabarets et partis à l’assaut du ciel au printemps 1871. Comment s’étonner des pillages, des meurtres, de la destruction de monuments nationaux, des incendies ? Désinhibée par l’abus de vinasse et de liqueurs, la masse, crédule, faible d’esprit, en un mot dégénérée, ne pouvait que se vautrer dans la luxure et faire parler ses bas instincts.
Discours classiques portés par la bonne société, les littérateurs comme les médecins, dont beaucoup partagent l’avis d’un de leurs confrères : « Il n’y avait chez les (communards) que des ambitieux, que des orgueilleux, des pervers et des pervertis, de toute espèce, de la pire espèce principalement, tous plus ou moins alcoolisés ». Mais les communards, eux-mêmes, ceux qui ont en charge la défense du Paris assiégé, s’inquiètent tout autant de l’état sanitaire de leurs camarades de barricades. La Commune promulgue plusieurs décrets afin de discipliner la Garde nationale et que la sobriété y règne. Les communards doivent être irréprochables ou, plutôt, à la hauteur des idéaux qu’ils professent !

Une fois les communards fusillés ou exilés, que faire ? Comment moraliser ce peuple ataviquement porté aux abus ? Faut-il fermer les cabarets, faire la chasse aux bouilleurs de cru, en finir avec la tradition ouvrière de la Saint-Lundi qui voit les ouvriers déserter les ateliers et hanter les tavernes… tout cela sans se mettre à dos tous ceux qui vivent de l’alcool ? L’enjeu est d’importance : en finir avec l’alcoolisme ouvrier, c’est également en finir avec « le socialisme destructeur », avec cette « égalité chimérique promise par des rêveurs ou des charlatans », derrière lesquels évidemment se cache, pour certains comme Edouard Drumont, le Juif, ce « chimpanzé circoncis ».

Pour le mouvement syndical, pour nombre de militants révolutionnaires, notamment anarchistes, l’ambition est autre. Si le peuple boit, c’est pour oublier ses conditions de travail et de logement. Comme l’écrit la Doctoresse libertaire Madeleine Pelletier, « comment espérer faire comprendre le socialisme à des gens qui sont toujours à moitié ivres ? » Il faut donc sortir le prolétariat des « assommoirs » qu’il fréquente, condition pour en faire un travailleur conscient ou, plutôt, un individu émancipé, car le courant anarchiste individualiste est particulièrement en pointe dans ce combat, n’hésitant pas à faire sien certains discours eugénistes qui l’amène d’ailleurs à promouvoir la contraception comme moyen pour régénérer la population française.

L’étude de Mathieu Léonard se clôt en 1914, mais en conclusion, il souligne judicieusement que durant le mouvement des Gilets jaunes certains préfets ont interdit ou restreint la vente d’alcool...

mercredi, octobre 19 2022

La transition espagnole et l'anarchisme

Reyes Casado Gil, La transition en rouge et noir. CNT (1973-1980), Le Coquelicot, 2022.

Le 2 juillet 1977, 300 000 personnes participent à un meeting de la CNT à Barcelone. Dans une Espagne débarrassée de Franco mais non encore stabilisée, cette démonstration de force laisse penser que l’anarchisme ibérique est redevenu une force incontournable. Il n’en sera rien. Reyes Casado Gil nous en dit plus avec La transition en rouge et noir. CNT (1973-1980).

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Ce travail universitaire nous plonge dans l’Espagne tourmentée des années 19701. Le franquisme est orphelin de son généralissime depuis novembre 1975, et les élites politiques et économiques cherchent le moyen de faire évoluer le régime sans en perdre le contrôle. Cette période de décompression autoritaire tourne bien vite à la démocratisation sous la pression des grèves violentes, de la lutte armée et de l’esprit insubordonné d’une jeunesse ibérique influencée, comme dans d’autres par l’esprit de mai, la Beat generation, la contre-culture. Cette démocratisation est marquée par une amnistie quasi-générale2, la légalisation des organisations ouvrières et partis de gauche, ainsi que par la signature d’accords sociaux visant à assainir la situation économique et à poser les bases d’une pacification des rapports sociaux.

De cette pacification, les anarchistes ne veulent pas : la révolution est à l’ordre du jour. Ils vivent alors au mitan des années 1970 une période faste où les organisations si fragiles des années de clandestinité multiplient leurs effectifs. Pour la nouvelle génération qui entre en politique et dans la contestation sociale radicale à ce moment, la CNT incarne le romantisme révolutionnaire et l’idéal autogestionnaire de 1936. Or, la CNT des années 1970 n’est que l’ombre de ce qu’elle fut : elle existe dans l’exil, animée par des vétérans de la guerre civile3, tandis que quelques noyaux de militants, isolés les uns des autres, l’ont maintenu en vie en Espagne, pendant des décennies, malgré la répression.

La démocratisation lui offre la possibilité de redevenir une force centrale, d’autant plus qu’elle est la seule force syndicale refusant de pactiser avec le gouvernement. Mais comment fédérer des révolutionnaires aussi dissemblables qu’un ouvrier septuagénaire vivant depuis près de quatre décennies à Toulouse ou Paris, persuadé d’être le véritable dépositaire de l’histoire et de l’avenir de l’anarcho-syndicalisme espagnol, et un jeune libertaire chevelu de Barcelone ou Valence, soixante-huitard d’esprit, souvent étudiant, oscillant entre anarchisme, marxisme et conseillisme, exaltant le spontanéisme et la liberté individuelle ? Mais résumer le conflit à un problème générationnel induirait en erreur : comme toute organisation, tout au long de son histoire, la CNT a vu des militants se déchirer sur des questions d’orientation. C’est le cas là-encore puisqu’une partie des militants ibériques défend la nécessité pour l’organisation de prendre acte de l’évolution du droit syndical : pour peser et contrer la puissance des syndicats réformistes, il faut, disent-ils, accepter de participer aux élections professionnelles.
Hérésie ! Il ne faut pas longtemps pour que l’organisation n’implose violemment. Lors du 5e congrès de 1979, une cinquantaine de syndicats se retire. Dès lors, la CNT aura deux têtes : une CNT orthodoxe, « puriste », pour laquelle 1936 c’était hier, et une CNT dite rénovée ; deux CNT se réclamant d’un même héritage. La justice (bourgeoise!) accordera à la première l’usage exclusif du nom, obligeant la seconde changer de dénomination. Depuis 1989, elle s’appelle CGT. Et depuis, l’anarcho-syndicalisme, comme force organisée, n’existe plus qu’à l’état résiduel de l’autre côté des Pyrénées.

Notes
1 Les ouvrages en français sur cette période me semblent rares. Je ne connais que celui, récent de Arnaud Dolidier, Tout le pouvoir à l’assemblée ! Une histoire du mouvement ouvrier espagnol pendant la transition (1970-1979), Syllepse, 2021.
2 Seuls les militants emprisonnés pour terrorisme sont maintenus en détention.
3 Sur la reconstitution de la CNT en France, lire José Berruezo, Contribution à l'histoire de la CNT espagnole en exil, Le Coquelicot, 2021.

dimanche, octobre 9 2022

Pour la dignité : luttes ouvrières et racisme

Vincent Gay, Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, PUL, 2021.

C’est un travail aussi remarquable qu’important que nous livre Vincent Gay avec Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, livre publié par les Presses universitaires de Lyon.
Le sociologue nous entraîne, au début de l’ère mitterrandienne, dans les usines Citroën et Talbot de la région parisienne, notamment à Aulnay-sous-bois, où une usine modèle a ouvert en 1973 ; modèle dans le sens où tout est fait pour que la productivité y règne en maître, et que la contestation sociale y soit proscrite. Deux ingrédients pour cela : une population ouvrière en grande partie immigrée, et pour une bonne part immigrée de fraîche date, parlant peu ou pas français, surveillée par un encadrement fort, intrusif, omniprésent et omnipotent, qui lui rappelle au quotidien où est sa place. Deux ingrédients et un discours : nous formons une grande famille que rien ne doit désunir, et surtout pas les syndicats politisés.

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Là-bas sévit le syndicalisme indépendant, autrement dit de droite, qui a pour nom CFT, Confédération française du travail, dernier avatar du syndicalisme « jaune ». Avec l’appui de la direction, la CFT règne en maître entre les quatre murs de l’usine, mais aussi en dehors. Elle fait la pluie et le beau temps car elle est l’interlocutrice indispensable pour l’ouvrier spécialisé, notamment marocain1. Elle a des yeux et des oreilles partout, ce qui lui permet de mettre au pas les éventuels récalcitrants, les mécontents qui pourraient être tentés de tourner leurs regards vers les syndicalistes rouges, ces pestiférés qu’on ostracise, dénigre, humilie, intimide au quotidien. Vincent Gay montre que le pouvoir de la CFT repose sur un climat permanent d’insécurité psychologique dans lequel violence, persuasion, perversité2, paternalisme et racisme se conjuguent.

Tout s’effondre au printemps 1982. Les OS immigrés, interchangeables, « OS à vie » puisque toute promotion interne leur est interdite, se révoltent, bouleversent l’ordre usinier, et tout autant la CGT rapidement débordée par un mouvement qu’elle ne contrôle pas et par un afflux de syndiqués sans culture syndicale ; quant au pouvoir socialiste, il est tout aussi désarçonné par ces deux années de luttes, par cette irruption d’un nouvel acteur sur la scène revendicative (l’ouvrier immigré, musulman de surcroît, en pleine montée de l’Islam politique3) d’autant que la crise de la métallurgie rend de plus en plus obsolètes les postes peu qualifiés massivement occupés par ces mêmes travailleurs immigrés.

Difficile de rendre compte du travail de Vincent Gay tant il est riche d’enseignements sur la difficulté du syndicalisme français à intégrer les travailleurs immigrés et leurs demandes spécifiques, notamment en matière religieuse4, sur le rôle ambigu des délégués de chaîne, la gestion par l’État de ces bras devenus inutiles à l’heure des restructurations industrielles5, ou encore la virulence du racisme en milieu ouvrier où règnent la hiérarchie ethnoraciale et la gestion ethnique de la force de travail. A lire, absolument !

Notes
1 Le contrôle social est également assumée par les représentants de l’Amicale des travailleurs marocains en France, le pouvoir marocain étant soucieux que ses ressortissants ne soient pas pervertis par leur séjour en France.
2 Les OS (en très grande majorité immigrés et musulmans) sont fortement invités par leur supérieur hiérarchique à payer un coup (d’alcool s’entend) en fin de semaine ou à lui ramener un cadeau du bled.
3 La gauche ne fut pas la dernière à voir dans cette apparition politique la main des « Khomeynistes », le barbu remplaçant le pro-soviétique comme incarnation de l’anti-France, et la CGT devenant un « syndicat d’Arabes ».
4 Difficulté accentuée par le fait que les appareils syndicaux sont tenus principalement par des ouvriers qualifiés et « français ».
5 L’aide au retour de la gauche se voulant plus sociale que le dispositif lancé par la droite quelques années auparavant. Le but reste le même : renvoyer dans leurs pays des travailleurs non qualifiés dont on ne sait que faire.

vendredi, septembre 30 2022

Femmes et engagement

Atelier des passages, Révolutionnaires. Récits pour une approche féministe de l’engagement, Editions du Commun, 2022.

Elles s’appellent Andréa, Camille, Marisa, Anne-Catherine, Maryvonne ou encore Herma. Elles sont d’ici ou d’ailleurs et sont au coeur de ''Révolutionnaires. Récits pour une approche féministe de l’engagement', livre publié par les Editions du Commun.
En 1970, le MLF avait mené une action durant laquelle il avait arboré deux banderoles. Sur la première, on pouvait lire : « Il y a plus inconnu que le soldat (inconnu), c’est sa femme » ; sur la seconde, ces mots : « Un homme sur deux est une femme », slogan qui mit la maréchaussée en colère puisqu’elle pensa que ces pétroleuses traitaient de pédés la moitié du sexe dit fort ! C’était le temps où les femmes en tant que femmes n’avaient pas d’histoire puisque celle-ci les maintenait en lisière.

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L’Atelier des passages rassemble des trentenaires et quadragénaires qui ont décidé de tendre leurs micros à des militantes des générations précédentes afin qu’elles partagent leurs expériences et leurs combats pour l’émancipation.
Elles s’appellent donc Andréa, Camille, Marisa, Anne-Catherine, Maryvonne ou encore Herma, et non, Rosa comme Luxemburg, Alexandra comme Kollontaï, Louise comme Michel ou Gisèle comme Halimi. Ce ne sont donc pas des militantes de premier plan, mais qu’importe : elles sont des « figures inspirantes » pour les nouvelles générations.

Elles sont donc six à avoir accepté de parler de leurs engagements politiques et sociaux. Certaines n’ont jamais cessé de militer depuis leur adolescence quand d’autres ont fait des pauses, traversé des déserts pendant longtemps avant de renouer avec l’activisme. L’une a connu la guérilla, la clandestinité et l’exil, puis le retour sur sa terre natale, retour difficile puisqu’elle fut incapable de renouer avec son militantisme initial ; une seconde a expérimenté la vie communautaire de l’autre côté du rideau de fer, avant cette « année de folie » que fut pour elle 1989, mais surtout ensuite dans une communauté du réseau Longo Maï ; une troisième a tâté en Suisse de la politique institutionnelle ; deux se sont investis dans le syndicalisme...

Trajectoires diverses donc, mais cependant deux choses les unissent. Elles ne tiennent pas au féminisme et à son histoire qui ne m’ont pas paru centrales dans leurs récits. Elles ne tiennent pas plus à une quelconque nostalgie pour un âge d’or militant ; je pense bien évidemment aux années 1970 où comme le dit Camille, « nous ne séparions pas la lutte et la vie, nous étions tout le temps en lutte ». Il y a tout d’abord le rejet du militantisme gauchiste et du modèle léniniste, le rejet du verbalisme révolutionnaire et du carcan doctrinaire, à laquelle elles préfèrent désormais l’expérimentation sociale, ce que l’on appelle les « alternatives », capables de toucher et d’interpeler les gens bien plus que nombre de discours intellectuels abscons. Comme le dit Anne-Catherine, « Nous avions été la génération du militantisme sacrificiel, préparant dans l’austérité des lendemains radieux ».

Il y a enfin la certitude que l’utopie est mobilisatrice : « Le plus grand problème dans la vie, dit Herma, c’est le manque de perspective, quand il n’y a soudainement plus rien de possible » ; c’est pourquoi « Il faut avoir des rêves » comme le dit Marisa, capables de faire naître des « alternatives qui ne soient pas récupérables » par le capitalisme, passé maître dans l’art d’ingérer la critique et de la reformuler à son profit..

jeudi, septembre 22 2022

Châtier les pauvres

Henry Fielding, Ecrits sur la pauvreté et le crime. L’enquête de 1751 et le Projet de 1753, Classiques Garnier, 2022.


Dans le remarquable chapitre 28 du Capital, section consacrée à l’accumulation primitive, Karl Marx évoque les différentes lois qui depuis le 16e siècle avaient pour fonction de réprimer ce « prolétariat sans feu ni lieu », autrement dit ces paysans chassés des campagnes par les propriétaires terriens, et devenus ainsi vagabonds1. Un siècle plus tôt, le romancier devenu magistrat Henry Fielding faisait de même. Ses écrits viennent d’être publiés par les éditions Garnier sous le titre Ecrits sur la pauvreté et le crime.

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Mais Fielding n’est pas Marx. Alors que le second s’indigne de cette « législation sanguinaire » qui fait des vagabonds des « criminels volontaires » et non les victimes d’un nouvel ordre social, le premier regrette amèrement que le laxisme, la tolérance aient mises les dites lois quelque peu au rencard, permettant ainsi le développement de la criminalité et de la délinquance. Car quand la loi ne cornaque pas le bas peuple, celui-ci laisse parler ses bas-instincts...

Dans son Enquête sur l’augmentation récente du brigandage de 1751, Fielding appelle le pouvoir à prendre au sérieux le banditisme et les mœurs dissolues du peuple, mœurs qui expliquent ses difficiles conditions sociales d’existence. Car si le peuple ne s’adonnait pas au plaisir du jeu, s’il ne buvait pas autant de ce gin frelaté qui a envahi le royaume, s’il n’essayait pas de singer les mœurs des élites (qui, elles, ont les moyens de jouir de la vie)2, eh bien le peuple ne vivrait pas dans l’indigence. Et de l’indigence à la délinquance, il n’y a qu’un pas que franchissent trop souvent des pauvres, « dépourvus de toute armature morale » et prisonniers de leurs passions malsaines.
Il faut donc lutter avec ardeur contre l’ivrognerie, ce « vice odieux », interdire les jeux d’argent pour les classes populaires, et remettre de la vertu et de la morale dans la vie du peuple. Il faut surtout mettre au travail l’immense majorité des pauvres, autrement dit « des personnes (valides) n’ayant ni biens leur permettant de subsister sans travailler, ni profession ou métier qui pourraient leur fournir des ressources satisfaisantes en travaillant »3.

Pourtant, depuis le 17e siècle, l’Angleterre a mis en place, grâce à une taxe spéciale, tout un réseau de workhouses (de maisons de travail) qui prennent en charge les pauvres, les nourrissent et les font travailler afin de sauver leurs âmes d’une funeste oisiveté. Mais voilà, nous dit Henry Fielding, les workhouses sont mal gérées et ne remplissent pas leurs missions ; au lieu de mettre au travail les pauvres, elles les laissent désoeuvrés. D’où le Projet d’assistance efficace pour les pauvres que Fielding rédige en 1753 ; un projet très documenté et ambitieux qui a la forme d’une workhouse, un établissement semi-carcéral où chômeurs, vagabonds, délinquants sont enfermés et remis dans le droit chemin qui mène au labeur et à Dieu. Forcés à travailler, à produire des marchandises destinées au marché, ils contribueront ainsi « à la puissance et à la richesse publiques ».

Moraliste et conservateur, soucieux des deniers publics, Henry Fielding veut que le pognon de dingue arraché des poches bourgeoises et destiné à l’assistance aux pauvres fasse preuve de son utilité économique et sociale. Cela m’a rappelé ces mots de Friedrich Engels : « Je n'ai jamais vu une classe si profondément immorale, si incurablement pourrie et inté­rieu­rement rongée d'égoïsme (…) que la bourgeoisie anglaise (…). Pour elle il n'existe rien au monde qui ne soit là pour l'argent (…). Avec une telle rapacité et une telle cupidité, il est impos­sible qu'il existe un sentiment, une idée humaine qui ne soient souillés. »4

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1 Au 16e et au 17e siècle, le mouvement des enclosures vise à clôturer des terres afin d’y mettre des moutons dont la laine sera utilisée dans les filatures qui émergent çà-et-là. Des champs et des communaux que les petits paysans utilisaient pour leur maigre bétail sont convertis en espaces de pâturage clos. Cette évolution du foncier est une catastrophe sociale puisqu’elle provoque un fort appauvrissement de la population rurale : les laboureurs n’ont plus qu’à survivre sur leur lopin de terre ou bien à quitter l’agriculture pour se faire ouvrier-lainier ou plus souvent vagabond. Comme l'a écrit un dénommé Lupton en 1622 : « Les enclosures rendent gras les troupeaux et maigres les pauvres gens. ».
2 « Le goût du luxe est sans doute plus un mal moral qu’un mal politique (…). Dans les pays libres, du moins, une des formes de liberté revendiquée par le peuple est d’être aussi vicieux et débauché que les élites ». (p. 77)
3 Fielding distingue trois catégories de pauvres : ceux qui sont incapables de travailler, les valides désireux de travailler et les valides réfractaires au travail.
4 La situation des classes laborieuses en Angleterre, 1845.

jeudi, septembre 15 2022

Entreprises agro-alimentaires et santé publique

Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Munoz, Des lobbys au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, Raisons d’agir, 2022.

C’est à une plongée fort instructive à laquelle nous invitent Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Munoz avec leur livre intitulé Des lobbys au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, publié par les éditions Raisons d’agir. Plongée dans le monde du lobbying aux multiples facettes dont on ne mesure pas toujours le pouvoir de nuisance et surtout la capacité à se renouveler en fonction des enjeux du jour.


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L’affaire est connue depuis longtemps : les firmes agro-industrielles ont développé des tactiques redoutables, plus subtiles que brutales, pour freiner les volontés réformatrices portées par la puissance publique et défendues par quelques associations de consommateurs. A la fin des années 1970, il y eut la célèbre campagne contre le veau aux hormones qui opposa firmes, agriculteurs, éleveurs et gauche paysanne. Depuis, beaucoup d’associations et de nutritionnistes ciblent les fabricants de plats cuisinés ou bien les vendeurs de soda, accusés de favoriser les comportements addictifs (sucre) et de nuire à l’état sanitaire de la population, notamment de la jeunesse (obésité).
L’affaire est connue, certes, mais il était plus qu’utile de mener « une enquête d’ensemble sur les interventions mises en œuvre par l’industrie agro-alimentaire. » Benamouzig et Cortinas Munoz ont donc retroussé leurs manches et mis au jour les mille-et-un réseaux mis en place par les multinationales de l’alimentation industrielle. Ces dernières ont bien compris qu’elles devaient « contrôler les conditions de production et de diffusion de l’information » plutôt que de s’en tenir à une posture défensive.
Il leur faut donc « produire des connaissances » en se trouvant des alliés dans le monde scientifique, d’où la multiplication des think tanks, ceci afin de « fabriquer du doute », donc de mettre en question les arguments de leurs adversaires ; et si cela ne suffit pas, les célèbres procédures « bâillon » sont là pour intimider l’impudent.
Il leur faut évidemment poursuivre leur travail en direction des élus, leur faire comprendre que les réglementations trop exigeantes sont nuisibles pour l’emploi. Cela passe par le soutien à des clubs très courus par les parlementaires comme le Club de la table française, le Club des amis du Cochon ou, mon préféré, le club Vive le foie gras, mais aussi par la multiplication des colloques, réunions et autres séminaires, lieux où l’on peut faire des rencontres opportunes, où se constituent en somme des réseaux de connaissances et parfois de connivences ; il n’est ainsi pas rare de voir des députés proposés des amendements dont la rédaction doit plus au lobby agro-alimentaire qu’à leur maîtrise de la question. Et n’oublions pas les petits cadeaux, les invitations à Cannes ou à Roland-Garros, tout comme l’implication de certaines firmes dans l’organisation d’événements en lien avec des ONG. La philanthropie, rappelons-le, est une arme puissante capable de transformer Bill Gates en Saint Thomas.

« Les menaces et les incitations distribuées par l’industrie aux scientifiques, aux experts et aux décideurs, nous disent les auteurs, constituent au fil du temps un champ organisationnel capable de reconfigurer l’espace institutionnel dans lequel les politiques nutritionnelles sont élaborées ». Contre cela, ils plaident pour en finir avec l’opacité et donc « rendre plus lisible le travail politique de l’industrie (…) premier pas vers une réflexion collective sur les conditions de possibilité d’une démocratie sanitaire étendue au secteur agro-alimentaire. » Vaste ambition...

lundi, juin 20 2022

Racisme et psychiatrie aux Etats-Unis

Elodie Edwards-Grossi, Bad brains. La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice raciale (19-20e siècles), PUR, 2021.

Avec Bad brains. La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice raciale, Elodie Edwards-Grossi « retrace l’histoire de la médicalisation du corps noir par la profession psychiatrique aux Etats-Unis ».
Ce travail, issu d’une thèse de doctorat, nous rappelle que l’on a beau souligner avec force que la race n’existe pas, qu’elle n’est qu’une construction sociale soumise aux caprices du temps, elle demeure omniprésente dans les pratiques sociales, ici, américaines.


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Comment qualifier la personne assise en face de moi et souffrant de troubles mentaux ? Ai-je affaire à un malade, par ailleurs Noir de peau, ou plutôt à un Noir malade ? Les pathologies dont elle souffre sont-elles liées à sa personnalité ou bien sont-elles favorisées par le fait qu’elle est de telle race et porteuse de telle culture ? La soi-disant prévalence de telle ou telle pathologie dans la communauté noire1, comme la schizophrénie, a-t-elle des racines sociales ou culturelles et raciales ? Comment établir une relation de confiance entre patient et soignant n’ayant pas la même couleur de peau dans un univers où le taux de mélanine est au fondement des relations sociales ? Telles sont les questions qui se posent dans l’Amérique de la ségrégation, questions qui rejaillissent constamment, reformulées selon le goût du jour. Et tout cela s’inscrit évidemment dans le cadre d’une société de classes, autrement dit dans un univers où il vaut mieux être argenté si l’on veut être correctement soigné… ce qui n’est pas le cas de la grande majorité des patients noirs, relégués, notamment dans le sud, dans des établissements de soin sous-équipés et sous-dotés en personnel. L’ouvrage très dense et passionnant d’Elodie Edwards-Grossi est ainsi tout autant une « histoire sociale des théories psychiatriques et des pratiques qui définissent le corps noir comme porteur de pathologies spécifiques » qu’une « histoire institutionnelle des espaces psychiatriques ».

Depuis plus d’un siècle, le corps noir occupe les esprits des médecins psychiatres américains blancs. De la même façon que de ce côté-ci du monde, on expliquait, au 19e siècle notamment, la situation sociale des classes populaires par leur légendaire imprévoyance, outre-Atlantique, on tend à expliquer l’inadaptation des Noirs à un monde qui ne les supporte qu’en lisière par leur « nature », par leur « culture » particulières pathogènes, notamment la place occupée par la mère dans les familles afro-américaines ou la fameuse « culture de la pauvreté ». Suivant la même logique, il est alors extrêmement tentant d’expliquer les révoltes raciales des années 1960 par la paranoïa et l’immaturité des hommes noirs américains, ce qui revient à faire de l’activisme noir une déviance mentale et à transformer une crise politique et sociale en crise sanitaire ; mais ce n’est pas la première fois que l’ordre médical se met au service de l’ordre tout court !
Cette biologisation de la race, ces discours racistes, culturalistes, essentialistes ne sont pas sans conséquence sur la façon dont, en les réinterprétant, les psychiatres noirs, socialement marginalisés, vont alors appréhender leur pratique professionnelle. Car si les Noirs sont ainsi, les médecins noirs ne sont-ils pas les mieux placés pour soigner leur « communauté » ? L’autrice parle à ce sujet de « racialisation stratégique » où l’entre-soi culturel, avec toutes ses limites, est pensée comme une arme émancipatrice contre le racisme institutionnel, « un véritable complément à l’acte biomédical ». Elle nous rappelle ce faisant que la psychiatrie et le politique ont toujours été intimement liés2...



1. L’autrice parle à ce sujet des « biais raciaux dans l’administration des diagnostics ».
2. cf. Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique, 2021.

Martin Monath et le défaitisme révolutionnaire

Nathaniel Flakin, Un Juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht. « Arbeiter und soldat », Syllepse, 2021.

Il s’appelait Martin Monath et fut liquidé par la Gestapo en août 1944. Nathaniel Flakin lui rend un bel hommage dans « Un Juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht », publié par les éditions Syllepse.
Enfant d’une famille de boutiquiers juifs ukrainiens installés à Berlin au début du siècle, Martin Monath s’est d’abord impliqué dans le mouvement sioniste de gauche, se rêvant pionnier dans une Palestine socialiste binationale. Rompant avec le sionisme, il se rapprocha du mouvement communiste avant de se rallier au trotskisme peu de temps avant que la guerre n’éclate.

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Il n’a pas encore 30 ans et se refuse à fuir une Allemagne conquise par le national-socialisme alors que nombre de ses amis et parents ont pris le chemin de la Palestine. « L’insouciance de Martin Monath paraît stupéfiante, presque pathologique » écrit l’auteur. En effet Monath, juridiquement apatride, réside sous de fausses identités à Berlin et vit grâce à un pactole financier conséquent dont le préfacier avoue ne pas connaître la provenance. Et en bon internationaliste, il abolit les frontières, se rend en Belgique, en France pour organiser la résistance, mais une résistance singulière puisqu’elle repose sur un principe fondamental : celui du défaitisme révolutionnaire. Rejetant toute idée d’Union sacrée comme en 1914, ces militants révolutionnaires n’ont qu’un but : organiser le prolétariat pour préparer la révolution. Rien que ça ! Car il n’échappera à personne qu’ils ne sont alors qu’une poignée à défendre une telle position iconoclaste. Leurs armes : des mots, de la pugnacité et un courage infini. Leur cible : le prolétariat français des usines et celui qui, sous l’uniforme allemand, défend des intérêts qui ne sont pas les siens. L’espoir de Martin Monath ? Convaincre des soldats allemands à s’organiser en cellules clandestines anti-nazies pour préparer la révolution.

Sous une fausse identité, le désormais Parisien Martin Monath se lance dans la bagarre avec le petit noyau de militants trotskystes français encore en liberté, notamment dans l’Ouest de la France. En juillet 1943 paraît le premier numéro d’Arbeiter und soldat (Travailleur et soldat)1. Cinq autres numéros suivront avant que la répression ne s’abatte sur le petit groupe, l’un des soldats allemands membres d’une des cellules l’ayant trahi. Nous sommes en octobre 1943 et cette trahison est fatale pour les internationalistes puisqu’une centaine de personnes, soldats allemands ou militants trotskystes sont arrêtés, déportés ou fusillés : c’est toute l’organisation mise sur pied qui s’effondre en une poignée de jours.
Martin Monath n’est pas du nombre, mais le répit sera de courte durée. En juillet 1944, la Milice l’arrête à Paris et le confie à la Gestapo, des griffes de laquelle on sort rarement. Martin Monath connut alors le destin tragique de bien d’autres opposants mais il était écrit qu’il leur donnerait du fil à retordre. Fin juillet, la Gestapo le laisse pour mort dans le bois de Vincennes, une balle dans la tête, l’autre dans la poitrine. Un policier français le découvre agonisant et le transporte à l’hôpital Rothschild où il est soigné quelques jours, le temps que ses amis préparent son exfiltration. La Gestapo ne leur en laissera pas le temps. Elle viendra le cueillir, sans doute le 3 août, et l’exécutera quelques jours plus tard alors que le peuple de Paris se soulève, enfin.

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Note 1. Le contenu de ce journal clandestin est reproduit en fin d’ouvrage.

mercredi, juin 15 2022

1953 : un 14 juillet sanglant

Maurice Rasjfus, 1953, un 14 juillet sanglant, Editions du Détour, 2021.


Que s’est-il passé dans les rues de Paris ce jour de fête nationale ? C’est à cette question que répond Maurice Rajsfus dans 1953, un 14 juillet sanglant, livre publié par les éditions du Détour.
Initialement sortie en 2003, cette enquête présente un double intérêt. D’un côté, elle documente une page d’histoire sociale oubliée. De l’autre, elle nous interpelle : comment diable un tel événement a-t-il pu disparaître de notre mémoire collective ? Car, qui se souvient que ce 14 juillet-là, la police a tiré sur des manifestants algériens, autrement dit des citoyens français ? Ce livre est donc important car, comme le souligne l’historienne et préfacière Ludivine Bantigny, « il lutte contre (un) double meurtre : la tuerie, puis l’oubli. »

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Les faits tout d’abord. Ce 14 juillet, un important défilé communiste et cégétiste parcourt les rues de la capitale, dans l’ordre et la discipline. Il s’agit pour les deux organisations de défendre la « République » celle des travailleurs, dans un contexte de tensions sociales et politiques aigu. Les tensions sont multiples : la guerre d’Indochine pèse sur le budget national, creusant un déficit qui certains qualifient d’abyssal, et des réformes importantes sont d’ailleurs en cours d’élaboration1 ; rares enfin sont les manifestations qui ne dégénèrent pas.
En queue de cortège, quelques milliers d’ouvriers algériens prennent place, encadrés par les militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques2 de Messali Hadj, le vieux leader indépendantiste alors en résidence surveillée. Aux slogans relatifs à leur condition sociale, ils ajoutent le rejet du colonialisme et de la répression policière. Au moment de la dislocation, place de la Nation, alors qu’un violent orage s’abat sur les manifestants dont beaucoup se mettent à courir pour chercher un abri, la police s’en prend alors à leur cortège et tire, tuant sept hommes et faisant des dizaines de blessés.

Qui sont les responsables d’une telle tragédie ? Les nationalistes algériens, s’écrie le gouvernement, pour lequel la police n’a fait que riposter à l’agression dont elle était victime ; point de vue que l’on retrouve très largement dans la presse nationale ou locale : des Algériens fanatisés, véritables commandos armés de couteau, auraient déclenché une émeute en chargeant les forces de l’ordre et, ce faisant, provoqué l’inévitable riposte ; quant à la presse syndicale non cégétiste, elle est à l’unisson : elle se tait ou voit dans les événements la conséquence d’une énième provocation communiste. Rares sont ceux qui pointent du doigt une police raciste, adepte de la ratonnade et nourri à l’anticommunisme. Rares sont ceux qui rappellent qu’à l’origine de la fusillade, il y a la volonté policière d’arracher des mains des manifestants des drapeaux nationalistes et un portrait de Messali Hadj. Les policiers tuèrent tout simplement pour laver l’affront.

Il faut lire, en clôture de ce livre, le compte rendu de la séance d’interpellations à l’Assemblée nationale du 16 juillet 1953. On est alors saisi d’une sorte de vertige, tant les informations qu’il contient et, surtout, la rhétorique gouvernementale qui s’y déploie, frappent par leur criante actualité. On y parle aussi bien de tirs sans sommation que de déchéance de nationalité, ou encore de photographes matraqués afin qu’ils ne portent pas témoignages de ce qui se déroule sous leurs yeux. Et plus il y a ces mots définitifs du ministre de l’Intérieur d’alors : « Je ne pense pas que vous puissiez appuyer sur aucun fait concret l’affirmation selon laquelle il existe dans la police un racisme quelconque ». Tout est dit en peu de mots : la police, ce rempart, ne peut et ne doit en aucune circonstance, être mise en question.

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1 Elles seront à la base d’un mouvement social d’ampleur, au mois d’août, tout aussi méconnu que cet assassinat.
2 Nouveau nom du Parti du peuple algérien dissous en 1939 (mais maintenu actif dans la clandestinité durant la seconde guerre mondiale).

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