Le Monde comme il va

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vendredi, mars 8 2024

2024 : les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu

Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024.

Oyez bonnes gens, relayez ce vœu de Marc Perelman : 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu ! C’est un vœu et le titre de son réquisitoire publié par les Editions du Détour.
Architecte de formation, Marc Perelman est, avec Jean-Marie Brohm et d’autres, un pourfendeur du sport de compétition, de sa place dans le capitalisme contemporain et de l’idéologie qu’il véhicule.

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Il déteste le football et sans doute autant les Jeux Olympiques. Mais si le football est souvent critiqué, y compris par les supporters, pour ses dérives (salaires mirobolants, violences…), ce n’est pas le cas des Jeux qui représentent pour beaucoup, et d’abord, un rendez-vous sportif de premier plan placé sous le signe de la fraternité humaine. Le business, les mauvais passions, le dopage, tout cela passe au second plan...
En moins de deux cents pages, l’auteur se propose « d’analyser le coeur du projet olympique et de ses valeurs, ainsi que les conséquences sociopolitiques sur nos territoires et dans nos vies, de l’idéologie qu’il défend puissamment ». Car les JO, ça coûte cher, et le Comité international olympique (CIO) n’est pas du genre partageux. Comme la FIFA pour le football, le CIO est un Etat dans l’État. Il impose ses règles, fait primer le droit suisse sur le droit national, et n’oublie jamais de se remplir les poches. Pourquoi se gênerait-il puisque pas grand monde n’ose par son action compromettre la bonne tenue des jeux, pas plus les syndicats que les partis de gauche, alors que le conditions de travail sur les chantiers de construction des équipements sportifs, la bétonisation de la Seine-Saint-Denis, le recours massif au bénévolat, la gentrification de certains quartiers ou la déportation des indésirables interrogent légitimement. Au nom de l’idéologie sportive, l’heure est à l’Union sacrée. Même la cathédrale de Notre-Dame-de-Paris a été réquisitionnée pour faire resplendir de mille feux Paris 2024 !
L’unanimité ne pose pas question. D’abord, on la postule, et c’est parce que les Parisiens veulent les Jeux qu’il est inutile de leur demander leur avis ! Ensuite, qui oserait s’opposer à une fête alliant sport, écologie, santé, culture, cohésion sociale et amour de son prochain ? Qui oserait voir une contradiction entre la maxime coubertienne « L’important c’est de participer » et les objectifs chiffrés de médailles du ministère des Sports ?
Les Jeux Olympiques portent mal leur nom, car le sport de compétition n’est pas un jeu. Il valorise le culte de l’effort, du dépassement de soi, de la compétition et non de l’entraide, et transforme les athlètes en machines masochistes, médicalisées et performantes. En cela, il est « l’un des principaux rouages du mode de production capitaliste dont il reproduit la chaîne à travers la concaténation suivante : compétition, rendement, mesure, record ». C’est le sport de compétition qu’il faut critiquer, non ses excès, car ces derniers sont sa vérité.

En guise de conclusion, je vous offre une citation de l’ineffable Pierre de Coubertin, chantre raciste et sexiste de l’olympisme dont Marc Perelman nous offre un florilège en fin d’ouvrage. Cet éloge du sport en situation coloniale me semble particulièrement éclairant : « Les sports sont un instrument de disciplinisation. Ils engendrent toutes sortes de bonnes qualité d’hygiène, de propreté, d’ordre, de self-control. Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas ainsi plus maniables qu’autrement ? Mais surtout ils s’amuseront. »

dimanche, mars 3 2024

Amazonie, capitalisme et pétrole

Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.

Nous voici à Andoas, village quechua perdu au coeur de l’Amazonie péruvienne, site d’une ancienne mission jésuite, dont le nom est également celui d’une base pétrolière. Amazonie, communautés indiennes, religion, capitalisme et extractivisme sont au coeur du livre de la politiste Doris Buu-Sao Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, publié par CNRS Editions.

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Pour vous présenter ce livre à bien des égards passionnant, je pourrais me reposer sur trois propos de l’autrice : l’ouvrage souligne « la complexité des relations qui se tissent entre le monde industriel des compagnies pétrolières et celui des communautés natives de l’Amazonie péruvienne », il nous propose de « rompre avec les lectures tantôt romantiques, tantôt désabusées qui célèbrent l’héroïsme de la résistance indigène », et de ne pas oublier que « l’essentialisme stratégique (…) ne doit pas occulter la dynamique d’adaptation et les hiérarchies internes par lesquelles ces sociétés prennent forme et se transforment ».

Certains pourraient penser que les Indiens d’Amazonie vouent aux gémonies les compagnies pétrolières qui s’accaparent des terres et polluent leur environnement. Ce serait oublier que ces compagnies sont également pourvoyeuses d’emplois, donc d’argent et de réussite sociale individuelle pour les populations locales. En témoigne le développement des « entreprises communautaires » auxquelles les compagnies font appel pour tout type de travaux. Ce projet social-démocrate datant des années 1970, influencé par le modèle coopératif, a traversé les décennies et les régimes et s’est avéré un « outil de conversion au capitalisme » des communautés indiennes qui, aujourd’hui, se déchirent pour ne pas être écartées du marché de la sous-traitance. N’oublions pas : qui dit travail dit discipline, autrement dit adoption de façons de vivre modernes donc respectables, ce qui suppose de rompre avec l’image de l’Indien plus lascif et licencieux que besogneux, nomade courant la forêt et vivant au jour le jour. L’Indien ne doit plus être ce sauvage arriéré mais un Péruvien comme les autres aspirant au Progrès et à la promotion sociale, même si à fin stratégique il peut grimer son visage et défiler une lance à la main.

Des Indiens peuvent donc se mobiliser fortement contre les dégâts provoqués par l’extractivisme, et ils l’ont fait longtemps, au péril de leur vie, dans un pays marqué par des décennies de guerre civile ouverte ou larvée. L’appréhension est toujours de mise dès lors qu’il s’agit de défier l’État ou les puissants groupes industriels. Cependant, l’État péruvien a fini par comprendre l’importance de prévenir les conflits « socio-environnementaux » en instaurant un dialogue avec les communautés locales. Doris Buu-Sao parle à ce propos de « marché de la pacification » sociale. Une nouvelle élite indienne, passée par l’Université, parfois liée au mouvement évangéliste ou aux mouvements radicaux, y trouve là un débouché professionnel, que ce soit dans les ONG ou dans l’administration. La contestation sociale se professionnalise, le dialogue social se ritualise, et chacun joue sa partition.
Mouvement irréversible ? Rien ne l’est. Aujourd’hui, la situation décrite par l’autrice en conclusion est catastrophique : quasi arrêt de la production pétrolière, sites pollués et non restaurés par les pollueurs qui se sont mis en liquidation judiciaire… « La question qui se pose, écrit Doris Buu-Sao, est ce qui restera de ces territoires dans lesquels le capitalisme extractif a durablement transformé l’environnement biophysique, les modes de vie et les aspirations. »

samedi, mars 2 2024

Mes lectures de février 2024

Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers, Lux, 2023.
Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n'ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024. --- Ma chronique.
L'Humanité, 100 ans après sa mort. Que faire avec Lénine, L'Huma,nité, 2023.
Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, PUR, 2024.
Moyen-Orient (Revue), n°61 (01/2024, Crise alimentaire et géopolitique de la faim), 2024.
Raphaël Wintrebert, Attac, la politique autrement ? Enquête surl'histoire et la crise d'une organisation militante, La Découverte, 2007.
Pierre Milza, Le fascisme italien et la presse française 1920-1940, Editions Complexe, 1987.
Myriam Revault d'Allonnes, L'esprit du macronisme ou l'art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.
Nicolas Oblin, Sport et capitalisme de l'esprit, Editions du Croquant, 2009.
Gabriel Mollier, Brève histoire du syndicalisme enseignant et de l'Ecole émancipée des origines à nos jours, Editions EDMP, 2004.
Max Adler, Le socialisme de gauche, Critique sociale, 2014.

samedi, février 24 2024

Rennes, ville rebelle

Collectif à l’Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques, Presses universitaires de Rennes, 2023.

Dans les années 2010, des collectifs de chercheurs, sociologues, politistes, historiens décidèrent d’ausculter l’activité et le milieu militant des années 1970 dans cinq villes françaises. Rennes fut l’une d’elles. Grâce aux Presses universitaires de Rennes et aux chercheurs, pour l’essentiel des politistes, réunis sous le nom de Collectif à l’Ouest, nous découvrons ce que c’était que de Protester à Rennes dans les années 1968.

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Depuis longtemps, et c’est heureux, les chercheurs intéressés par Mai 1968 ont porté leurs regards loin du Quartier latin, des élites intellectuelles et des bastions ouvriers revendicatifs. Sortir de Paris, négliger les figures iconiques tant chéries par les grands médias permettent de mieux appréhender ce que l’événement 68 a ouvert comme perspectives émancipatrices à toute une génération de militants. Les années 1970 furent bien des années d’insubordination, de remise en question de l’autorité, que celle-ci s’exerce dans le cadre professionnel, familial, scolaire…

Je pensais trouver dans ces pages des contributions spécifiques sur le mouvement nationaliste breton, le PSU et son « Vivre et travailler au pays », ou encore sur les maoïstes, même si ces questions ont déjà travaillé par d’autres1. Il n’en est rien ou presque : une contribution sur le salariat féminin du textile évoque la question identitaire et l’implication des enfants de Mao dans le mouvement ouvrier ; et nous les retrouverons à l’occasion du mouvement des étudiants en médecine descendant dans la rue en 1973, transformant la faculté en lieu de vie, vouant aux gémonies les mandarins, leur pédagogie et leur absence d’empathie pour les malades.
Le Collectif à l’Ouest a préféré porter son regard sur le dynamisme du mouvement lesbien, créateur d’espaces revendicatifs, conviviaux, affinitaires où l’on apprend à se défendre et à assumer publiquement son orientation sexuelle, même si pour beaucoup les « stratégies de dissimulation » demeurent indispensables pour vivre sereinement. Il s’est intéressé au syndicalisme réactionnaire de la Confédération française du travail, solidement implanté dans les deux usines Citroën de la région rennaise mais, en fait, incapable de s’imposer au-delà, voire tout simplement d’exister sans le soutien du patronat2.

Ils se sont également intéressés à la conversion du capital contestataire militant en capital politique, trajectoire classique qu’on ne peut réduire à un vulgaire opportunisme, ou encore aux relations de ces militants avec leur famille qui relativise l’idée d’une rupture radicale entre les générations.
Comme le souligne le postfacier, ces différentes études sur Mai 68 sont nécessaires pour « disqualifier les clichés (et) ruiner (les) visions simplettes ou légendaires de Mai 68, solidifiées par un demi-siècle de sédimentation mémorielle. » Il se murmure qu’un travail similaire devrait paraître bientôt sur Nantes l’indocile...

Notes

1 Tudi Kernalegenn, Drapeaux rouges et gwenn-ha-du. L’extrême gauche et la Bretagne dans les années soixante-dix, Rennes, Apogée, 2005, 223 p. ; Kernalegenn (Tudi), Prigent (François), Richard (Gilles), Sainclivier (Jacqueline) dir., Le PSU vu d’en bas. Réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950-années 1980), Rennes, PUR, 2010, 373 p.

2 Voir le remarquable travail de Vincent Gay (Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, Presses universitaires de Lyon) qui décrit de façon précise les pratiques développées par la CFT chez Talbot et Citroën.

dimanche, février 18 2024

Naissance de la CGTU

Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2024.

Dans l’histoire plus que centenaire du syndicalisme français, une organisation n’a guère attiré l’attention. Avec Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), publié par les PUFC, nous en savons désormais un peu plus sur cette scission de la CGT survenue en 1922 ; une CGTU qui n’a pas encore trouvé son historien près de 90 ans après sa disparition. Pire même : si l’on parcourt les ouvrages classiques sur l’histoire du syndicalisme hexagonal, la plupart ne lui consacre que quelques pages1. Le travail de l’historien Jean Charles, décédé en 2017, est donc de première importance quand bien même il s’agit ici d’une thèse inachevée, entamée au milieu des années 1960 et abandonnée à la fin du 20e siècle.

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La première partie du livre, passionnante, s’intéresse aux origines de la CGTU : nous sommes en 1918, la Grande boucherie va bientôt s’arrêter ; la révolution russe captive, inquiète, intrigue ce que la France compte de militants anticapitalistes ; certains, et ils sont nombreux, n’ont pas digéré le ralliement de « leur » CGT à l’Union sacrée, eux qui depuis plus de vingt ans clamaient que le devoir des révolutionnaires était de faire la Révolution et non de s’acoquiner avec la bourgeoisie au nom de l’intérêt national. Jean Charles nous plonge dans cette période de rêves et d’incertitudes (1918-1922), et souligne à quel point la plus grande confusion (le mot est faible) régnait alors au sein de la confédération et des tendances qu’elle abritait. Faut-il quitter immédiatement cette CGT embourgeoisée, briseuse de la grève des cheminots de 1920, ou bien en conquérir la direction ? Et si une nouvelle organisation doit voir le jour, quelle orientation défendra-t-elle : sera-t-elle syndicaliste révolutionnaire, anarchisante ou intimement liée à ce Parti communiste qui vient de naître ? Mille débats et mille combats car la direction réformiste va employer tous les moyens pour contenir la dissidence puis rendre la scission inévitable. Celle-ci intervient à la fin de l’année 1921. Le plus dur commence : comment faire cohabiter dans une même organisation des syndicalistes qu’une seule chose unissait : la détestation de l’ancienne direction.

Dans une seconde partie, beaucoup plus austère, Jean Charles s’est intéressé à la façon dont la nouvelle organisation s’est construite et sur quelles forces elle pouvait compter. Combien sont-ils ces syndicalistes unitaires ? Un peu plus de 400 000... sans doute. L’auteur en convient, il est impossible d’être précis, même vaguement, et n’allez pas croire que cette opacité soit voulue. Non, elle est bien davantage structurelle, liée à la façon dont les syndicats, les fédérations d’industrie, les trésoriers locaux et ceux des syndicats d’entreprise gèrent les fameux timbres payants mensuels destinés aux syndiqués, et surtout font remonter les informations à la trésorerie confédérale. Alors, pour appréhender un peu mieux la puissance de la CGTU, Jean Charles a analysé ce qu’il appelle la « natalité et la mortalité syndicale », autrement dit il a comptabilisé les créations et disparitions des syndicats durant cette poignée d’années et évalué leur puissance numérique. De cela ressort un constat : 80 % des syndicats comptent moins de deux cents adhérents, mais ils représentent moins de 30 % des effectifs globaux. La force de la CGTU, à son apogée (1927) repose donc massivement sur une poignée de secteurs (les chemins de fer, les métaux, le bâtiment, l’énergie) ; et sur une poignée de départements comme le Nord et la région parisienne.

Note 1. Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, Editions Complexe, 1995, pp. 126-137.

dimanche, février 11 2024

Un temps d'insubordination (1970-1974)

Philippe Artières et Franck Veyron (sous la direction de), Ripostes. Archives de luttes et d’actions 1970-1974, CNRS Editions, 2023.

Avec Ripostes. Archives de luttes et d’actions 1970-1974, publié par CNRS Editions, Philippe Artières, Franck Veyron et leurs acolytes nous plongent en images dans le tumulte politique et social de la France de l’après-1968. Images ne sous-entend pas photographies car dans ce beau livre en quadrichromie, ce qui domine, ce sont les reproductions de tracts, d’affiches et de une de presse.
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Ce livre accompagne une exposition proposée par La Contemporaine, vénérable institution nanterroise qui tient à la fois de la bibliothèque, du musée et du centre d’archives ; une exposition qui met en valeur les mille-et-un documents rassemblés depuis près d’un demi-siècle.

Les auteurs ont proposé à une vingtaine de contributeurs de choisir une pièce de l’exposition et de « s’en saisir pour restituer et analyser les événements évoqués, connus ou inconnus ».
La question de la violence, y compris quand elle n’est que discours ou soutien, était au coeur du militantisme d’alors. C’est ce qui ressort des six chapitres de l’ouvrage sobrement intitulé Informer, Soutenir, Dénoncer, Désobéir, Riposter et Débattre. Informer parce qu’il faut contrer la propagande d’État et défendre la liberté d’expression. Soutenir ceux qui affrontent le franquisme au risque du garrot, ou ceux qui, en Corse, pose la question de l’émancipation politique et culturelle. Il faut dénoncer le racisme et les conditions carcérales indignes dans lesquelles croupissent les victimes d’un ordre social injuste. Il faut désobéir et permettre aux femmes d’échapper à une maternité non désirée, aux paysans de défendre leurs terres, aux appelés du contingent de faire entendre leurs voix discordantes, aux Guadeloupéens de secouer le joug colonial. Il faut riposter, à l’usine et dans la rue, parce qu’on ne saurait se satisfaire de mots.
Certains événements relatés dans ces pages ont marqué l’histoire politique et sociale. Je pense ici à l’aventure du journal Libération et plus largement au développement d’une presse révolutionnaire, au martyr du révolutionnaire libertaire anti-franquiste Salvador Puig Antich, à l’imposante mobilisation de 1973 sur le plateau du Larzac, portée par les paysans-travailleurs ou à l’assassinat de Pierre Overney par un vigile d’extrême-droite embauché par la régie Renault. D’autres le sont beaucoup moins et méritent l’attention comme l’émergence d’un syndicalisme anticolonialiste en Guadeloupe, les mobilisations antiracistes, l’antimilitarisme révolutionnaire, la méfiance à l’égard de l’institution policière ou encore la grève avec occupation des ouvrières de l’usine textile Burton de Boulogne-sur-Mer.

Ces Archives de luttes et d’actions témoignent de la vigueur de la contestation politique, sociale et culturelle de l’immédiat après-68, dans laquelle les pratiques d’action directe avaient toute leur place. Un demi-siècle plus tard, « le débat sur la désobéissance civile et les formes légitimes de riposte(s) est toujours au centre de notre présent politique », et il l’est d’autant plus qu’un nauséeux parfum de fin de siècle s’invite trop souvent dans l’actualité.

dimanche, février 4 2024

Portugal 1974 : c'est le peuple qui commande !

Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023.

Auteur il y a dix ans d’un excellent ouvrage sur l’émigration portugaise1, Victor Pereira nous propose aujourd’hui une histoire de la Révolution des Oeillets dont le titre illustre ce qui s’est joué un temps sur les rives du Tage : C’est le peuple qui commande2.

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Pendant près de 40 ans, le Portugal a vécu sous l’austère férule d’un juriste réactionnaire et fervent chrétien Antonio de Oliveira Salazar3 et de sa police politique. En 1970, la mort du dictateur ouvre inévitablement une période d’incertitudes. Le Portugal est un pays malade. Son industrie, peu développée, ne peut absorber les surnuméraires des campagnes qui prennent alors les chemins de l’émigration, notamment ceux qui mènent en France. Dans les colonies, essentiellement africaines, l’heure est à la lutte armée pour l’indépendance. Dans la jeunesse, on rêve de liberté et on se refuse à mourir pour défendre l’Angola et ses colons.

Les salazaristes rêvent d’un salazarisme sans Salazar, mais il est trop tard : la population qu’ils pensaient docile, servile ou en tous cas contrôlable, aspire à un changement profond. Preuve de la fragilité du pouvoir, c’est de l’armée que vient le coup de grâce : le coup d’État du 25 avril 1974 est l’oeuvre de jeunes officiers réunit autour de quelques idées fortes comme le règlement de la question coloniale, la démocratie et le progrès social.
Mais quel visage doit prendre le Portugal nouveau ? Tous les acteurs se déchirent sur cette question et Victor Pereira nous aide à mieux comprendre leurs divergences. L’extrême-gauche pousse à la révolution comme une fraction du prolétariat4, la bourgeoisie (terrienne, industrielle) aspire à l’ordre social et à la démocratie représentative, le puissant Parti communiste craint un scénario à la chilienne ce qui le pousse à modérer les ardeurs des travailleurs et à combattre le gauchisme, le jeune Parti socialiste rêve d’un avenir européen, les Etats-Unis ne veulent pas d’un Portugal « soviétisé », quant aux jeunes officiers du Mouvement des forces armées, véritable contre-pouvoir, ils ne vont pas tarder à se déchirer. Les tensions sont si fortes que beaucoup craignent que le pays sombre dans la guerre civile.

Osons un parallèle avec la France de 1848, une révolution en deux temps : changement de régime en février avec proclamation de la Deuxième République, élection d’un parlement en juin qui met au pouvoir les conservateurs et entraîne la liquidation de la dynamique radicale5.
Au Portugal, la dictature meurt en avril 1974 ; les élections d’avril 1975 portent au pouvoir une alliance de modérés mais les fractions ouvrières et paysannes radicalisées ainsi que l’extrême-gauche poursuivent la lutte émancipatrice ; l’échec en novembre 1975 du second coup d’État menée par l’aile radicale des jeunes officiers clot la séquence. A partir de ce moment, ce n’est plus le peuple qui commande mais la sanction des urnes...

Notes
1 Victor Pereira, La dictature de Salazar face à l'émigration - L'Etat portugais et ses migrants en France (1957-1974), Presses de Sc. Po, 2013.
2 A noter la sortie en 2018 de Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
3 Sur la nature du régime et la personnalité de celui qui l’a incarné : Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020. Réédition d’un ouvrage sorti en 1996.
4 Sur les mouvements sociaux portugais durant cette séquence, lire : Arno Münster, Révolution et contre-révolution au Portugal. L'histoire sociale, économique et politique du nouveau Portugal (1974-1976), Galilée, 1977 ; Francis Pisani, Torre Bela. On a tous le droit d'avoir une vie, Ed. Simoën, 1977 ; Danubia Mendes Abadia, Portugal : la révolution oubliée. Combate et les luttes sociales pour l’autonomie (1974-1978)', Editions Ni Patrie, ni frontières ; Collectif, Portugal l’autre combat. Classes et conflits dans la société, Spartacus, 1975.
5 Samuel Hayat, 1848 – Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation, Seuil, 2014.

mercredi, janvier 31 2024

Mes lectures de janvier 2024

Victor Pereira, C'est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023.
Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Antisionisme. Une histoire juive, Syllepse, 2023.
Nikolaï Kostomarov, La révolte des animaux, Editions Sillage, 2023.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Un djihad sans foi ni loi. Ou la guerre contre le terrorisme à l'épreuve des réalités africaines, PUF, 2022.
Nicolas Bancel, Le postcolonialisme, Que sais-je ?, 2022.
Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. HIstoire et politique du salafisme en Egypte, CNRS Editions, 2023.
Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté.
Noam Chomsky, Vijay Prashad, Le retrait. Les fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Lybie, Afghanistan, Lux, 2024.
Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires, Nathan, 2002.
Yann Richard, L'Iran de 1800 à nos jours, Flammarion, 2009.
Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020.
Paul Vignaux, Traditionalisme et syndicalisme. Essai d'histoire sociale (1884-1941), Editions de la Maison française, 1943.
Michel Bakounine, La Commune de Paris (Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier / La Commune de Paris et la notion de l'Etat), Ed. CNT-RP, 2005.

jeudi, janvier 25 2024

Histoire du goulag chinois

Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2022.

En 1992, l’historien Jean-Luc Domenach proposait Chine : l’archipel oublié, ouvrage pionnier sur les prisons et camps de travail de l’Empire du milieu. Trente ans plus tard, ce sinologue réputé s’est remis au travail, afin de savoir « si les autorités chinoises (fondaient) toujours la légitimité du travail forcé sur des justifications politiques » car, ne l’oublions pas, la détention avait officiellement pour fonction de remettre dans le droit chemin révolutionnaire les esprits égarés, de corriger les déviants.

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Pour faire l’histoire du système d’enfermement chinois depuis 1949, l’historien compte sur trois sources : les archives produites par l’État, la presse et les témoignages, notamment ceux des victimes. Problème : les premières sont très difficilement accessibles ; la seconde, sous contrôle, évoque guère ce qui se passe loin des regards, sinon quand cela sert les intérêts de la faction au pouvoir ; quant aux anciens détenus, la discrétion est une condition de leur tranquillité retrouvée. L’auteur l’avoue, son livre « est moins scientifique qu’il ne devrait l’être »… au point qu’il est aujourd’hui incapable de savoir le nombre véritable de détenus que compte le pays, de prisons, ou de camps de travail (les célèbres laogai et laojiao officiellement dissous depuis plus une décennie)

L’histoire du goulag chinois est intimement liée à celle du Parti communiste, donc aux rapports de force internes au Parti-Etat qui se sont traduits par des crises régulières et de brutales mises au ban. Jusqu’au milieu des années 1970, le détenu, politique ou de droit commun, est un prolétaire mis au service du développement du pays, dont la survie dépend de la direction des dits camps qui jouit alors d’une très grande autonomie de gestion, y compris concernant les condamnations à mort ; « jouir » n’est sans doute pas le mot le plus approprié, car il revient à la direction d’équilibrer son budget, or le travail forcé n’est pas automatiquement rémunérateur, et il vaut mieux gérer un camp de travail dans une région industrielle et exportatrice plutôt que dans une région reculée du pays.
Ensuite, nous assistons à un mouvement important de désincarcération, ainsi qu’à une timide réforme de la politique criminelle et carcérale. Mais l’éclaircie est de très courte durée : la situation économique et sociale est catastrophique, les campagnes et la jeunesse s’enflamment, la criminalité augmente, tout comme les migrations intérieures. Le Parti-Etat sort de nouveau le bâton, et ne l’a jamais remisé depuis, même si le nombre de Chinois incarcérés est bien inférieur à ce qu’il fut à la fin de la Révolution culturelle. Sont visés les démocrates, évidemment, mais ils sont en faible nombre, les syndicalistes et les avocats défenseurs des droits de l’homme, les croyants, qu’ils soient musulmans ouïghours, chrétiens ou adeptes de la secte Falungong, les paysans qui migrent en ville sans autorisation, les truands, les prostituées, les petits délinquants, mais aussi les cadres corrompus (la corruption étant si répandue que les purges régulières du parti au nom de la morale communiste sont très appréciées par les Chinois !). Bref, le goulag chinois est en fait devenu « un lieu de détention et d’exploitation de criminels de droit commun et, marginalement, et au gré des besoins, de répression de l’opposition ». L’enfermement est et demeure un business...

A la recherche de la « vraie république » (1870-1890)

Daniel Mollenhauer, A la recherche de la « vraie république ». Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890), Le Bord de l’eau, 2023.

Avec A la recherche de la « vraie république » (1870-1890), l’historien allemand Daniel Mollenhauer revisite deux décennies d’affrontements au coeur de l’hémicycle.
Sur les décombres du second Empire, naît en septembre 1870, la Troisième République. Mais nous pourrions également la faire naître en mai 1871 sur les cadavres des Parisiens révoltés, tant la radicalité politique de la Commune de Paris et sa sanglante répression par le nouveau régime marquèrent les esprits, y compris voire surtout, le camp républicain.

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La France républicaine d’alors est une France dominée par les élites réactionnaires, catholiques et d’esprit monarchiste, mais dont certains membres commencent à évoluer politiquement : va pour la République si elle défend l’ordre social et la propriété !
Le camp républicain est tiraillé : doit-il tendre la main à cette droite politique en plein aggiornamento afin d’installer durablement l’idée républicaine dans le pays, notamment dans les campagnes, ou bien se battre avec intransigeance pour instaurer une « vraie » république, dans laquelle la souveraineté populaire ne serait pas qu’un mot. Les premiers, majoritaires prirent le nom d’opportunistes, les seconds, celui de « radicaux », et ce sont à ces derniers que Daniel Mollenhauer s’est intéressé.

Pour les radicaux, un homme incarne la trahison : Gambetta. Gambetta le boutefeu est devenu un réformiste prudent qui n’entend pas brusquer une population massivement conservatrice et effrayer ses alliés de droite. La France a besoin de stabilité et de certitudes, dit-il, et les revendications des radicaux, notamment celles appelant à une profonde révision constitutionnelle, ne lui apporteront ni l’une ni les autres. On s’affronte donc, avec violence et éloquence : faut-il amnistier tout de suite les communards ? Faut-il supprimer le budget du culte et séparer l’église de l’État ? Une réforme constitutionnelle doit-elle supprimer le Sénat, cénacle de notables non élus au suffrage universel et chargés de faire contrepoids à l’Assemblée nationale ? Et si le peuple est souverain, pourquoi le pouvoir exécutif a-t-il plus de pouvoir que le pouvoir législatif ? Les députés doivent-ils voter en conscience ou sont-ils tenus de respecter impérativement leur mandat ? Et s’ils trahissent leurs électeurs, n’est-il pas juste que ces derniers puissent les révoquer ?

Tout cela est au coeur des polémiques secouant le monde républicain, alors que pointe au mitan des années 1880 un nouveau péril : le socialisme. Péril car les radicaux se considèrent comme les défenseurs des ouvriers. Or, « une rhétorique extrémiste (côtoie) de plus en plus une pratique réformiste modérée », nous dit Daniel Mollenhauer. Les radicaux se déchirent entre une aile, surtout provinciale, qui a fini par se faire une belle place dans le monde politique, et un noyau d’intransigeants qui entend resté fidèle à la radicalité d’antan ; noyau qui, bientôt, ira se perdre dans l’aventure du Général Boulanger. On ne rêve plus d’une « vraie » république, on saisit les opportunités qu’offre celle en place… Quant à l’utopie, elle irriguera désormais la pensée syndicaliste-révolutionnaire.

samedi, janvier 13 2024

Paris, 1924 : règlement de comptes politico-syndical

Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grange-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.

Que s’est-il passé le 11 janvier 1924 à Paris, dans la Maison des syndicats ? L’histoire est connue de celles et ceux qui s’intéressent au syndicalisme de l’entre-deux-guerres. Résumons-la. Lors d’un meeting du tout jeune Parti communiste, une bagarre violente éclate entre communistes et anarchistes venus y apporter la contradiction. Dans le tumulte, des coups de feu sont tirés, faisant deux morts et de nombreux blessés. De chaque côté, on accuse l’autre d’être responsable de cette tragédie et on revendique tout ou partie des victimes. La police s’en mêle mais jamais elle ne parviendra à arrêter les auteurs des coups de feu. Les témoins se taisent par mépris de la justice bourgeoise…

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L’histoire est connue mais elle ne l’est pas tant que cela. D’où l’intérêt du travail de Sylvain Boulouque qui a réuni dans ce livre articles de la presse militante et rapports policiers.
Pour comprendre un tel drame, il faut en rappeler le contexte historique. A la scission politique de 1920 qui donne naissance au Parti communiste répond en 1922 une scission syndicale : l’aile révolutionnaire de la CGT fonde la CGTU1. Mais les tensions sont fortes entre les militants libertaires attachés viscéralement à l’indépendance du syndicalisme et ceux qui sont favorables à une liaison étroite avec le Parti communiste : à chaque congrès confédéral, cette question est au coeur des affrontements. Quand le Parti communiste décide d’investir la maison des syndicats pour y tenir un meeting, les libertaires font pression pour qu’en ce lieu les communistes n’abordent pas les questions syndicales. Lors dudit meeting qui rassemble plus d’un millier de personnes, les esprits s’échauffent entre une salle acquise au PC et un groupe de quelques dizaines d’anarchistes membres du syndicat du bâtiment. On s’insulte, on échange des horions, on se balance des sièges à la figure. Quand le rugueux Albert Treint, chef du PC, ancien militaire devenu instituteur, prend la parole, le tumulte est à son comble, et c’est à ce moment que les coups de feu éclatent. Qui a tiré ? Les anarchistes, répond le journal L’Humanité, ou bien des agents provocateurs qui se seraient glissés dans leurs rangs pour semer le trouble et faire ainsi le jeu de la bourgeoisie. Les communistes, réplique Le Libertaire, parce que les politiciens rouges ne supportent pas la contradiction, comme en atteste la politique répressive menée à Moscou. Et durant les semaines qui suivent, les deux organes de presse se disputent les victimes : les deux morts étaient anarchistes clame Le Libertaire ; non, l’un d’eux était lecteur de L’Humanité, répondent les communistes ! Tout ce que l’on peut dire, c’est que les libertaires assistèrent en masse à l’inhumation du malheureux Adrien Poncet, plombier et ancien déserteur vivant sous une fausse identité, tandis que les communistes appelèrent à participer aux obsèques de l’ajusteur Nicolas Clos.

Et la police dans tout ça. Elle essaie d’y voir clair mais elle n’est guère aidée par les militants qu’elles convoquent. La plupart disent n’avoir rien vu de précis, et puis, s’ils avaient vu quelque chose, ils n’iraient certainement pas moucharder ! Combien y a-t-il eu de tireurs ? Un, peut-être deux, voire quatre… nul ne le sait ! La police enquête tout en sachant qu’une commission d’enquête de la CGTU s’est mise en place et a fini par établir que les responsables sont deux communistes, sans doute membres du service d’ordre du PC. Ont-ils tiré à la demande d’Albert Treint ? Sylvain Boulouque l’affirme : ce 11 janvier 1924, l’objectif était de bien de faire taire « toute expression divergente dans le mouvement ouvrier ».


1. La CGTU est une organisation méconnue. Signalons la publication du travail de Jean Charles : Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2023.

lundi, janvier 8 2024

Les Taliban et la justice : l'hégémonie par le droit

Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux taliban en Afghanistan, CNRS Editions, 2021.

Le livre qu’Adam Baczko consacre aux tribunaux Taliban dans cet Afghanistan en guerre depuis quarante ans est plus que riche d’enseignements, quand bien même la situation d’aujourd’hui est fondamentalement différente de celle qu’il a connue quand il a mené son enquête : entre 2010 et 2013, le pays était sous occupation américaine et le pouvoir central entre les mains du très controversé Hamid Karzai.

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Inutile d’être juriste ou spécialiste d’Asie centrale pour trouver de l’intérêt à cette lecture qui répond d’une certaine façon à une question que beaucoup se posent : comment diable des Afghans peuvent-ils soutenir ou supporter ces fous de Dieu obscurantistes et barbares ?
Dans un pays ravagé par des décennies d’affrontements, sur un territoire où règnent des seigneurs de guerre mettant en coupe réglée les zones qu’ils contrôlent, où les élites sont autant militaires qu’économiques, où la corruption est omniprésente à tous les niveaux, savoir qu’en cas de problème des juges seront là pour rendre justice avec intégrité revêt une importance considérable… quand bien même, du fait de la guerre civile, la validité des actes juridiques dépend des rapports de force militaires. Comme le répètent des Afghans rencontrés par Adam Baczko, les juges Taliban, détenteurs d’une double légitimité (juridique et religieuse) jugent bien et mieux que les autres, ils ne sont pas corrompus comme les juges dépendant du pouvoir central à qui il suffit de graisser la patte pour gagner son procès, et ils l’affirment d’autant plus aisément qu’ils ne les soutiennent pas politiquement.

Les Taliban ont compris l’importance du droit pour se rendre légitimes notamment aux yeux d’une population essentiellement rurale et conservatrice, épuisée par tant de misère, de violence et d’injustice : une population peu argentée qui veut des réponses rapides à ses problèmes, qu’ils concernent les mœurs, la transmission des héritages, les conflits fonciers ou de voisinage, les querelles commerciales ; une population qui apprécie que les juges ne soient pas du cru (gage d’impartialité) et qu’ils soient régulièrement contrôlés par le mouvement lui-même, toujours inquiet à l’idée que des juges ou des commandants militaires se constituent des fiefs et s’autonomisent.
Pour nombre d’Afghans, la justice n’est pas qu’une affaire de procédures. Un jugement sera respecté à partir du moment où les deux parties auront la certitude que le juge a été impartial, neutre, sans préjugé ethnique et que son verdict sera suivi d’effet. Comme l’écrit l’auteur, la force du droit repose sur sa « capacité à faire reconnaître socialement les décisions des juges comme des actes juridiques – et non politiques – alors même qu’elles ont une dimension très politique ». Car les Taliban, à travers le droit, ne cherche qu’une chose : moraliser la société.

Avec la justice Taliban, qui a pour unique boussole la charia mais qui n’est pas hermétique aux us et coutumes locaux et aux accommodements, un problème se règle ainsi en une poignée de jours la plupart du temps. Mais les juges en conviennent : la loi du Talion facilite les choses ! Juger un meurtre est en effet moins chronophage qu’un litige foncier opposant deux communautés. Nonobstant, la justice expéditive répond aux préoccupations d’une population lassée des passe-droits et des incertitudes, et le système de justice mis en place par Mollah Omar et consorts « s’est imposé comme une des rares sources de prévisibilité dans le quotidien des Afghans ».

vendredi, décembre 29 2023

Lectures 2023

Paul-Loup Weil-Dubuc, L'injustice des inégalités de santé, Editions Hygée, 2023.
Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen-âge. Une double biographie (14e - 15e siècle), CNRS Editions, 2023.
Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.
Maurice Rajsfus, L'an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022.
Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d'une conception dominante du travail, PUR, 2023.
Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grande-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.
Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2023.
Jean-PIerre Olivier de Sardan, L'enchevêtrement des crises au Sahel. NIger, Mali, BUrkina Faso, Karthala, 2023.
Politique africaine (Revue), n°169 (La Guinée depuis Condé), Karthala, 2023.
Collectif à l'Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques, PUR, 2023.
Les Etudes du CERI, n°264-265 (Amérique latine. L'année politique 2022), CERI, 2023
Tom Thomas, "Quoi qu'il en coûte" ou la fuite en avant du capitalisme, Editions Critiques, 2021.
Moyen-Orient (Revue), n°56 (Liban : un Etat en voie de disparition ?), 2022.
Moyen-Orient (Revue), n°60 (Les Palestiniens. Un peuple déchiré en quête de paix), 2023.
Roberto Nigro, Antonio Negri. Une philosophie de la subversion, Editions Amsterdam, 2023.
François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. la révolution indicible, Presses de SciencesPo, 2023.
Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Tamara Boussac, L'Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Presses de SciencesPo, 2023. --- Ma chronique
Georges Ribeill (Textes rassemblés et présentés), Bakounine, Marx. La grande discorde, Les Nuits rouges, 2023.
Georges Lefebvre, Quatre-vingt-neuf, Editions sociales, 2023.
Daniel Mollenhauer, A la recherche de la "vraie république". Les radicaux et les débuts de la Troisième République 1870-1890, Le Bord de l'eau, 2023.
Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Karine Parrot, Etranger, Anamosa, 2023.
Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux, 2023. --- Ma chronique.
Etienne Penissat, Classe, Anamosa, 2023. --- Ma chronique.
Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, Champ Vallon, 2023. --- Ma chronique.
Hirsch/Le Dem/Préneau, Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945), Syllepse, 2023. --- Ma chronique.
Collectif,James Guillaume. L'émancipation par les savoirs, Noir et rouge, 2021. --- Ma chronique.
Denis Cogneau,Un empire bon marché. Histoire et économie politique de la colonisation française, 19e - 21e siècle, Seuil, 2023.
Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des origines du 1er mai, Lux, 2023. --- Ma chronique.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Gallimard, 2021.
Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Jean-François Bayart, L'énergie de l'Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique, La Découverte, 2022.
Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, L'oeuvre-vie d'Antonio Gramsci, La Découverte, 2023.
Alternatives Sud (Revue), Transition "verte" et métaux "critiques", Centre tricontinental, 2023.
Edouard Jourdain, Géopolitique de l'anarchisme. Vers un nouveau moment libertaire, Le Cavalier bleu, 2023.
Politique africaine (Revue), n°167 (Varia), Karthala, 2022.
Karl Jacoby, Crimes contre la nature. Voleurs, squatters et braconniers : l'histoire cachée de la conservation de la nature aux Etats-Unis, Anarcharsis, 2021.
Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen âge à nos jours, CNRS Editions, 2022. --- Voir ma chronique.
Politique africaine (revue), n°168 (L'anti-genre en Afrique. Une catégorie globale en pratiques), Karthala, 2022.
Romain Jeanticou, Terres de luttes, Seuil, 2023.
Dominique Colas, Poutine, l'Ukraine et les statues de Lénine, Presses de SciencesPo, 2022. --- Ma note.
L'Economie politique (Revue), n°98 (Penser l'économie au-delà de la croissance), Alternatives économiques, 2023.
Laurent Joly, La falsification de l'Histoire. Eric Zemmour, l'extrême-droite, Vichy et les Juifs, Flammarion, 2023.
Jean-François Draperi, Le fait associatif dans l'Occident médiéval. De l'émergence des communs à la suprématie des marchés, Le Bord de l'eau, 2021.
Rachid Laïreche (sous la direction de), Morts avant la retraite. Ces vies qu'on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023. --- Ma chronique.
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l'ultra-gauche, Editions divergentes, 2023.
Alain Caillé, Extrême droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023. --- Ma chronique.
Nicolas Rouillé, T'as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d'u travailleur en maison de retraite, Lux, 2023. --- Ma chronique.
Manuel Cervera-Marzal, Résister. Petite histoire des luttes contemporaines, 10/18, 2022.
Christian Mahieux, Désobéissances ferroviaires, Syllepse, 2021.
Pierre Bourdieu, Impérialismes. Circulation internationale des idées et luttes pour l'universel, Raisons d'agir, 2023.
Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970, Anamosa, 2023. --- Ma chronique.
Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Ecosociété, 2023. --- Ma chronique.
Gilles Reckinger, Oranges amères. Un nouveau visage de l'esclavage en Europe, Raisons d'agir, 2023.
Laurent Gayer, Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi, CNRS Editions, 2023.
Besson / Ducret / Lancereau / Larrère, Le Puy du faux. Enquête sur un parc qui déforme l'histoire, Les Arènes, 2022.
Arthur Pouliquen, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, Editions du Cerf, 2023. --- Ma chronique.
George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022. --- Ma chronique.
Anne-Sophie Anglaret, Au service du maréchal ? La Légion française des combattants (1940-1944), CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Cahiers français, n°431 (L'agriculture à l'heure des choix), La Documentation française, 2023.
Lola Zappi, Les visages de l'Etat social. Assistantes sociales et familles populaires durant l'entre-deux-guerres, Presses de SciencePo, 2022. --- Ma chronique.
Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021. --- Ma chronique.
Joe Jacobs, Nouvelles du ghetto. Combattre le fascisme à Londres (1925-1939), Syllepse, 2023. --- Ma chronique.
Ralf Ruckus, La voie communiste vers le capitalisme. Luttes sociales et sociétales en Chine de 1949 à nos jours, Les Nuits rouges, 2022.
Pankaj Mishra, L'âge de la colère. Une histoire du présent, Zulma Essais, 2022.
Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2023. --- Ma chronique.
Collectif, L'Usine. Parcours de femmes et d'hommes à Tréfimétaux, Une tour une histoire, 2022. --- Ma chronique.
Déborah Cohen, Peuple, Anamosa, 2023. --- Ma chronique.
Brendan McGeever, L'antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022. --- Ma chronique.
Jean-François Chanet, Clemenceau. Dans le chaudron des passions républicaines, Gallimard, 2021.
Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), CNRS Editions, 2022. --- Ma chronique.
Peter McPhee, Robespierre. Une vie révolutionnaire, Classiques Garnier, 2022 --- Ma chronique.
Michaël Heinrich, Critique de l'économie politique. Une introduction aux trois livres du Capital de Marx, Smolny..., 2021.
Christophe Batardy et Matthieu Boisdron, 1977. Nantes bascule à gauche, Editions Midi-Pyrénéennes, 2022.
Laurent Joly, L'Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Flammarion, 2020.
Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (15e - 18e siècles), Albin Michel, 2021.
Politique africaine (Revue), n°166 (France-Rwanda : rapports, scénes et controverses françaises), Karthala, 2022.
Estelle Deléage, Paysans alternatifs, semeurs d'avenir, Le Bord de l'eau, 2023. --- Ma chronique.
Faire (Revue), n°49 (Crise et avenir de la classe ouvrière), 1979.
Farid Ameur, Le Ku Klux Klan, Fayard, 2016.
Claude Fohlen, Histoire de l'esclavage aux Etats-Unis, Perrin, 1998.
William Morris, La civilisation et le travail, Le Passager clandestin, 2013.
Maxime Leroy, Les précurseurs français du socialisme de Condorcet à Proudhon, Editions du temps présent, 1948.
Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique 19e-20e siècle, Fayard, 2001.
Augusto Forti, Aux origines de l'Occident : machines, bourgeoisie et capitalisme, PUF, 2011.
Charles MacDonald, L'ordre contre l'harmonie. Anthropologie de l'anarchie, Editions Petra, 2018.
Siblot/Cartier/Coutant/Masclet/Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015.
Arguments, Révolution/Classe/Parti, 10/18, 1978.
Pierre Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Gallimard, 2000.
Raoul Girardet, Le nationalisme français. Anthologie 1871-1914, Seuil, 1983.
Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile. Femmes islamiques d'Iran, Karthala, 1991.
Robert Gerwarth, Les vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires 1917-1923, Seuil, 2017.
Bernard Groethuysen, Origines de l'esprit bourgeois en France. L'église et la bourgeoisie, Gallimard, 1977 (1927).
Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, Stock, 1897.
Raphaël Liogier, La guerre des civilisations n'aura pas lieu. Coexistence et violence au 21e siècle, CNRS Editions,2016.
Pietro Nenni, Vingt ans de fascisme. De Rome à Vichy, Maspero, 1960.
Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.
Roland Marx, Mort d'un amiral. L'IRA contre Mountbatten, Calmann-Lévy, 1985.
Sonia Dayan-Herzbrun et Maurice Goldring (sldd), Appartenances et ethnicité, Kimé, 1998.
Belissa, Bosc, Dalisson et Deleplace, Citoyenneté, république, démocratie en France 1789-1899, Ellipses, 2014.
Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, Seuil, 2018.
Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
Nicole Racine et Louis Bodin, Le Parti communiste français pendant l'entre-deux-guerres, Presses FNSP, 1982.
L'homme et la société (Revue), Les mille peaux du capitalisme (II), L'Harmattan, 2015.
Alain Testart, ''Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités, Gallimard, 2022 (1982).
Claude Lefort, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.
Nicolas Werth, Histoire de l'Union soviétique, PUF, 1990.
Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l'exclusion. Enquête sociologique au coeur des problèmes d'une communauté, Fayard, 1997 (1965).
Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
Léon Poliakov, De l'antisionisme à l'antisémitisme, Calmann-Lévy, 1969.
François Hourmant, Les années Mao en France avant, pendant et après Mai 68, Odile Jacob, 2018.
Jean Favier, De l'or et des épices. Naissance de l'homme d'affaires au Moyen âge, Fayard, 1987.
Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte, 2017.
Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, La Découverte, 2013.
Jean-Clément Martin, Les échos de la Terreur. Vérités d'un mensonge d'Etat 1794-2001, Belin, 2018.
George Orwell, La ferme des animaux, Folio, 1993.
Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la Troisième République 1871-1898, Seuil, 1973.
Tal Bruttmann et Laurent Joly, La France antijuive de 1936, CNRS Editions, 2006.
Nicolas Machiavel et Simone Weil, La révolte des Ciompi. Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle, CMDE/Smolny, 2013.
Maurice Dommanget, 1793 : les Enragés contre la vie chère / Les curés rouges : Jacques Roux, Pierre Dolivier, Spartacus, 1976.

Mes lectures de décembre 2023

Paul-Loup Weil-Dubuc, L'injustice des inégalités de santé, Editions Hygée, 2023.
Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen-âge. Une double biographie (14e - 15e siècle), CNRS Editions, 2023.
Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.
Maurice Rajsfus, L'an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022.
Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d'une conception dominante du travail, PUR, 2023.
Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grande-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.
Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2023.
Jean-PIerre Olivier de Sardan, L'enchevêtrement des crises au Sahel. NIger, Mali, Burkina Faso, Karthala, 2023.
Faire (Revue), n°49 (Crise et avenir de la classe ouvrière), 1979.
Farid Ameur, Le Ku Klux Klan, Fayard, 2016.
Claude Fohlen, Histoire de l'esclavage aux Etats-Unis, Perrin, 1998.
William Morris, La civilisation et le travail, Le Passager clandestin, 2013.

lundi, décembre 18 2023

Russes et Ukrainiens, les frères inégaux

Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Age à nos jours, CNRS Editions, 2022.


L’historien allemand Andreas Kappeler fait œuvre utile en nous proposant Russes et Ukrainiens les frères inégaux, publié par CNRS Editions.
Si l’histoire russe et soviétique est connue, celle de l’Ukraine l’est beaucoup moins. En 300 pages, l’auteur nous invite à penser « l’histoire croisée russo-ukrainienne comme un jeu d’alternance entre interconnexion et déconnexion. » On y croise des Mongols, autrement dit des Tatars, et le prince Alexandre Nevski, les redoutés cosaques zaporogues et Ivan Mazepa, sans oublier Lénine, Staline, Stepan Bandera, fugitivement Nestor Makhno et tant d’autres. On y croise surtout des nobles et des bourgeois, des nationalistes exaltés et des petits paysans grégaires, des chrétiens fervents (orthodoxes, uniates ou romains), des Polonais et des Allemands.

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Comme le souligne le préfacier, le travail d’Andreas Kappeler « permet de comprendre que l’émergence des consciences nationales (...) est le résultat d’un enchaînement de contingences, plutôt que la suite logique d’un quelconque événement fondateur », comme le fut l’émergence à la fin du 10e siècle d’un royaume, la Rous » de Kyiv, revendiqué par les nationalistes russes et ukrainiens comme le berceau de la Russie actuelle… ou de l’Ukraine indépendante. Pour Poutine, la « nation russe » est, par son histoire, trinitaire : russe, ukrainienne et biélorusse. Pour les Ukrainiens, l’Ukraine a une histoire longue, distincte, qu’illustrent des révoltes contre toutes les tutelles qu’elles soient polonaise, suédoise, allemande ou russe. Car depuis 1000 ans, l’Ukraine, ses plaines à céréales comme son riche sous-sol, est convoitée. Et depuis mille ans, les élites ukrainiennes choisissent leur camps en fonction de leurs intérêts partisans… et de leur foi, car les conflits interne au camp chrétien ont joué un rôle central lors de certaines révoltes. Ce fut le cas en 1648 quand des Ukrainiens orthodoxes s’émancipent du royaume de Pologne en massacrant des nobles polonais, des catholiques et des juifs, créant une entité politique indépendante (l’hetmanat) qui, pour se protéger des représailles de Cracovie, va se mettre sous l’aile protectrice du Tsar. S’ouvre alors une nouvelle période durant laquelle la domination russe va s’affirmer… tout comme la volonté des élites ukrainiennes de s’émanciper culturellement et politiquement de la pesante tutelle tsariste puis communiste. La Révolution russe illustre ce double mouvement. Le pouvoir bolchevik reconnaît le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien, mais redoute que les Ukrainiens, niés culturellement sous le tsarisme1, apporte leur soutien à la bourgeoisie nationaliste qui se rêve enfin à la tête d’un Etat indépendant. Dans le chaos du début des années 1920, il va alors reprendre la main, réprimer le mouvement séparatiste et satelliser ce territoire si important pour son économie déliquescente. Mais jamais il ne parviendra à anéantir le sentiment national ukrainien qui, tel la vieille taupe, a traversé les décennies.
Depuis l’implosion du bloc soviétique, l’Ukraine existe et s’affirme comme « un acteur autonome de l’histoire ». Mais autonome jusqu’où ? Car depuis les années 1990, ce qui se joue, pour les élites au pouvoir à Kiev, c’est la renégociation du partenariat ukraino-russe afin que les frères inégaux cessent de l’être. Le chauvinisme grand-russe, tancé jadis par Lénine, en a décidé autrement...


1. Dans la seconde moitié du 19e siècle, le tsarisme développa la russification des marges de l’Empire.

lundi, décembre 11 2023

L'émancipation par les savoirs

Jean-Charles Buttier, Charles Heimberg, Nora Kohler (sldd), James Guillaume. L’émancipation par les savoirs, Editions Noir et rouge, 2021.

« Ce n’est pas la science (...) que je redoute pour ces jeunes gens : c’est l’influence d’un certain milieu, (…) c’est l’embourgeoisement ». L’homme qui s’exprime ainsi se nomme James Guillaume. Il est au centre d’un ouvrage collectif intitulé James Guillaume. L’émancipation par les savoirs1 publié par les éditions Noir et rouge.

Avant d’acquérir la nationalité française en 1889, James Guillaume fut l’une des figures du mouvement ouvrier suisse. On lui doit notamment une imposante histoire de la Première Internationale2 dont il fut l’un des acteurs majeurs en tant que membre de la Fédération jurassienne et ami intime de Michel Bakounine. Géographe de formation, anarchiste de conviction, internationaliste, tel était James Guillaume. Fasciné par la Révolution française, il était aussi profondément francophile… et volontiers germanophobe, symptôme de quelques années de lutte violente au sein de la Première Internationale contre les prétentions hégémoniques de Marx, Engels et consorts, et leur mépris des Slaves et des Français3.

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Mais à ce portrait, il manque une dimension, celle du pédagogue, acteur de la mise en place de l’école républicaine française aux côtés de son ami Ferdinand Buisson, bras droit de Jules Ferry. En effet, l’histoire retiendra, non sans amusement, que c’est un anti-étatiste devenu fonctionnaire qui oeuvra à l’édition d’un imposant Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, la bible des hussards noirs de la République, sous l’amicale férule du républicain radical Ferdinand Buisson.
Guillaume et Buisson, étrange attelage qu’unissent quatre choses : ils furent tous deux membres de la Première Internationale ; ils ont été élevés dans le protestantisme libéral d’alors, ouvert à la pensée critique ; ils partagent une même conviction : l’instruction, débarrassée des dogmes théologiques, permet l’émancipation ; pragmatiques, ils veulent agir concrètement sur le monde sans attendre le Grand Soir.

Mais une chose distingue profondément Guillaume et les défenseurs des politiques éducatives républicaines, chose qui apparaît notamment en 1913 à l’occasion d’une réforme portée par Buisson visant à favoriser les études longues au sein des classes populaires : Guillaume s’y oppose parce qu’il ne veut pas « extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et les faire entrer dans la classe dirigeante ». Il ne veut pas d’une école « pour le peuple », chargée de former de bons citoyens, patriotes et électeurs, et de dégager de la masse des gueux une élite de méritants embourgeoisés. Il ne veut pas qu’on instruise le peuple pour mieux le museler. Compagnon de route de la CGT syndicaliste-révolutionnaire, Guillaume défend au contraire une « école du peuple », donnant à celui-ci des outils pour qu’il s’émancipe collectivement du capitalisme et de l’État. A l’heure de la Parcoursup et de l’individualisation des parcours scolaires au nom de la liberté individuelle, la position de James Guillaume pose une question : « Quelle réforme visant à étendre les possibilités de scolarisation de certains enfants issus de la classe des producteurs serait compatible avec le maintien d’une conscience collective et d’une solidarité propres à cette classe ? »

Notes
1 Ce livre a pour origine un colloque tenu à Genève en 2016.
2 James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (volume 1, 1864-1872), Editions Grounauer, 1980. Ce livre est précédé d’un long texte de Marc Vuilleumier. Lire également Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2022.
3 Sa détestation du Reich bismarckien et de la social-démocratie allemande ne l’abandonnera jamais… En 1914, à la façon d’un Kropotkine, il se rangea du côté de la France, terre des Lumières et de la Révolution de 1789.

dimanche, décembre 3 2023

Ralph Waldo Emerson, penseur tourmenté

Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Editions, 2023

Je ne connaissais de Ralph Waldo Emerson que son amitié avec Henry David Thoreau et leur goût commun pour la nature. Avec Emerson. Le sublime ordinaire1, le philosophe et théologien protestant Raphaël Picon nous en dit plus sur ce penseur tourmenté qui a traversé le 19e siècle.
Qui était Ralph Waldo Emerson ? Un fils de pasteur, né en 1803, qui tînt un journal intime des décennies durant, écrivit livre et poèmes, et délivra moult sermons et conférences. Un des grands penseurs américains du 19e siècle qui se battait pour que l’Amérique redevienne « la terre promise ». Un être tourmenté, mélancolique, qui s’émancipa du calvinisme puritain pour se faire le « pourfendeur des conformismes ».

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Emerson a foi en l’homme. Alors que pour le calvinisme puritain, l’homme est un être dépravé, corrompu, destiné aux flammes de l’Enfer, des voix s’élèvent pour affirmer au contraire que l’homme est perfectible. Emerson est du lot. Il écrit « Un homme a tout ce qui lui faut pour se gouverner lui-même », et il ajoute : « Le but de la vie semble être la rencontre de l’homme avec lui-même ». A l’obéissance d’une loi divine doit succéder « la culture du soi à travers le développement de son propre sens moral ». Emerson le transcendantaliste enjoint ses contemporains à penser et agir en êtres vertueux, à avoir confiance dans leurs émotions : « Ne va pas où le chemin te conduit. Va au contraire là où aucun chemin ne mène ».

Idéaliste et romantique, Emerson voue un culte à la nature. Traversant l’Europe, il est subjugué par « la prodigalité des formes de vie possibles ». De retour aux Etats-Unis, il aime marcher seul dans les bois de sa propriété de Concord : « Mes bois sont le seul endroit où je ressens de la joie, écrit-il. Mon esprit s’élève dès que j’y entre ». Emerson est un solitaire. Mais un solitaire qui n’a jamais cessé d’intervenir publiquement. Le prếcheur d’hier est devenu « une des grandes voix de la cause abolitionniste ». Cependant, Emerson a un « certain dédain pour la chose publique et l’agitation militante », une agitation qui peut faire perdre cette « maîtrise de soi » à laquelle il tient tant. Dès les années 1830, il s’est fait l’avocat des Indiens et des esclaves. Une loi l’a particulièrement révulsé : la Fugitive slave law oblige les citoyens à capturer les esclaves fugitifs et à les restituer à leurs propriétaires. Pour Emerson, l’esclavage, c’est l’anti-Amérique. En prenant position lors de la guerre de Sécession pour les Nordistes, Emerson ne se bat pas seulement pour mettre fin à l’esclavage : il espère que de cette guerre civile naîtra une nouvelle Amérique ou plutôt que celle-ci redeviendra une terre de liberté.

La pensée d’Emerson, nous dit l’auteur, « déroute, agace, titille ». Vénéré par certains comme chantre d’une Amérique mythifiée, moqué par d’autres pour son mysticisme et ses pensées absconses, Emerson ne laisse personne indifférent. Et comme le dit Raphaël Picon, « c’est aussi parce qu’on ne le comprend pas entièrement qu’Emerson fascine tant ».

Note
1 Ouvrage initialement paru en 2015, un an avant la disparition de l’auteur.

samedi, décembre 2 2023

Mes lectures de novembre 2023

Politique africaine (Revue), n°169 (La Guinée depuis Condé), Karthala, 2023.
Collectif à l'Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques, PUR, 2023.
Les Etudes du CERI, n°264-265 (Amérique latine. L'année politique 2022), CERI, 2023
Tom Thomas, "Quoi qu'il en coûte" ou la fuite en avant du capitalisme, Editions Critiques, 2021.
Moyen-Orient (Revue), n°56 (Liban : un Etat en voie de disparition ?), 2022.
Moyen-Orient (Revue), n°60 (Les Palestiniens. Un peuple déchiré en quête de paix), 2023.
Maxime Leroy, Les précurseurs français du socialisme de Condorcet à Proudhon, Editions du temps présent, 1948.

dimanche, novembre 26 2023

Réformer l'aide sociale, châtier les pauvres

Tamara Boussac, L’affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Presses de SciencesPo, 2023.

Lorsque Joseph McDowell Mitchell apparaît à la télévision un jour de janvier 1962, il ne sait pas encore que ses mots vont provoquer un séisme politique d’ampleur nationale. Tamara Boussac nous en dit plus dans L’Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain (Presses de SciencesPo).

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Qui est Joseph McDowell Mitchell ? Un fonctionnaire chargé de réformer l’aide sociale d’une petite ville du nord-est des Etats-Unis appelée Newburgh, une ville en déclin depuis quelques années, une ville qui cherche à se réinventer et qui considère que les parasites sociaux sont la cause de son malheur ; des parasites sociaux dont le portrait robot serait celui du migrant noir du sud aux mœurs relâchées et vivant des aides sociales versées sans contrepartie et sans véritable contrôle. Evidemment, tout cela n’est pas dit avec une telle franchise, mais cela ne trompe personne : c’est bien cette population d’implantation récente qui est visée par la municipalité républicaine, puisque la population noire a doublé en une décennie, bouleversant le visage de la ville.
Depuis six mois, McDowell Mitchell a donc en charge l’application de 13 nouvelles règles dont le but est bien de faire des économies en limitant le nombre d’allocataires. J’en relèverai trois : l’obligation de travailler 40 heures par semaine pour la ville quand on est chômeur en bonne santé ; la radiation de « toutes les mères d’enfants illégitimes (…) si elles donnent à nouveau naissance en dehors du mariage » ; tout nouvel allocataire doit prouver qu’il est venu « à Newburgh pour répondre à une offre d’emploi concrète » et non pour toucher les aides sociales.

Qu’importe si les journalistes soulignent que l’Afro-américain fainéant, fornicateur, vampirisant l’aide sociale n’existe pas à Newburgh, la rhétorique réactionnaire fonctionne : l’État-providence, c’est du socialisme déguisé qui déresponsabilise l’individu d’un côté et renforce le pouvoir de l’État fédéral de l’autre ; confier sa gestion aux autorités locales, c’est l’assurance d’en finir avec les abus, les paresseux, les tricheurs, en somme avec le laxisme et le sentimentalisme portés par la gauche, les syndicats mais aussi l’aile libérale du parti républicain. Seule une réforme profonde de l’aide sociale pourra convaincre le contribuable américain, honnête et travailleur, qu’il n’est pas victime du « racket de l’assistance », qu’il ne paie pas pour engraisser des fainéants, lubriques de surcroît !

Pour Tamara Boussac, nous ne faisons pas face à une révolte antifiscale car ces réformateurs acceptent de payer l’impôt mais ils veulent en avoir pour leur argent. Aider les pauvres est un investissement, d’où leurs appels répétés à une responsabilisation des pauvres qui a les traits d’une réhabilitation morale : contrôle social et mise au pas culturel font toujours bon ménage.
Cette offensive conservatrice portera ses fruits puisqu’elle influencera profondément la réforme de l’aide sociale proposée par le gouvernement démocrate de John Fitzgerald Kennedy. Et depuis, la pénalisation de la misère1 et le contrôle des assistés2 sont au coeur de toutes les réformes sociales.

mardi, novembre 14 2023

Accidents du travail : "C'est le métier qui veut ça"

Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023.

Chaque année, 700 travailleurs meurent au turbin, et l’on dénombre plus de 900000 accidents du travail. La sociologue Véronique Daubas-Letourneux nous en dit plus dans son livre : Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles (Bayard).

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L’autrice, en s’intéressant aux accidents du travail « ordinaires », nous invite à aller « au-delà du fait divers » pour prendre la mesure de cette catastrophe sociale. Que nous disent les statistiques ? Que ce sont les hommes qui sont massivement touchés par les accidents graves et mortels, mais depuis une vingtaine d’années, nous assistons à une montée en flèche du nombre de femmes victimes d’accidents du travail. Que les jeunes sont plus touchés que les anciens par les accidents, mais ce sont ces derniers qui sont les plus durement affectés. Deux phrases que l’on pourrait remplacer par une poignée de mot-clés : métiers du care, services, intérim, précarité, performance…

Métiers du care et services (comme le nettoyage) parce que les femmes y sont massivement présentes et que c’est là qu’elles s’y cassent le dos. Intérim et précarité parce que les jeunes sont envoyés au charbon dans des univers professionnels qu’ils ne maîtrisent pas ou peu ; ce qui pousse Véronique Daubas-Letourneux à parler d’un double marché de l’emploi, celui des salariés permanents d’un côté, mieux protégés, et celui des abonnés à l’intérim et à la sous-traitance. Performance et productivité parce que c’est en leur nom que le prolétaire prend des risques ou qu’on le pousse à en prendre pour « satisfaire le client ».

En donnant la parole aux victimes, Véronique Daubas-Letourneux nous rappelle que les chiffres ne disent pas tout de la catastrophe. Celle-ci est plus profonde : combien d’accidents non déclarés sous la pression de l’employeur ? Combien de travailleurs blessés vont au chagrin chaque jour de peur de perdre leur prime d’assiduité ? Ou de se faire mal voir : des collègues que leurs absences mettent dans l’embarras puisqu’ils vont devoir travailler plus, en effectif réduit ; de la hiérarchie, surtout, qui a vite fait de leur coller une étiquette de tire-au-flanc ou d’incompétents et de maladroits. Et puis il y a la peur, celle de perdre son travail si d’aventure on vous déclare inapte à sa poursuite. Véronique Daubas-Letourneux parle à ce propos de triple peine : peine physique lié au handicap et aux séquelles, peine financière (pertes des primes liés à l’emploi par exemple), peine sociale puisque « 95 % des déclarations d’inaptitude se soldent par un licenciement ».

En cassant les collectifs de travail, en fragmentant le salariat, gouvernements et patronat ont largement érodé la capacité de « nuisance » des syndicats ; et dans le secteur des services, où règnent la précarité et le turn-over, les syndicats sont largement absents…
« C’est le métier qui veut ça » déclare fataliste l’un des enquêtés, préparateur de commande au dos en vrac. C’est plus sûrement la logique du capitalisme qui l’exige...

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