Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Age à nos jours, CNRS Editions, 2022.


L’historien allemand Andreas Kappeler fait œuvre utile en nous proposant Russes et Ukrainiens les frères inégaux, publié par CNRS Editions.
Si l’histoire russe et soviétique est connue, celle de l’Ukraine l’est beaucoup moins. En 300 pages, l’auteur nous invite à penser « l’histoire croisée russo-ukrainienne comme un jeu d’alternance entre interconnexion et déconnexion. » On y croise des Mongols, autrement dit des Tatars, et le prince Alexandre Nevski, les redoutés cosaques zaporogues et Ivan Mazepa, sans oublier Lénine, Staline, Stepan Bandera, fugitivement Nestor Makhno et tant d’autres. On y croise surtout des nobles et des bourgeois, des nationalistes exaltés et des petits paysans grégaires, des chrétiens fervents (orthodoxes, uniates ou romains), des Polonais et des Allemands.

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Comme le souligne le préfacier, le travail d’Andreas Kappeler « permet de comprendre que l’émergence des consciences nationales (...) est le résultat d’un enchaînement de contingences, plutôt que la suite logique d’un quelconque événement fondateur », comme le fut l’émergence à la fin du 10e siècle d’un royaume, la Rous » de Kyiv, revendiqué par les nationalistes russes et ukrainiens comme le berceau de la Russie actuelle… ou de l’Ukraine indépendante. Pour Poutine, la « nation russe » est, par son histoire, trinitaire : russe, ukrainienne et biélorusse. Pour les Ukrainiens, l’Ukraine a une histoire longue, distincte, qu’illustrent des révoltes contre toutes les tutelles qu’elles soient polonaise, suédoise, allemande ou russe. Car depuis 1000 ans, l’Ukraine, ses plaines à céréales comme son riche sous-sol, est convoitée. Et depuis mille ans, les élites ukrainiennes choisissent leur camps en fonction de leurs intérêts partisans… et de leur foi, car les conflits interne au camp chrétien ont joué un rôle central lors de certaines révoltes. Ce fut le cas en 1648 quand des Ukrainiens orthodoxes s’émancipent du royaume de Pologne en massacrant des nobles polonais, des catholiques et des juifs, créant une entité politique indépendante (l’hetmanat) qui, pour se protéger des représailles de Cracovie, va se mettre sous l’aile protectrice du Tsar. S’ouvre alors une nouvelle période durant laquelle la domination russe va s’affirmer… tout comme la volonté des élites ukrainiennes de s’émanciper culturellement et politiquement de la pesante tutelle tsariste puis communiste. La Révolution russe illustre ce double mouvement. Le pouvoir bolchevik reconnaît le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien, mais redoute que les Ukrainiens, niés culturellement sous le tsarisme1, apporte leur soutien à la bourgeoisie nationaliste qui se rêve enfin à la tête d’un Etat indépendant. Dans le chaos du début des années 1920, il va alors reprendre la main, réprimer le mouvement séparatiste et satelliser ce territoire si important pour son économie déliquescente. Mais jamais il ne parviendra à anéantir le sentiment national ukrainien qui, tel la vieille taupe, a traversé les décennies.
Depuis l’implosion du bloc soviétique, l’Ukraine existe et s’affirme comme « un acteur autonome de l’histoire ». Mais autonome jusqu’où ? Car depuis les années 1990, ce qui se joue, pour les élites au pouvoir à Kiev, c’est la renégociation du partenariat ukraino-russe afin que les frères inégaux cessent de l’être. Le chauvinisme grand-russe, tancé jadis par Lénine, en a décidé autrement...


1. Dans la seconde moitié du 19e siècle, le tsarisme développa la russification des marges de l’Empire.