Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grange-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.

Que s’est-il passé le 11 janvier 1924 à Paris, dans la Maison des syndicats ? L’histoire est connue de celles et ceux qui s’intéressent au syndicalisme de l’entre-deux-guerres. Résumons-la. Lors d’un meeting du tout jeune Parti communiste, une bagarre violente éclate entre communistes et anarchistes venus y apporter la contradiction. Dans le tumulte, des coups de feu sont tirés, faisant deux morts et de nombreux blessés. De chaque côté, on accuse l’autre d’être responsable de cette tragédie et on revendique tout ou partie des victimes. La police s’en mêle mais jamais elle ne parviendra à arrêter les auteurs des coups de feu. Les témoins se taisent par mépris de la justice bourgeoise…

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L’histoire est connue mais elle ne l’est pas tant que cela. D’où l’intérêt du travail de Sylvain Boulouque qui a réuni dans ce livre articles de la presse militante et rapports policiers.
Pour comprendre un tel drame, il faut en rappeler le contexte historique. A la scission politique de 1920 qui donne naissance au Parti communiste répond en 1922 une scission syndicale : l’aile révolutionnaire de la CGT fonde la CGTU1. Mais les tensions sont fortes entre les militants libertaires attachés viscéralement à l’indépendance du syndicalisme et ceux qui sont favorables à une liaison étroite avec le Parti communiste : à chaque congrès confédéral, cette question est au coeur des affrontements. Quand le Parti communiste décide d’investir la maison des syndicats pour y tenir un meeting, les libertaires font pression pour qu’en ce lieu les communistes n’abordent pas les questions syndicales. Lors dudit meeting qui rassemble plus d’un millier de personnes, les esprits s’échauffent entre une salle acquise au PC et un groupe de quelques dizaines d’anarchistes membres du syndicat du bâtiment. On s’insulte, on échange des horions, on se balance des sièges à la figure. Quand le rugueux Albert Treint, chef du PC, ancien militaire devenu instituteur, prend la parole, le tumulte est à son comble, et c’est à ce moment que les coups de feu éclatent. Qui a tiré ? Les anarchistes, répond le journal L’Humanité, ou bien des agents provocateurs qui se seraient glissés dans leurs rangs pour semer le trouble et faire ainsi le jeu de la bourgeoisie. Les communistes, réplique Le Libertaire, parce que les politiciens rouges ne supportent pas la contradiction, comme en atteste la politique répressive menée à Moscou. Et durant les semaines qui suivent, les deux organes de presse se disputent les victimes : les deux morts étaient anarchistes clame Le Libertaire ; non, l’un d’eux était lecteur de L’Humanité, répondent les communistes ! Tout ce que l’on peut dire, c’est que les libertaires assistèrent en masse à l’inhumation du malheureux Adrien Poncet, plombier et ancien déserteur vivant sous une fausse identité, tandis que les communistes appelèrent à participer aux obsèques de l’ajusteur Nicolas Clos.

Et la police dans tout ça. Elle essaie d’y voir clair mais elle n’est guère aidée par les militants qu’elles convoquent. La plupart disent n’avoir rien vu de précis, et puis, s’ils avaient vu quelque chose, ils n’iraient certainement pas moucharder ! Combien y a-t-il eu de tireurs ? Un, peut-être deux, voire quatre… nul ne le sait ! La police enquête tout en sachant qu’une commission d’enquête de la CGTU s’est mise en place et a fini par établir que les responsables sont deux communistes, sans doute membres du service d’ordre du PC. Ont-ils tiré à la demande d’Albert Treint ? Sylvain Boulouque l’affirme : ce 11 janvier 1924, l’objectif était de bien de faire taire « toute expression divergente dans le mouvement ouvrier ».


1. La CGTU est une organisation méconnue. Signalons la publication du travail de Jean Charles : Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2023.