Le Monde comme il va

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mercredi, novembre 20 2024

Cameroun, 1939 : le turbin et les autochtones

Jacques Tupinier, Main d’oeuvre au Cameroun, Classiques Garnier, 2024

On connaît peu de choses de Jacques Tupinier. Ce Parisien né en 1897, devenu inspecteur des colonies trente ans plus tard, est au coeur de « Main-d’oeuvre au Cameroun », livre singulier présenté par l’historien du droit Jean-Pierre Le Crom et publié par Classiques Garnier. Singulier car ce livre compile trois rapports consacrés à la question du travail et de la mise au travail des autochtones dans ce territoire confié en partie à la France par la Société des nations.

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Tupinier pose ses valises à Douala en décembre 1938 et une poignée de mois plus tard, il rend compte de la façon dont les Camerounais travaillent ou sont mis, ou pas, au travail par les colons.
Une phrase issue de la conclusion résume à elle seule la pensée de Jacques Tupinier : « L’administration doit remplir son rôle d’éducatrice et de tutrice vis-à-vis des autochtones en les persuadant qu’ils ne pourront s’élever à une condition meilleure que par un labeur assidu, mais aussi en les protégeant, le cas échéant, contre les abus que les employeurs seraient tentés de commettre à leur égard. »
Educatrice et tutrice. Tout au long de ces rapports, Tupinier défend la mission civilisatrice de la France et tance la cupidité des entrepreneurs coloniaux qui les empêche de « s’attacher les indigènes d’une façon durable » ; des indigènes qui peuvent venir de loin puisque les entreprises réclamant des bras étant installées dans des zones peu peuplées, il faut faire venir la main-d’oeuvre d’autres régions.

Salaires indécents, parfois non versés, absence de contrats de travail, conditions de travail déplorables, travail forcé, logements collectifs insalubres, rations alimentaires insuffisantes… rien n’est fait pour transformer le « noir indolent » en salarié conscient de ses droits et de ses devoirs, et comme « aucune tradition n’est jamais venue donner aux autochtones l’habitude d’un travail assidu et régulier »1, la productivité est très faible et les désertions, nombreuses ! Recrutés souvent de force, une partie de la main-d’oeuvre s’enfuit à la première occasion, et celle qui reste travaille le moins possible...
Tupinier en est persuadé : si le droit du travail était respecté, le noir abandonnerait sa « nonchalance coutumière », travaillerait avec l’ardeur qui sied et il serait alors inutile d’aller recruter dans d’autres régions des travailleurs. Tout le monde serait gagnant, notamment le salarié qui pourrait s’élever dans l’échelle sociale grâce à son labeur. Mais pas trop haut tout de même ! Tupinier se réjouit que le gouvernement ait mis des freins au développement du « capitalisme indigène ». S’il dit oui au projet gouvernemental de « colonisation indigène », il s’inquiète que les paysans camerounais accédant aux bonnes terres s’enrichissent rapidement, se transforment en rentiers employeurs de main-d’oeuvre, retrouvant ainsi le chemin de la paresse.
Pour Jean-Pierre Le Crom, l’approche de Jacques Tupinier est fidèle à la « doxa coloniale républicaine » voire socialiste, qui cherche à « concilier l’exploitation économique et sociale (…) avec une approche humaniste de la colonisation »2. Comme l’a dit Léon Blum, il s’agit d’« extraire du fait colonial le maximum de justice sociale et de possibilité humaine », ce qui n’exclut nullement une approche paternaliste et culturaliste des rapports sociaux.

1 Tupinier et le gouverneur général (qui annote régulièrement le rapport) se posent d’ailleurs en défenseurs de la femme. Ce dernier écrit : « Il faut mettre les hommes au travail et alléger la lourde tâche des femmes qui – sur tous les plans - sont à protéger et à élever. »
2 Cf. Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France du 16e siècle à nos jours, Pluriel, 2010 ; Gilles Manceron, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, La Découverte, 2003.

samedi, novembre 9 2024

Mexique, classes populaires et scène politique

Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, CNRS Editions, 2024.


Avec son livre, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, la politiste Hélène Combes apporte une contribution originale à notre compréhension de la vie politique mexicaine contemporaine puisque son enquête ne porte pas sur les élites politiques mais sur une poignée de militants de terrain, membres des classes populaires.

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Il y a près de 20 ans, en 2006, dans des conditions douteuses, le candidat de la gauche Andrès Manuel Lopez Obrador est battu lors des élections présidentielles par le candidat de la droite conservatrice, Felipe Calderon. En 2018, il prend sa revanche1. Entre ces deux dates, tout d’abord 48 jours d’occupation populaire de Mexico, période durant laquelle la gauche a espéré que le Tribunal électoral leur donne finalement la victoire ; et dans ce « vaste campement contestataire » construit à la hâte, on note une présence imposante de milliers d’habitants des quartiers populaires. Cette mobilisation ne fut pas couronnée de succès mais elle a lancé une dynamique qui a duré plus d’une décennie.

Marina, Santos, Flor, Isidro sont au coeur du livre d’Hélène Combes. Beaucoup de choses les séparent (âge, sexe, condition sociale, capital culturel et militant) mais deux choses au moins les unissent : le respect, voire la tendresse, qu’ils ont pour le charismatique Lopez Obrador (mais le charisme ne fait pas tout!) ; un engagement fort pour le changement politique. Car Lopez Obrador a compris que pour vaincre, dans ce pays gangrené par la corruption2, il lui fallait convaincre, et pour cela, il lui fallait bâtir une armée de militants et militantes capables de mailler les quartiers populaires dans lesquels ils vivent : des quartiers où la précarité sociale est le lot de la plupart des habitants ; des habitants qu’il faut intéresser à la chose politique régulièrement par le biais de campagnes de mobilisation ; des habitants qu’il faut aussi épauler dans les démarches du quotidien afin qu’ils fassent valoir leurs droits, car au Mexique, nous dit l’autrice, « l’administré ne vient pas à la prestation sociale mais la prestation sociale vient à l’administré » ; autrement dit, le non-recours aux droits sociaux serait plus massif encore sans l’intervention des dits militants. Certains n’y verront là que de banales relations clientélistes et une forme de contrôle social (l’octroi d’une aide sociale incitant à un renvoi d’ascenseur électoral). Il est clair que certains dirigeants de la gauche mexicaine se préoccupent assez peu de la façon dont les masses se mobilisent pour eux. De même, un fort engagement dans le parti peut permettre au militant de décrocher un modeste emploi dans l’administration locale… mais Hélène Combes nous invite à voir également dans ces militants qui se démènent sans compter des « intermédiaires du quotidien » dont l’engagement concret rappelle que l’entraide, la solidarité sont au coeur des pratiques populaires mexicaines. Hélène Combes nous offre avec ce livre très riche un portrait chaleureux de militants de terrain, porté par l’espoir d’un avenir meilleur et la conviction que ce sont tout autant les têtes que les coeurs qu’il faut embarquer dans le combat politique.

Notes
1. En 2024, l’ancienne maire de Mexico Claudia Scheibaum lui a succédé. Comme lui, elle était membre du MORENA (Mouvement de régénération nationale).
2. A ma connaissance, le président Pena Nieto, qui a précédé Lopez Obrador à la présidence, coule des jours heureux en Espagne, ce qui le met à l’abri de la justice mexicaine qui l’accuse d’enrichissement illicite et autres peccadilles...

dimanche, novembre 3 2024

Le temps des révoltes

Anne Steiner, Le temps des révoltes – Une histoire en cartes postales des luttes sociales à la Belle Epoque, L'Echappée, 2024.


En 2015, les Editions de l’Echappée publiait Le temps des révoltes, livre écrit par Anne Steiner. Neuf ans plus tard, ce livre est de nouveau accessible au public dans une version augmentée de deux chapitres.
Outre les quais de Nantes marqués par la grève des dockers en 1907, les corons du Nord, le Languedoc en ébullition, ou encore Chambon-Feugerolles dans le pays stéphanois, l’autrice nous entraîne à Draveil, en 1908, et à Méru dans l’Oise, un an plus tard. Le livre comprend onze chapitres, richement illustrés, nous plongeant avec bonheur dans une décennie d’insubordination ouvrière au temps d’une CGT dominée par le syndicalisme révolutionnaire.

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Certaines grèves sont connues. C’est le cas de la révolte des mineurs du Nord en 1906, conséquence du coup de grisou meurtrier ayant frappé la ville de Courrières. Un déploiement militaire important sera nécessaire pour ramener le calme dans les corons, alors qu’un boutefeu libertaire, Benoît Broutchoux, fait vaciller le syndicat tenu le très réformiste Emile Basly. Anne Steiner ne pouvait passer sous silence la révolte des viticulteurs du sud-ouest en 1907 qui victimes tout autant du phylloxéra que de la concurrence des vins d'Algérie, d'Espagne et d'Italie mettent sens dessus-dessous le Languedoc, au grand dam de Georges Clemenceau alias Le Tigre, alias « le premier flic de France », furieux que des fantassins aient refusé de tirer sur les viticulteurs en colère !
Connue également la grève des terrassiers-carriers de Draveil et Villeneuve-saint-Georges de 1908. Conflit remarquable où le fait de revendiquer des salaires et des conditions de travail convenables se paient d’une dizaine de morts et de centaines de blessés, mais conflit dont on a surtout retenu qu’il avait eu pour conséquence de décapiter la CGT syndicaliste-révolutionnaire, sa direction étant jeté en prison suffisamment longtemps pour permettre à la tendance réformiste de prendre la main et d’infléchir la politique confédérale.

Moins connue en revanche la grève des dockers nantais de 19071, marquée par la mort par balle d’un ouvrier par un gendarme, des arrestations à foison pour entraves à la liberté du travail, et la venue à Nantes de deux figures du syndicalisme révolutionnaire : Georges Yvetot alias Le Bouledogue, tribun anarchiste de premier plan, et Charles Marck, docker havrais, responsable de la fédération nationale des dockers, tout aussi radical dans ses propos. Yvetot et Marck qui finiront en prison, comme il se doit car pour le pouvoir central, il faut briser par la répression ces syndicalistes qui défient l’ordre social et politique.
Méconnue la révolte au parfum de jacquerie des ouvriers serruriers picards qui, en 1906, incendient la demeure d'un de leurs patrons. Là encore, le gouvernement a recours à la troupe pour ramener l’ordre. Qui se souvient de ces boutonniers de l’Oise qui, à Méru, au printemps 1909, cessent de travailler la nacre pour protester contre une baisse de 25 % de leur salaire. Comme à Nantes, des soupes communistes sont mises en place, on défile dans les rues, on subit la répression… et on finit par rentrer tête basse au turbin. Je ne connaissais pas plus les violents affrontements qui secouèrent Raon L'Etape, ville des Vosges où à l'été 1907, la colère ouvrière se fait émeute, les drapeaux noirs flottent au vent et des barricades sont érigées, tel un joli pied-de-nez, rue Adolphe-Thiers, Thiers le Versaillais.

Pour faire revivre pleinement ces événements, Anne Steiner s'est appuyée sur une riche collection de cartes postales à caractère politique et social, dont la Belle Epoque fut l'âge d'or. Elle souligne avec raison, en introduction, l'intérêt de ces cartes postales car, « au-delà des seuls grévistes, c'est en effet toute une population impliquée dans ces conflits sociaux qui se donne à voir. » La grève n’oppose pas grévistes et patrons, mais tout un monde ouvrier (travailleurs, conjoints, enfants) qui se bat, affiche et affirme sa solidarité. Ce livre passionnant nous rappelle qu'il y a un siècle de cela le syndicalisme n'était pas une affaire de spécialistes et de bureaucrates…

1. Sur cette grève, je vous renvoie au livre de Samuel Guicheteau, Manuella Noyer et moi-même : Dockers, une histoire nantaise : travailler et lutter sur les quais (XVIe-XXe siècle), Editions du Centre d'histoire du travail, 2023. Livre préfacé par l'historien John Barzman dont le travail sur les dockers nantais devrait paraître sous peu...

vendredi, novembre 1 2024

Mes lectures d'octobre 2024

OCTOBRE 2024
CIRA (sous la direction de), Refuser de parvenir, Nada, 2024.
Célestin Bouglé, La sociologie de Proudhon, OpenCulture, 2024 (1908).
Patrice Rolland, Georges Sorel. Le prolétariat dans la démocratie, Kimé, 2024.
Michel Feher, Producteurs et parasites. L'imaginaire si désirable du Rassemblement national, La Découverte, 2024.
Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Fayard, 2016 (1972).
Amandine Barb et Denis Lacorne (sldd), Les politiques du blasphème, Karthala, 2018.

mercredi, octobre 30 2024

"Paysan", ce que cache ce mot

Edouard Morena, Paysan, Anamosa, 2024.

Le paysan est un taiseux qui n’en pense pas moins. Le paysan est un plouc arriéré, avare et cupide, sensible aux discours réactionnaires ou populistes. Le paysan, parce qu’enraciné, porte en lui la vérité de la Nation… Le paysan est ceci et cela.

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Avec Paysan publié par Anamosa dans sa collection Le mot est faible, l’historien Edouard Morena nous rappelle que « les sens communément attribués au mot paysan traversent l’histoire et les clivages politiques ». C’est un « mot fourre-tout » qui désigne aussi bien celui qui gratte la terre pour en tirer un modeste revenu que le céréalier cossu employeur de main-d’oeuvre. Au 19e siècle dans une France en phase d’industrialisation mais encore rurale et agricole, les élites monarchistes, républicaines, socialistes développèrent toute une rhétorique susceptible de leur attirer les suffrages des cul-terreux, pécores, croquants et autres pedzouilles. Pour les premières, le paysan incarne la France éternelle, pieuse, laborieuse et respectueuse des hiérarchies naturelles ; il est le socle sur lequel bâtir son hégémonie politique. Pour les secondes, il faut enraciner l’idéal républicain dans les caboches rurales, autrement dit ne pas les effrayer avec un discours collectiviste et anticlérical. Pour les troisièmes, il faut convertir le paysan individualiste, attaché à la propriété de la terre au socialisme et à ses promesses de félicités.

Alors, on le pare de toutes les qualités, notamment à droite. Le paysan a du bon sens et il est vertueux. Il est authentique et attaché aux traditions évidemment immémoriales. Sa culture est folklore. Il a le sens de la famille et il a le respect des aînés. Il est le vrai peuple de France, bien plus que la canaille rouge prolétarienne des villes. Et puis, cette terre qu’il travaille du matin au soir, n’est pas seulement la terre qui peut l’enrichir, elle est une portion du territoire national que tout homme doit défendre. Le paysan incarne également la méritocratie car sa réussite ne tient qu’à lui, qu’à sa capacité à s’élever dans l’échelle sociale grâce au labeur. Discours politiques, romans, publicités, peintures, musées, études ethnologiques… le paysan est célébré, et le bouseux ennemi du progrès est mis de côté.

Discours d’hier, discours d’aujourd’hui. La France n’est plus un pays de paysans. Ils étaient des millions, ils ne sont plus que quelques centaines de milliers. Lors des Trente-Glorieuses, les chercheurs annonçaient déjà sa mort et celle de la « civilisation » dont ils étaient porteurs. Mais à chaque Salon de l’agriculture, on sent bien que le monde agricole a un poids symbolique et politique bien plus important que sa force numérique ne peut le laisser entendre.
Dans les années 1970, la gauche radicale redécouvre le « paysan », figure de la résistance à l’agro-business, figure écologiste ennemie du productivisme et de la chimie, figure potentiellement révolutionnaire pouvant prendre la relève d’un prolétariat accablé, frappé de plein fouet par la désindustrialisation.

A raison, l’auteur souligne que « le mot paysan obscurcit les différences, les tensions et les rapports de domination qui traversent, et qui ont historiquement traversé, la population agricole ». Parce qu’il est « sans valeur analytique », Il nous invite à abandonner le mot qui « obscurcit plutôt qu’il n’illumine »

mardi, octobre 22 2024

Bookchin et les anarchistes espagnols

Murray Bookchin, Les anarchistes espagnols. Les années héroïques (1868-1936), Lux, 2023.

En 1977 paraissait en anglais Les anarchistes espagnols (1868-1936). Un demi-siècle plus tard, les éditions Lux nous permettent de découvrir cet écrit de Murray Bookchin, décédé en 2006, une des personnalités importantes de la gauche radicale américaine, libertaire, écologiste dont les écrits sur le municipalisme ont trouvé des oreilles attentives du côté du Kurdistan1.

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Murray Bookchin fait partie, tout comme son cadet Noam Chomsky, de cette jeunesse juive américaine qui s’est politisée durant les tumultueuses années 1930, et c’est la guerre civile espagnole qui a entamé la confiance qu’il accordait alors à l’URSS, l’amenant à rompre avec le stalinisme triomphant de l’époque. A la fin des années 1960, Bookchin a commencé à travailler à ce livre nous menant de la création à la fin des années 1860 d’une section de la Première Internationale outre-Pyrénées au soulèvement franquiste et à la riposte ouvrière de l’été 19362.
Pour se faire, il n’a pas travaillé sur archives mais s’est appuyé sur une très volumineuse bibliographie et le recueil d’interviews d’acteurs de l’époque. Avec une belle plume, Bookchin rend ainsi hommage au prolétariat espagnol, à sa capacité à se réinventer après chaque vague répressive, mais c’est aussi une façon pour lui de défendre un anarchisme prolétarien confronté à la contre-culture post-68 en pleine dégénérescence qu’il combattait alors au sein de la gauche radicale américaine3. Il insiste d’ailleurs beaucoup sur l’ascétisme des libertaires ibériques, leur « credo éthique sévère, fondé sur le devoir, la responsabilité de travailler et le mépris des plaisirs de la chair », conséquence d’une « époque marquée par la rareté matérielle » pour le prolétariat.

L’Espagne d’alors est un pays déchiré entre monarchistes et républicains, calotins et anticléricaux, réactionnaires et libéraux, centralistes et fédéralistes qui tous recherchent le pouvoir en se servant des classes populaires comme marchepied ; une monarchie à bout de souffle qui s’appuie sur l’armée pour mettre au pas ouvriers et paysans. L’Espagne est une terre de misère et de peu de droits. C’est dans ce contexte hostile où le revolver, l’exil sont une condition de la survie que le mouvement ouvrier, de toutes tendances, se meut.
Nous sommes ici très loin du récit hagiographique. Bookchin ne cache rien des conflits très âpres qui ont parcouru, durant ces décennies, un mouvement libertaire et anarcho-syndicaliste espagnol très divisé, des difficultés qu’il a rencontrées pour s’affirmer au-delà de ses places fortes catalane et madrilène. Il souligne sa capacité jamais démentie de s’organiser et de se réorganiser en explorant des formes nouvelles afin d’échapper à la répression, de nouer parfois des alliances avec d’autres forces syndicalo-politiques, et de partir à l’assaut du ciel avec l’idéalisme comme boussole4 : « Si les anarcho-syndicalistes n’arrivaient pas à faire triompher la révolution, ils savaient en tout cas comment entretenir la fièvre révolutionnaire5 ».

Pour le Murray Bookchin de 1977, s’intéresser à l’anarchisme espagnol était aussi une façon d’appeler la « gauche contemporaine (à) renouer avec un socialisme éthique ». Comme l’a écrit Georges Orwell, rescapé de la guerre d’Espagne, « Si les hommes s'épuisent dans des luttes politiques déchirantes, se font tuer dans des guerres civiles ou torturer dans les prisons secrètes de la Gestapo, ce n'est pas afin de mettre en place un paradis avec chauffage central, air conditionné et éclairage (...) mais parce qu'ils veulent un monde dans lequel les hommes s'aiment les uns les autres au lieu de s'escroquer et de se tuer les uns les autres. »

Version audio disponible

Notes
1 Pierre Crétois et Edouard Jourdain (sldd), La démocratie sous les bombes. Syrie-Le Rojava entre idéalisation et répression, Le Bord de l’eau, 2022.
2 Murray Bookchin a abandonné l’idée d’écrire un second volume sur la guerre civile, considérant que la CNT-FAI «  a connencé à s’éloigner de ses principes à partir de la fin de l’été 1936 ».
3 Murray Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Ecosociété, 1993, pp. 204-221.
4 Lire à ce sujet Ignacio Diaz, Asturies 1934. Une révolution sans chefs, Smolny…, 2021.
5 Ces mots sont de Gerald Brenan, auteur du Labyrinthe espagnol. Origines sociales et politiques de la guerre civile, Champ libre, 1984.

dimanche, octobre 13 2024

Etre marchand au Moyen Age

Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen Age. Une double biographie XIV-XVe siècle, CNRS Editions, 2023.

A ma gauche, Bertrand Rocafort. A ma droite… Bertrand Rocafort. Des homonymes, deux marchands, des contemporains, résidant dans la même ville (Marseille), insérés dans les mêmes réseaux de notabilité. Ils sont au coeur du livre de Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen Age. Une double biographie, publié par CNRS Editions. Deux homonymes donc, que seule une particule parfois distingue.

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Bertrand Rocafort est né à Hyères. Fils d’un charpentier, il a commencé sa carrière comme notaire puis s’est mis dans les affaires commerciales et immobilières à la fin du 14e siècle profitant du dynamisme du port de sa localité. C’est un lettré qui maîtrise aussi bien le latin que la comptabilité, et c’est, nous dit l’autrice, un « self-made-man » qui a su saisir les opportunités qui se présentent pour s’enrichir, se notabiliser et gagner Marseille et ses promesses de félicité pécuniaire.

Bertrand de Rocafort est natif de Marseille où sa famille, qui fait partie de la noblesse locale, tire ses ressources autant des rentes liées à la terre qu’à ses activités dans l’immobilier et le commerce, celui de la draperie comme du corail. Bertrand entre en politique au début des années 1380, s’occupant de gérer les affaires de la ville : là encore, la maîtrise de la comptabilité est fondamentale, et « les villes gouvernées par la marchandise sont de celles où la comptabilité communale est tenue avec le plus de rigueur1 ». Bertrand le Hyérois est en ascension sociale tandis que Bertrand le Marseillais consolide la situation familiale. Aucun d’eux ne fait partie de la caste des marchands aventuriers : leur domaine, c’est leur ville, et non l’Orient et ses épices par exemple.

Laure-Hélène Gouffran le rappelle, « l’influence politique constitue un capital social qui se transmet de génération en génération au même titre que le nom et la richesse ». Nos deux Bertrand font donc partie de ces élites urbaines médiévales qui nouent entre elles des relations aussi foisonnantes que fructueuses, notamment par des alliances matrimoniales. Le développement des relations amicales joue un rôle fondamental au Moyen Age : dans un monde incertain, politiquement comme économiquement, où pour faire des affaires, ces hommes et femmes ont besoin d’emprunter ou de prêter de l’argent2, « L’ami est un allié, un témoin, un garant de la moralité et de la bona fama », autrement dit de la bonne réputation ; une bonne réputation indispensable par ailleurs pour le salut de son âme et celui de sa lignée. Les marchands marseillais qui se sont enrichis et parfois font la démonstration de leur aisance financière soutiennent financièrement les ordres mendiants qui incarnent la pauvreté volontaire et vivent de la charité publique ; des ordres mendiants qui savent frapper aux bonnes portes pour financer leurs activités charitables. Cynisme des marchands ? Non, « les hommes impliqués dans les affaires commerciales et politiques sont traversés d’une tension permanente entre le gain individuel – auquel chaque commerçant doit tendre – et le souci de la communauté et du bien de tous que l’on attend d’eux ». Pour comprendre les élites urbaines, il faut « émanciper les marchands de leur seule pratique marchande », et les considérer comme des « individus aux identités plurielles » chez qui « la recherche du gain ne constitue pas forcément l’élément primordial de leur identité. »

Notes
1. Jean Favier, De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen âge, Fayard, 1987, p. 363.
2. Sur l’usure et la société médiévale, lire Jacques Le Goff, La bourse et la vie - Economie et religion au Moyen âge, Hachette, 1986.

dimanche, octobre 6 2024

La Nouvelle droite et le nazisme

Stéphane François, La Nouvelle Droite et le nazisme, une histoire sans fin. Révolution conservatrice allemande, national-socialisme et alt-right, Le Bord de l’eau, 2023.

Avec son livre, La Nouvelle droite et le nazisme. Une histoire sans fin, publié par Le Bord de l’eau Editions, le politiste Stéphane François revisite les évolutions doctrinales et les stratégies d’euphémisation de l’extrême-droite.

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La Nouvelle Droite1 a émergé à la fin des années 1960. L’un des fondateurs l’a défini comme une « fédération instable de parcours individuels plus ou moins erratiques », ce qui en dit long à la fois sur l’absence d’homogénéité de cette mouvance, et sur le poids des individualités (et donc des rivalités personnelles) dans son développement. Hétérogénéité donc mais aussi points de convergence comme le refus de l’américanisation du monde (la civilisation américaine incarnant la vulgarité, le fastfood et le matérialisme), du métissage, et la défense d’une civilisation et d’une race européennes qui auraient traversé 5000 ans d’histoire.

Parmi les influences intellectuelles de cette nébuleuse, il y a la « révolution conservatrice allemande »2 avec son romantisme, son refus de l’intellectualisme et du modernisme, son tropisme xénophobe et son paganisme, son culte de la nature et du peuple ; non du peuple démocratique, mais d’un peuple-race fantasmé, enraciné, dans sa terre et dans sa communauté. Hitler a baigné dans cette atmosphère qui a nourri son national-socialisme, tout comme il fut marqué par le système ségrégationniste américain3, mais, Shoah oblige, il valait mieux pour la Nouvelle Droite se réclamer d’intellectuels comme Mohler, Nietzsche ou Schmitt que du moustachu autrichien génocidaire, et travestir son racisme pathologique en ethnodifférentialisme, au nom du droit à la différence et en défense du polygénisme qui considère qu’il « existerait des races humaines ayant leur propre genèse » et donc un patrimoine génétique à préserver de toute altération. « Les vieux discours n’ont pas disparu, ils ont juste muté » écrit Stéphane François.

Nous pourrions rire de ces théories fumeuses si elles ne connaissaient pas une seconde jeunesse, notamment aux Etats-Unis avec ce que l’on appelle l’Alt-right. Une alt-right qui dispose de relais puissants au sein de l’université américaine où elle peut y défendre ses thèses racistes ou racialistes. Une alt-right peuplée de suprémacistes blancs, racistes, antisémites, complotistes, païens, fondamentalistes, survivalistes, séparatistes, néonazis… à laquelle Donald Trump fait les yeux doux à l’occasion ; mais l’extrême-droite française n’est pas en reste et, du RN à Reconquête, elle maintient des liens forts avec la Nouvelle Droite si difficilement dédiabolisable puisqu’accusée de recycler les thématiques nazies « sous couvert de références respectables manipulées et de formulations édulcorées ». Une alt-right avec laquelle la Nouvelle Droite européenne, malgré un anti-américanisme jamais démenti, entretient des relations soutenues depuis longtemps puisque les thèses des uns et des autres sont traduites, diffusées et discutées des deux côtés de l’Atlantique.

Que peut-il sortir de ces échanges entre obsédés paranoïaques de l’identité4 ? Rien de bon si nous leur laissons gagner la bataille culturelle et la guerre des imaginaires5.

Notes
1. Par « Nouvelle droite », l’auteur entend les membres et collaborateurs de deux structures : le Club de l’Horloge et le GRECE (Groupement de recherches et d’études de la civilisation européenne).
2. George Mosse, Les racines intellectuelles du Troisième Reich : la crise de l'idéologie allemande, Paris, Calmann-Lévy, 2006 ; Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.
3. James Q. Whitman, Le modèle américain d'Hitler. Comment les lois raciales américaines inspirèrent les nazis, Colin, 2018.
4. Régis Meyran, Obsessions identitaires, Textuel, 2022.
5. Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Fayard, 1996.

mercredi, octobre 2 2024

L'Algérie sous séquestre

Didier Guignard, 1871. L’Algérie sous séquestre, CNRS Editions, 2023.

Alors qu’à Paris, la jeune Troisième République massacre les insurgés de la Commune sous le regard intéressé du chancelier Bismarck, en Algérie, l’armée réprime les Kabyles révoltés. Avec 1871. L’Algérie sous séquestre, Didier Guignard ne s’intéresse pas à l’insurrection et à sa répression, mais à une mesure exceptionnelle prise par le gouvernement français : châtier les Kabyles, impliqués ou pas dans la révolte, en accaparant leurs terres et en leur imposant des amendes extrêmement lourdes.

Guignard.jpegComme la prise des biens appartenant aux révoltés ne garantit nullement que l’État va mettre la main sur des terres intéressantes pour la colonisation, il est plus pertinent de punir tout le monde. Aux séquestres nominatifs touchant les réfractaires, la puissance coloniale y ajoutent donc des séquestres collectifs. L’occasion a donc fait le larron. Cette mesure, prise en urgence et portée davantage par les colons que par le pouvoir central, donne une nouvelle impulsion au projet colonial en « libérant » des terres de leurs usagers locaux. Ce sont près d’un million de colonisés qui sont victimes de cette politique, et un demi-million d’hectares qui changent de propriétaires, alors que Paris n’en attendait que 100 000 pour les futurs colons.
Mais la volonté de vengeance se heurte rapidement à l’impossibilité de mettre en œuvre cette politique brutale dont les conséquences sociales peuvent être dévastatrices : outre la chute des recettes fiscales, la misère, le banditisme et les risques de nouvelle révolte. Pensant se sortir d’affaire, les autorités jugent alors plus judicieux de négocier avec les autorités villageoises… qui ne sont guère en position de force : 20 % des terres appartenant aux tribus sont séquestrées, et d’autres terres intéressant les colons leur sont achetées à vil prix.

La région kabyle des Issers, à l’est d’Alger, fut particulièrement frappée par cette punition collective. En s’y intéressant, l’auteur « modifie radicalement notre compréhension » de cette crise, en soulignant que cette séquestration fut en réalité un « processus long et fastidieux », la puissance coloniale devant affronter des populations rurales profondément attachées à leur lieu de vie et de travail. Long et fastidieux car la brutalité coloniale et libérale se heurte à son propre droit qui protège la propriété privée. La commission mise en place pour organiser le séquestre se heurte aux us et coutumes locales, au droit d’usage comme de propriété, en somme au droit foncier kabyle, mais aussi aux divergences quant à l’appréciation de la qualité et l’utilité des terres à séquestrer. Les conséquences de cette politique ? « La privation des ressources foncières et numéraires est évidemment dramatique dans une économie de subsistance » nous dit l’auteur, mais cela ne se traduit pas par un exode rural massif comme on l’a longtemps pensé, mais plutôt par l’émergence d’un prolétariat rural, les anciens fermiers ou petits propriétaires les plus chanceux devenant les ouvriers agricoles ou métayers des nouveaux possédants, provoquant des tensions au sein des communautés rurales précarisées. Les colons européens qui s’installent sur les anciennes terres tribales sont conscients, écrit l’auteur, qu’ils vivent entourés d’« autochtones toujours pauvres ou appauvris, n’ayant rien oublié des violences passées » ; des autochtones, qui loin d’être des victimes accablées de la violence coloniale, lui résistèrent de mille façons pendant des décennies.

lundi, septembre 30 2024

Mes lectures de septembre 2024

Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, CNRS Edtions, 2024.
Rachad Antonius, La conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, Ecosociété, 2024.
Enzo Traverso, Gaza devant l'Histoire, Lux, 2024.
Edouard Morena, Paysan, Anamosa, 2024.
Rosa-Maria Gelpi et François Julien-Labruyère, Histoire du crédit à la consommation. Doctrines et pratiques, La Découverte, 1994.

vendredi, septembre 20 2024

Marx écologiste ?

John Bellamy Foster, Marx écologiste, Editions Amsterdam, 2024.

C’est une facette fort peu connue de Karl Marx que le sociologue John Bellamy Foster se propose de nous faire découvrir avec son livre « Marx écologiste » publié par les Editions Amsterdam, compilation de cinq textes pour l’essentiel écrits en 2009.

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Pour certains, la cause est entendue : Marx ne s’intéressait pas à la « nature » et aux écosystèmes. Profondément anthropocentriste, technophile et productiviste, il plaidait pour que le prolétariat s’empare de l’appareil technique, productif capitaliste et s’en serve, sans le questionner, pour construire le socialisme ; d’ailleurs Staline et Mao se sont glissés dans ses pas pour faire de l’URSS et de la Chine les puissances industrielles que l’on connaît. D’autres pondèrent : faire de Marx un écologiste avant l’heure est osé, même si on peut trouver ça-et-là dans ses œuvres des réflexions qui laissent penser que l’impact du capitalisme sur la nature ne le laissèrent pas indifférent. Pour John Bellamy Foster, au contraire, « Marx était profondément conscient des risques inhérents à la dégradation écologique » et, avec Engels, il n’a jamais « cessé de penser ensemble l’histoire naturelle et l’histoire humaine », de prendre en compte « l’interaction complexe entre la société humaine et la nature ».

Marx serait donc écologiste ? Je laisse les marxistes, marxiens et autres marxologues en débattre doctement1, même si, selon Foster, « plus personne à gauche » ne soutient que Marx défendait « une conception prométhéenne du progrès » où l’homme se devait de dominer le monde et de le soumettre à sa volonté, à sa toute-puissance.
Marx a été marqué par les travaux du chimiste Charles Liebig sur l’agriculture intensive britannique. La hausse de la productivité agricole se payait d’un appauvrissement des sols, qu’il a fallu compenser par un recours massif aux engrais naturels comme le guano dont l’importation a explosé au milieu du 19e siècle, puis aux engrais chimiques comme les « superphosphates ». Pour Liebig, le capitalisme pillait et épuisait la terre de la même façon qu’il exploitait les travailleurs : « tout système d’agriculture fondé sur la spoliation de la terre, a-t-il écrit, mène à la pauvreté ». Marx parle alors de rupture métabolique pour « saisir l’aliénation matérielle des êtres humains vis-à-vis des conditions naturelles de leur existence dans le capitalisme ».

Foster soutient que dès lors Marx et Engels ont considéré que l’homme n’était pas le centre de l’univers, et que la terre devait être considérée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, autrement dit il fallait la préserver pour les générations suivantes ; plus même, Marx et Engels ont soutenu que « la nature et la société humaine ont coévolué à travers un processus complexe de dépendance mutuelle » : « Les faits, écrit Engels, nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature. »
Pour John Bellamy Foster, l’écologie marxiste a une histoire, et il est temps que l’on s’en saisisse, confrontés comme nous le sommes à l’urgence écologique planétaire. Car ce n’est pas le capitalisme vert qui nous sauvera de la dévastation.


Note 1 : Pour une approche moins « idolâtre », lire Michaël Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Editions Mille-et-une nuits, 2011.

lundi, septembre 2 2024

Une agriculture sans agriculteurs

François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. La révolution indicible, Presses de SciencesPo, 2022.

Il y a soixante ans, des chercheurs nous annonçaient une France sans paysans, « l’inévitable réduction de la population agricole » et la généralisation de « l’entreprise agricole à forme capitaliste classique » conséquence de la disparition de la petite exploitation1. Et dix ans plus tôt, Henri Mendras soulignait que la modernisation de l’agriculture remettait « en question les fondements de la société paysanne traditionnelle, la personnalité sociale des paysans et leur vision du monde. Il ne s’agit pas d’un simple problème d’investissement ou d’éducation, mais du remplacement d’une civilisation par une autre »2. Aujourd'hui, deux sociologues, François Purseigle et Bertrand Hervieu, nous parlent d'Une Agriculture sans agriculteurs dans leur dernier livre publié par les Presses de SciencesPo. Avouons-le, le titre est intrigant, mais il traduit bien ce que la révolution agricole actuelle fait à notre perception d’un monde appelé jadis paysan, qui a toujours été diversifié selon les territoires et les productions.

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L’intérêt que la société porte aux questions agricoles, des pesticides aux mégabassines, est inversement proportionnel au nombre d’agriculteurs que compte encore le pays. L’agriculteur-type est un homme vieillissant qui se fait rare, célibataire ou dont l’épouse gagne son pain à l’extérieur, travaillant seul ou entouré de salariés, et, pour une part non négligeable, tire le diable par la queue. Avec les évolutions technologiques, le travail est devenu plus technique (d’où le recours à la sous-traitance), les exploitations se sont agrandies (par rachat des victimes du système), tout comme se sont accrus l’endettement et la dépendance aux aides publiques. On compte autant de moyennes et grandes exploitations que de micro et petites fermes. De cette « pluralisation des modèles d’exploitation » retenons l’agriculture de firme qui, avec ses mille vaches, ses milliers de salariés et l’étendue de ses activités, est devenue un acteur central de l’agriculture productiviste nationale ; et le profil de l’actuel président de la FNSEA est à son image.

Le monde rural n’est plus un monde paysan où règnent le coq matinal et la chasse du dimanche, d’où des problèmes de coexistence avec des personnes « porteuses de visions différentes et divergentes de la gestion de ces espaces ».
Le monde, ou plutôt les mondes agricoles sont en crise. Crise identitaire profonde, crise de vocations et crise de perspectives. Les auteurs l’affirment avec raison : « les agriculteurs se trouvent en panne de projet collectif », ce qu’illustre la fragmentation du syndicalisme paysan3.

Paysan ? Est-ce d’ailleurs le bon terme ? Pour comprendre le monde agricole qui advient, Hervieu et Purseigle, très pragmatiques, écrivent qu’il « faudra parvenir à nommer précisément les producteurs agricoles dans leur diversité et à considérer leurs capacités plurielles à prendre part à cette histoire »4. Mais une « coexistence pacifique » entre ces différents modèles est-elle possible, voire même souhaitable, à la fois pour les écosystèmes, les agriculteurs et les consommateurs ?

Notes
1. Servolin, Gervais, Weil, Une France sans paysans, Seuil, 1965.
2. Henri Mendras, Les paysans et la modernisation de l’agriculture, CNRS, Paris, 1958.
3. Historiquement, cette fragmentation a un demi-siècle avec l’émergence notamment d’une gauche paysanne (les paysans-travailleurs). Aujourd’hui la droitière Coordination rurale est aussi forte électoralement que la Confédération paysanne.
4. Je vous renvoie à la lecture des Cahiers français n°431 (01/2023, L’agriculture à l’heure des choix).

dimanche, septembre 1 2024

Mes lectures de l'été 2024

John Bellamy Foster, Marx écologiste, Ed. Amsterdam, 2024.
Murray Bookchin, Les anarchistes espagnols. Les années héroïques (1868-1936), Lux, 2023.
Christian Le Bart, La politique à l'envers. Essai sur le déclin de l'autonomie du champ politique, CNRS Editions, 2024.
Elsa Dorlin (sldd), Guadeloupe Mai 67. Massacrer er laisser mourir, Libertalia, 2023.
Alternatives Sud, Dissidences dans la "nouvelle" Inde, Centre Tricontinental, 2024.
Jacquot/Monier/Paindorge/Paye (sldd), Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure, Presses universitaires de Grenoble, 2023.
Michaël Löwy, Ecosocialisme. L'alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Mille-et-une nuits, 2011.
Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation, Gallimard, 1997.
Mikhaïl Boulgakov, Coeur de chien, Le Livre de poche, 1999.
Pierre Hazan, La Guerre des six jours. La victoire empoisonnée, Editions Complexe, 1989.
Jean Bouvier, Les Rothschild. HIstoire d'un capitalisme familial, Editions Complexe, 1992.
Dominique Lecourt, L'avenir du progrès. Entretien avec Philippe Petit, Textuel, 1997.
Christian Baechler, L'Allemagne de Weimar 1919-1933, Fayard, 2007.
Jean Rabaut, Tout est possible ! Les gauchistes français, 1929-1944, Libertalia, 2018.
François Guihéneuf, Bernard Lambert, héraut paysan (1931-1984), HAL, 2019.
Gilles Manceron, Marianne et les colonies. Une introduction à l'histoire coloniale de la France, La Découverte, 2003.
Barbara Ehrenreich, L'Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant, Grasset, 2004.
Louis Janover, La Démocratie comme science-fiction de la politique, Sulliver, 2007.
Maxime Rodinson, De Pythagore à Lénine. Des activismes idéologiques, Fayard, 1993.

mardi, juillet 9 2024

Mes lectures de juin 2024

Brigitte Stora, L'antisémitisme, un meurtre intime, Le Bord de l'eau, 2024.
Alternatives Sud, BRICS+. Une alternative pour le sud global, Centre tricontinental, 2024.
Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023. --- Ma chronique
Annie Kriegel, Le pain et les roses. Jalons pour une histoire des socialismes, 10/18, 1968.
Philippe Burrin, Hitler et les Juifs. Genèse d'un génocide, Seuil, 1989.
Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, La Découverte, 1999.
Manuel Azana, Causes de la guerre d'Espagne, PUR, 1999.
Vincent Duclert, Jaurès 1859-1914. La politique et la légende, Autrement, 2013.

lundi, juin 10 2024

La CNT et la transition démocratique

Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023.

Sur la couverture, une foule immense, une forêt de drapeaux noirs et deux visages adolescents heureux d’être là. Nous sommes à Barcelone, en juillet 1977, 150 000 personnes fêtent le retour au premier plan de l’anarcho-syndicalisme et de l’organisation qui l’incarne : la CNT. Deux ans plus tard, dans le brouhaha et le tumulte, la CNT implose, et avec elle, l’espoir d’un avenir sans Dieu, ni maître. Avec La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole, l’historien Arnaud Dolidier fait revivre cette poignée d’années qui condamnèrent l’anarchisme ibérique à la marginalité.

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Comment expliquer qu’en si peu de temps l’on soit passé de l’espoir à la désillusion ? Certains ont défendu l’idée que l’anarcho-syndicalisme, comme projet et pratiques, était condamné par l’Histoire en train de se faire : l’Espagne de 1976 n’est plus celle de l’été 1936 ; et l’on ne se bat pas avec les mêmes armes face à une démocratie bourgeoise qui met en avant le dialogue social raisonné ou une dictature. D’autres ont souligné le rôle de la répression étatique, et l’auteur insiste beaucoup sur la volonté de l’État espagnol de criminaliser la CNT, réactivant le mythe de l’anarchiste-voyou et poseur de bombes, figure intolérable à l’ordre de la démocratisation. D’autres encore ont vu dans cette implosion la conséquence d’un conflit interne au mouvement libertaire, conflit générationnel entre vieille garde de 1936 marquée par l’exil et jeunes pousses antifranquistes : les premiers restant accrochés à la centralité ouvrière et à la discipline organisationnelle quand les seconds, nourris à la contre-culture, souhaitent que l’organisation prennent en compte toutes les luttes sociales ; ce sont deux univers qui se font face et ne parlent pas la même langue. La CNT mêlent ainsi vieux et jeunes, orthodoxes et rénovateurs, gardiens du temple, anarchistes pur sucre et libertaires marxisants...
Tout cela n’est pas faux évidemment, mais Arnaud Dolidier nous invite à reconsidérer également la place de l’assembléisme dans le développement dudit conflit.

Résumons. Dans les années 1960, pour contourner le syndicat unique franquiste, les ouvriers ont fait de l’assemblée leur « espace souverain et décisionnel des luttes » en créant des commissions ouvrières. Mais à l’heure de la transition démocratique, les animateurs de ces commissions, communistes ou chrétiens, décident d’encadrer cette autonomie ouvrière trop radicale dans ses pratiques et ses aspirations au changement. La paix sociale doit accompagner la transition démocratique et éviter un éventuel coup d’Etat. Seuls les secteurs radicaux, dont les libertaires, vont s’en faire alors les défenseurs, condamnant ainsi la bureaucratisation du syndicalisme espagnol. Cependant l’assembléisme comme « nouvelle culture de classe » a interrogé également la place de la CNT dans le combat social. Pour l’auteur, « le monde ouvrier et les mobilisations populaires étaient traversés par de nouvelles pratiques et de nouveaux discours qui ont rejailli dans le mouvement libertaire », et celui-ci s’est révélé incapable de débattre sereinement et de produire une « synthèse cohérente », autrement dit, pour employer les mots de l’anarchiste italien Camilo Berneri un demi-siècle plus tôt, il fut incapable de produire « un anarchisme critique qui ne se contente pas des vérités acquises, des formules simplistes, un anarchisme qui soit à la fois idéaliste et en même temps réaliste, bref un anarchisme qui greffe des vérités nouvelles sur le tronc des vérités fondamentales, tout en sachant tailler ses vieilles branches ».

mardi, juin 4 2024

Eduardo Galeano et le monde à l'envers

Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Lux, 2023.


De feu Eduardo Galeano, je ne connaissais que Les veines ouvertes de l’Amérique latine, livre sorti en 1971 et longtemps interdit dans certains pays d’Amérique du sud tant sa critique de l’impérialisme, des multinationales et de leurs relais locaux déplaisaient aux gouvernements en place. Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers est sorti en 1998 en espagnol et en 2003 en français. Les éditions Lux viennent de le rendre de nouveau accessible au public francophone. Et tant mieux !

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« A l’école du monde à l’envers, écrit l’essayiste uruguayen, le plomb apprend à flotter, le bouchon à couler, les vipères à voler et les nuages à ramper le long des chemins ». L’école du monde à l’envers justifie les inégalités sociales et l’incarcération des pauvres, célèbre le « banditisme financier » et le saccage de la planète : « le monde à l’envers nous apprend à subir la réalité au lieu de la changer, à oublier le passé au lieu de l’écouter et à accepter l’avenir au lieu de l’imaginer ».

Depuis son laboratoire latino-américain, Eduardo Galeano disséquait le monde, les gamins sniffeurs de colle et courant les rues comme ceux qui s’épuisent dans les ateliers de la sueur pour garnir de marchandises nos magasins vendeurs de rêves. Monde pourri par le sexisme et le racisme, un monde dans lequel la prison, comme lieu de relégation et non de rédemption, occupe une place centrale : « Le pouvoir coupe et recoupe la mauvaise herbe, mais il ne peut pas attaquer la racine sans attenter à sa propre vie ». C’est pour cela que la peur est devenue « la matière première des industries prospères de la sécurité privée et du contrôle social », et qu’elle tient tant de place à la télévision. Peur de l’autre, de l’ennemi héréditaire et peur de soi, de ne plus être à la hauteur, de faire partie de ces « gens en trop » dans ce monde régi par la rentabilité : « Etre, c’est être utile, pour être il faut être vendable ». Vendable pour pouvoir acheter et consommer : « On remplit les vides intérieurs en les bourrant d’objets » à l’obsolescence programmée, mais « chaque citoyen aura beau acheter, ce sera toujours trop peu comparé à tout ce qui a besoin d’être vendu. »
« Au nom de la liberté d’entreprise, de la liberté de circulation et de la liberté de consommer, l’air du monde devient irrespirable » nous dit Galeano. Pollution des terres et des mers bouffées par le plastique, pollution dans les assiettes, pollution des corps gavés d’antidépresseurs, de drogues légales et illégales.

N’y a-t-il donc aucun espoir d’éviter le désastre attendu ? Avant, il fallait soumettre la nature pour en tirer le maximum, aujourd’hui nous nous employons à la préserver : n’est-ce pas le signe que le monde évolue ? Non, nous dit Galeano, car « dans un cas comme dans l’autre, la nature est hors de nous : la civilisation qui confond les montres et le temps confond aussi la nature et les cartes postales. » Galeano n’attend rien des prophètes ni de l’intelligentsia dite de gauche qu’il appelle les « caméléons contemporains », ralliés au système. Le problème, nous dit-il, est que « nous souffrons d’une crise universelle de la foi en la capacité humaine de changer l’histoire ». Alors il nous appelle à rêver d’un monde où « personne ne mourra de faim parce que personne ne mourra d’indigestion », où « la police ne sera plus la malédiction de ceux qui ne peuvent pas l’acheter », où « les déserts du monde seront reboisés comme les déserts de l’âme. »

mercredi, mai 29 2024

Mes lectures de mai 2024

Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l'extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Le Bord de l'eau, 2024. --- Ma chronique.
Gonzalo Wilhelmi, Le mouvement libertaire pendant la transition. Madrid 1975-1982, Le Coquelicot, 2023.
Daniel Finn, Par la poudre et par la plume. Histoire politique de l'IRA, Agone, 2023.
Samuel Moyn, L'Affaire Treblinka. 1966 une controverse sur la Shoah, CNRS Editions, 2024.
Anatole Le Bras, Aliénés. Une histoire sociale de la folie au 19e siècle, CNRS Editions, 2024.
X. Tabet, F. Martinez, M. Peloille (sous la direction de), Fabriques latines de l'eugénisme 1850-1930, PUR, 2024.
Jean-Loup Amselle, Elikia M'Bokolo (sldd), Au coeur de l'ethnie. Ethnie, tribazlisme et Etat en Afrique, La Découverte, 1999.
Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988.
Thomas C. Holt, Le Mouvement. La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques, La Découverte, 2021.
James Livingston, Fuck work! Pour une vie sans travail, Flammarion, 2018.
Violette Marcos (sous la direction de), L'antifranquisme en France 1944-1975, Loubatières, 2013.
Michelle Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France 19e-20e siècles, PUR, 2005.
Florent Brayard, Comment l'idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Fayard, 1996.
Gérard Duménil, Michaël Löwy, Emmanuel Renault, Lire Marx, PUF, 2009.

mardi, mai 28 2024

Combattre un génocide (Rwanda, 1994)

Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Le Bord de l’eau, 2024.

Il y a trente ans, des centaines de milliers de Rwandais étaient massacrés par un pouvoir aux abois. L’historien Jean-Pierre Chrétien est l’une des voix françaises qui dénonça aussitôt le pouvoir génocidaire et son fidèle allié, la France alors mitterrandienne. Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), publié par Le Bord de l’eau, lui rend hommage en proposant un ensemble de textes, d’interventions et de courriers produits avant, pendant et après le génocide ; car l’affaire rwandaise fut l’objet de violentes controverses franco-françaises1.

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Jean-Pierre Chrétien est un spécialiste reconnu de la région des Grands Lacs auquel il a consacré l’essentiel de ses travaux2 ; des écrits qui ont permis de mieux comprendre ce que l’on nous présentait trop souvent comme un conflit de plus opposant deux tribus, Hutus et Tutsis, unis depuis la nuit des temps par une détestation commune. C’est contre cette grille de lecture qui doit tant à l’idéologie coloniale qu’il s’est élevé, en dénonçant la politique autoritaire du pouvoir rwandais tenu par un clan affairiste, prêt à tout pour conserver le pouvoir politique, condition sine qua non pour consolider sa domination économique ; une politique reposant sur une rhétorique nationaliste et raciste faisant d’un partie de la population, les Tutsis, des ennemis de l’intérieur, pire même, une race à exterminer : « Expliquer le génocide rwandais par des haines traditionnelles, écrit Jean-Pierre Chrétien, reviendrait à expliquer Auschwitz par une lutte interethnique entre Aryens et Sémites ».

Le génocide fut l’oeuvre d’extrémistes hutus issus des cercles du pouvoir, militaires, curés, journalistes, intellectuels, planificateurs des tueries qui ensanglantèrent le pays et dans lesquelles ils impliquèrent une partie de la population locale. Les Tutsis ne sont pas morts à cause d’un « atavisme inéluctable et répétitif » mais parce qu’une fraction de l’élite hutu a fait de leur liquidation physique la condition de sa survie politique et de celle de la Nation.
Jean-Pierre Chrétien s’est élevé contre cet « intégrisme ethnique », ce « nazisme tropical », et contre le soutien que lui apportèrent les autorités françaises y compris quand il prit la forme d’une intervention dite humanitaire pour stopper les massacres (et opportunément exfiltrer le gouvernement), ou quand nos dirigeants, toute honte bue, se mirent à défendre la thèse d’un double génocide, à rendre responsable la rébellion d’un tel déchaînement de haine et surtout, à absoudre le Pays des droits de l’homme de toute responsabilité.

Il faut lire Jean-Pierre Chrétien pour mieux comprendre ce qui s’est joué dans ce petit pays du coeur de l’Afrique, pour prendre la mesure de ce que fut à l’époque la « politique africaine de la France ». Il faut le lire pour se rappeler que les Africains n’ont pas attendu la colonisation pour avoir une histoire, et que « l’immuabilité de la tradition africaine n’a jamais existé que dans l’esprit des Européens »3 : pour le meilleur et pour le pire, les populations africaines font de la politique. Le pire est advenu au Rwanda en 1994.

Notes
1 Je vous renvoie à la lecture de Politique africaine n°166 (France-Rwanda : rapports, scènes et controverses françaises), Karthala, 2022.
2 Citons l’indispensable L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire (Aubier, 2000), ainsi que Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique (écrit avec Marcel Kabanda, Belin, 2013).
3 Ces mots de Jean-François Bayart sont issus d’un livre publié sous la direction de Jean-Piere Chrétien : L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Karthala, 2008.

mercredi, mai 22 2024

Histoire populaire des mouvements noirs américains

Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, Presses universitaires de Rennes, 2023

Pour souligner tout l’intérêt du livre que nous propose l’historien Olivier Mahéo, je pourrais raconter l’histoire suivante.
Il était une fois, en 1955, dans la ville de Montgomery (Alabama), symbole de l’Amérique de la ségrégation raciale, une ouvrière noire du nom de Rosa Parks qui, épuisée par sa journée de travail, refusa obstinément de céder sa place dans le bus à un homme blanc. Par ce geste aussi spontané, inédit que rebelle, et grâce à un pasteur noir du nom de Martin Luther King, elle lança bien involontairement le mouvement non-violent des droits civiques qui allait changer le visage de l’Amérique.

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Tout est vrai dans mon récit : l’année, le lieu, le geste fort, Parks et King, le mouvement des droits civiques. Tout est vrai et pourtant rien n’est juste. Comme le souligne la préfacière, les « lacunes et simplifications occultent des pans entiers des mouvements noirs en un récit qui se veut largement consensuel et apaisé ».

Dans ce livre, l’auteur s’en prend au récit dominant qui met en avant des figures masculines, héroïques et charismatiques, issues de la petite élite intellectuelle noire, qui insiste sur le rejet de la violence comme moteur du changement social et donc sur les vertus du dialogue pour faire évoluer la société américaine. Olivier Mahéo resitue le mouvement des droits civiques dans l’histoire longue du combat émancipateur au sein duquel la classe ouvrière noire1 a joué un rôle majeur dès lors que la porte des syndicats lui fut ouverte et que la répression étatique ne la marginalisa pas complètement. Ces prolétaires, parfois communistes et pro-soviétiques, ne partageaient pas la quête de respectabilité de la bourgeoisie (médecins, professeurs ou avocats), qui entendait montrer que l’égalité des droits ne remettrait pas en question l’ordre économique, social... et patriarcal. Car les femmes ont joué un rôle majeur au sein d’un mouvement dominé par les hommes qui entendait les contenir dans des tâches subalternes ou de représentation. Rosa Parks ne décida pas sur un coup de tête de rester assise parce que physiquement, elle était éreintée par sa journée de travail : « Ce dont j’étais fatiguée, c’était de céder » a-t-elle écrit. Quadragénaire, militante depuis longtemps et qui jamais ne cessa de l’être, critique d’un mouvement pas assez radical et actif à ses yeux, Rosa Parks se préparait depuis des mois à commettre ce délit et à en faire une question politique centrale. Les médias, nous dit l’auteur, l’ont « figée dans le courage d’une unique journée » alors qu’elle incarnait l’engagement politique d’une génération qui n’avait pas attendu le pasteur King pour entrer en lutte.

En ressuscitant les voix de ces militantes et militants, incarnations de la « gauche noire » défaite, Olivier Mahéo nous rappelle que le mouvement fut parcouru par de multiples tensions et ce, tout au long de son histoire : bourgeoisie contre classes populaires du ghetto, hommes fiers de leur masculinité contre féministes luttant pour ne plus jouer les utilités, quadragénaires libéraux modérés qui veulent conserver le leadership et lier leur sort aux libéraux américains contre jeunes pousses radicales qui veulent s’émanciper d’une tutelle sclérosante et qui se retrouveront bientôt dans le discours des Black Panthers. La mémoire des vaincus a beaucoup à nous apprendre…

Note
1. Je vous renvoie à la lecture de : Peter Cole, « Black and white together... ». Le syndicat IWW interracial du port de Philadelphie (montée et déclin 1913-1922), Les Nuits rouges, 2021. ; Dan Georgakas et Marvin Surkin, Detroit : pas d’accord pour crever. Une révolution urbaine, Agone, 2015 ; David R. Roediger, Le salaire du blanc. La formation de la classe ouvrière américaine et la question raciale, Syllepse, 2018.

samedi, mai 4 2024

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent...

Michel Offerlé, Patron, Anamosa, 2024

Y’en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent. Je parle ici des patrons auxquels Michel Offerlé s’est intéressé pour le compte des éditions Anamosa et de leur collection Le mot est faible.
Cette introduction, sarcastique, pourrait laisser entendre que l’auteur a plongé sa plume dans le vitriol pour évoquer ces premiers de cordée vilipendés par les uns, honorés par les autres. Il n’en est rien. Le patron carnassier se nourrissant de la chair des prolétaires, le patron-vampire décrit par Marx, le patron visionnaire et mécène à ses heures, passionné autant par l’art que par la défiscalisation, ne sont pas au coeur du livre. Michel Offerlé nous propose, et c’est plus judicieux, une plongée en terres patronales, où se côtoient, se mêlent et s’entrechoquent les grands et les petits entrepreneurs ; entrepreneurs et non pas patrons, de la même façon que les subordonnés sont devenus des collaborateurs, et les licenciements des plans de sauvegarde de l’emploi. Michel Offerlé souligne que, chahutés par des décennies d’insubordination ouvrière, les patrons ont cherché à « évacuer le stigmate de l’exploiteur », en se nommant entrepreneurs. Au pater familias gérant ses gens, il valait mieux préférer l’audacieux au souffle créateur, le meneur d’hommes, le dirigeant ou, aujourd’hui, le startuper décontracté et disruptif. Avouons-le, cette « mue onomastique » n’a pas fait long feu...

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Combien sont-ils, ces patrons ? Quelques centaines de milliers, mais tout dépend de qui l’on range statistiquement dans la catégorie. Pour l’INSEE, 200000 personnes répondent à son critère : « chef d’entreprise d’au moins onze salariés », ce qui exclut de fait nombre d’artisans et d’auto-entrepreneurs, ces nouvelles figures de la France réconciliée avec l’entreprise.
Il serait évidemment vain de chercher une quelconque homogénéité du côté des revenus, faramineux pour certains, et fort moyens pour beaucoup. A ce sujet, Michel Offerlé nous invite à « redonner de la complexité aux raisons d’agir » des patrons : la cupidité n’est pas le seul moteur ou même l’origine de leur aventure entrepreneuriale ; celle-ci a également sa source dans leur volonté d’indépendance, leur désir de transmettre ou leur goût pour l’innovation.
Hétérogénéité également du côté du capital scolaire : devenir patron, se mettre à son compte, monter son affaire demeure une voie de promotion sociale pour certains. Si des patrons sont des « fils de », avec pour seul horizon la poursuite de l’oeuvre familiale, d’autres sont des pionniers et doivent se constituer ce capital relationnel indispensable pour prospérer et défendre ses intérêts. Car un patron descend rarement dans la rue pour faire entendre sa voix. A ces démarches tapageuses et braillardes, il préfère la quiet politics, autrement dit pour reprendre les mots de l’auteur les « contacts directs et peu publicisés », afin de peser sur les orientations économiques et sociales du territoire. Si les patrons sont majoritairement de droite, peu affichent clairement leur couleur. Mais tous se rassemblent globalement autour du rejet de l’« État paperassier, inquisiteur, spoliateur ») et d’un désir fort : qu’on cesse de les dénigrer et qu’on reconnaisse enfin leur contribution au bien commun ; d’où leur goût immodéré pour les honneurs, les médailles, les distinctions, les palmarès et les prix…

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