Le Monde comme il va

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi, avril 23 2024

Santé : des destins inégaux

Paul-Loup Weil-Dubuc, L’injustice des inégalités sociales de santé, Editions Hygée, 2023.

Le constat est tragiquement et tristement connu : « Où que l’on se situe dans le monde, la gradation des états de santé suit scrupuleusement la hiérarchie des positions banales », en d’autres termes, « les inégalités de santé sont largement sociales ». Et nous l’acceptons. C’est à cette question que s’est attaché le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc avec L’injustice des inégalités sociales de santé, publié par Hygée Editions.

Weil-Dubuc.jpg

Il y a plus d’un siècle, pour le compte du journal L’Humanité, les frères Bonneff parcourait le monde du travail et dénonçaient les conditions de travail déplorables, néfastes pour la santé des prolétaires1. A propos des meuliers jurassiens, ils déclaraient : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». Et aujourd’hui ? On continue de mourir de cancers professionnels, ou d’accidents du travail dans, avouons-le, une certaine indifférence2. C’est ainsi, on n’y peut rien. Et avouons-le, dans les classes populaires, l’idée que la santé est un capital à entretenir n’est guère entrée dans les mœurs. Or, il leur revient de se prendre en charge, de devenir des « entrepreneurs d’eux-mêmes » et d’adopter les bonnes conduites face à l’alcool, aux sodas, à la junk food, au tabac. S’ils ne les adoptent pas, ce qui est leur droit, et qu’ils en subissent les conséquences sur leur santé, pourquoi diable la société, qui a fait ce qu’elle devait avec ses campagnes de sensibilisation, devrait-elle se sentir responsable ? Notre corps nous appartient, nous en disposons comme nous l’entendons, pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’auteur, ces « discours néolibéraux de responsabilisation qui font l’éloge de patients acteurs de leur santé, proactifs, se prenant en main, apparaissent moins comme les causes des inégalités sociales de santé que comme les outils de leur justification. » On absout le système capitaliste, les contraintes liées à l’organisation du travail et on pointe un doigt accusateur sur le travailleur négligent : tu as pêché, tu es puni.

Or, les sociologues l’attestent, « le souci et l’attention pour sa propre santé sont statistiquement corrélées au statut socio-économique ». Paul-Loup Weil-Dubuc souligne ainsi les difficultés rencontrées par les routiers pour se maintenir en bonne santé : tabac, troubles du sommeil, mauvaise alimentation font des ravages dans cette profession. Pour lui, « les inégalités sociales de santé sont injustes parce qu’elles traduisent une hiérarchie des vies ». Les classes populaires, fatalistes, ont intégré l’idée qu’elles produiraient peu de beaux vieillards. Nos « milieux de vie (…) façonnent nos corps, nos gestes, nos croyances » et « si les individus sont inégaux face à la mort, c’est d’abord parce qu’ils sont inégaux face à la vie ».


Notes
1 Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021 ; lire également Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
2 Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022 ; Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023 ; Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.

lundi, avril 15 2024

Chomsky, une vie d'engagements

Noam Chomsky, Une vie de militantisme. Avec Charles Derber, Suren Moodliar, Paul Shannon, Ecosociété, 2022.


A 96 ans, le linguiste et militant américain Noam Chomsky impressionne par la longévité de son engagement politique. Une vie de militantisme (Ecosociété), rassemble pour l’essentiel des entretiens entre ce critique inlassable de l’ordre du monde et des intellectuels et militants pour qui il demeure une source d’inspiration. Ce n’est donc pas une autobiographie comme a pu nous en proposer son grand ami Howard Zinn avec L’Impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant (Agone, 2013), et je ne sais d’ailleurs si Chomsky a l’intention de nous en léguer une.

Une-vie-de-militantisme.jpg

Chomsky et Zinn ont beaucoup de points commun. Ce sont tous deux des rejetons de l’immigration juive d’Europe de l’est, laïcs et révolutionnaires, qui ont passé leur jeunesse dans les quartiers ouvriers de leur ville respective, ont connu l’antisémitisme, n’ont jamais adhéré à l’idéologie sioniste, et ont fait une brillante carrière universitaire. Trajectoire sociale ascendante donc, mais qui ne s’est pas traduite par un abandon opportuniste de leurs convictions initiales, du moins de ce qui en faisait le coeur.
Ils ont connu les années 1930 où, nous dit Chomsky, régnait paradoxalement un « sentiment d’espoir généralisé » dans la classe ouvrière, le New Deal et la célèbre loi Wagner sur le syndicalisme de 1935 lui laissant penser que le socialisme pourrait s’imposer dans ce temple de l’individualisme libéral. Ils ont connu les années 1960 marquées par les luttes contre le racisme, la ségrégation raciale et la guerre du Vietnam, luttes qui furent d’une grande violence et qui jetèrent en prison ou dans la tombe des milliers d’activistes.

Face à la fragmentation de la société américaine, à cette atmosphère soit de guerre raciale, soit de guerre religieuse, Zinn et Chomsky ont une approche similaire. Pour Chomsky, une partie de l’électorat réactionnaire, notamment les évangélistes, n’est pas condamnée à le rester, et il faut absolument redonner de l’espoir aux classes populaires. il faut donc « être à l’affût des possibles », refuser la violence qui ne profite qu’aux gros bras, éviter les propos méprisants, stigmatisants qui sont contre-productifs, et chercher les points d’appui, comme les luttes pour la santé, le climat ou le développement d’infrastructures communautaires qui peuvent faire consensus et mettre en mouvement des segments de la population qui autrement s’ignorent ou s’affrontent sur le terrain des valeurs. Ce qu’on appelle les luttes identitaires intéressent Chomsky, il les soutient et ne remet nullement en cause leur légitimité. Il plaide pour qu’elles n’abandonnent pas le terrain à ses yeux fondamental de la lutte des classes, des « enjeux liés au travail et aux travailleurs ».
Marqué, comme Howard Zinn, par le mouvement pour les droits civiques et par son long cousinage avec l’anarcho-syndicalisme, Noam Chomsky considère que « les militants de gauche ont pour rôle d’amener leurs concitoyens à prendre conscience de leur capacité d’agir ». Et il y a urgence. Le pragmatisme de Chomsky trouve sa racine dans un profond pessimisme dont le réchauffement climatique et le risque de conflagration mondiale entre puissances impérialistes sont les causes, et dans la conviction profonde que seuls les mouvements populaires seront en capacité d’empêcher la catastrophe annoncée. Il met donc tous ses espoirs dans la capacité des gens à peser sur le cours de l’histoire par leur mobilisation, leur vote et à lier leurs combats contre la destruction de la planète, la misère sociale, le néolibéralisme et le délabrement démocratique.

lundi, avril 8 2024

Tolstoï et la pédagogie

Victoire Feuillebois, Maître Tolstoï, CNRS Editions, 2024.

Singulier personnage que Léon Tolstoï, géant de la littérature russe, auteur d’Anna Karénine, de Guerre et paix, et d’une foultitude de récits, témoignages, nouvelles et pamphlets politiques.
Grâce à Maître Tolstoï, Victoire Feuillebois nous rappelle que le patriarche barbu et austère a consacré une trentaine d’années de sa vie à la pédagogie, une pédagogie dédiée à l’enfance paysanne russe.

Feuillebis.png
L’histoire du comte Tolstoï est celle d’un rejeton de l’aristocratie, paresseux, noceur, flambeur, qui se cherche dans la vie comme dans la littérature. Un voyage en Europe occidentale confirme son intérêt pour la pédagogie ; un intérêt tel qu’il en vînt à considérer avec mépris ses écrits littéraires et la littérature elle-même. Durant des années, il travaille à un Abécédaire destiné aux enfants des moujiks vivant autour de son domaine de Iasnaïa Poliana, là-même où il a établi une première école. Car il ne compte pas en rester à la théorie. Il veut révolutionner en actes l’apprentissage de la lecture.
A quoi ressemble une école tolstoïenne ? A une « école qui a appris à relativiser son propre rôle » ; une école qui refuse de « dénaturer l’enfant » ; une école de la liberté, sans programme et dont la porte est toujours ouverte ; une école de l’égalité où l’enfant « existe » autrement dit est considéré comme un « sujet autonome » et non un réceptacle à connaissances et à châtiments corporels ; une école mixte où l’on s’amuse en apprenant, où la bienveillance est valorisée, où punitions et récompenses sont proscrites ; une école qui ne laisse pas périr la « chose la plus précieuse, cette étincelle de spiritualité qui illumine si souvent les yeux des enfants » ; et une école qui « prépare les paysans à une vie de paysan », autrement dit une école pragmatique pour une vie simple, sobre, ascétique…

Le pragmatisme de Tolstoï ne vise pas à condamner la jeunesse paysanne à rester socialement à sa place mais à créer une brèche à l’heure où le tsarisme considère l’éducation des gueux comme une menace pour l’ordre social. Dans une lettre adressée en 1860, à l’aube de son projet éducatif, Tolstoï avait écrit que la « marche efficace des affaires ne consiste pas à savoir ce qu’il faut faire, mais à savoir ce qu’il faut faire en premier, puis en deuxième ». Le penseur mystique avait les pieds sur terre !
« La liberté est l’horizon de l’école tolstoïenne », écrit Victoire Feuillebois qui nous rappelle que « liberté » en russe se dit aussi bien svoboda que volia. A la liberté/svoboda, celle qu’on arrache en combattant et qu’il juge illusoire, Tolstoï, chrétien et individualiste, préfère la liberté/volia, ce « sentiment de pleine jouissance de vous-même, la sensation que vous vous trouvez dans un moment où tout vous est possible »… Là réside, selon lui, la véritable émancipation.
Pour Tolstoï, la pédagogie fut une vocation, et non un passe-temps, et rien, et surtout pas les critiques acerbes que ses travaux suscitèrent ne lui firent abandonner ce combat. Forte de cette conviction, Victoire Feuillebois nous invite à lire ou relire l’oeuvre romanesque de Léon Tolstoï à la lumière de cette obsession pédagogique.

dimanche, mars 31 2024

Mes lectures de mars 2024

Joshua Cole, Le provocateur. L'histoire secrète des émeutes antijuives de Constantine (août 1934), Payot, 2023.
Robert Hirsch, La gauche et les Juifs, Le Bord de l'eau, 2022.
Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix, La France du temps présent 1945-2005, Belin, 2010.
Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l'Allemagne nouvelle (1929), Les Belles Lettres, 2012.
Federico Tarragoni, L'esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociologique, La Découverte, 2019.
Quentin Deluermoz, Le crépuscule des révolutions 1848-1871, Seuil, 2012.
James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, La Découverte, 2021.

samedi, mars 30 2024

Les Juifs communistes immigrés dans la Résistance

Maurice Rajsfus, L’an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022, 438 p.

Sa vie durant, Maurice Rajsfus (1928-2020) s’est insurgé. Issu d’une famille juive polonaise immigrée en France dans les années 1920, ce rescapé de la rafle du Vel’ d’hiv’ a connu mille métiers et soutenu mille causes. La retraite venue, il fut un historien-militant à la plume acérée, pourfendeur de tous les autoritarismes. On lui doit plusieurs dizaines d’ouvrages, dont L’an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, réédité récemment par les éditions du Détour.

Rajsfus2-ConvertImage.jpg

Dans ce livre publié initialement en 1985, l’auteur nous plonge dans le Paris de l’immigration juive polonaise, et nous met au contact « d’une communauté d’exilés politiques qui se déchirent sur les enjeux du moment ». Les sionistes n’ont d’yeux que pour la Palestine, les bundistes1 rêvent d’une Pologne socialiste, les communistes considèrent que le paradis niche à Moscou. Les relations sont exécrables mais dépendent beaucoup de ce qui se décide lors des congrès de la Troisième Internationale. Hier, le réformiste était un « social-fasciste », aujourd’hui, il est un camarade avec lequel il faut s’unir2. Les procès de Moscou et les purges aux relents antisémites, le pacte germano-soviétique et le dépeçage conjoint de la Pologne par Hitler et Staline... tout cela, au mieux, interrogent les militants. Mais comme le parti, guidé par Staline, ne saurait se tromper, ces communistes polonais exilés resteront des militants disciplinés… et ce, jusqu’à leur mort.
La mise au ban du PC en 1939 pousse les militants, dont certains ont fait partie des brigades internationales en Espagne, à s’organiser dans la clandestinité. Au sein des FTP-MOI3, sous l’autorité du parti, ils tentent d’entraver la collaboration économique là où les juifs, patrons comme ouvriers, sont omniprésents. Cela passe essentiellement par l’incendie d’ateliers de confection ou le sabotage des marchandises. Mais ce sont bien évidemment les actions armées du groupe dit Manouchian qui sont passées à la postérité. Maurice Rasjfus l’affirme, sur la base de nombreux témoignages : ce groupe a été lâché par un PC en pleine « croisade ultranationaliste » qui envoyait ces hommes au casse-pipe tout en se méfiant d’eux car trop indisciplinés4… et pas assez Français. Il va plus loin : « les militants immigrés représentaient (pour le PC) une piétaille dont on avait le plus grand besoin mais que l’on s’apprêtait à rejeter dans l’ombre dès qu’il ne serait plus nécessaire de faire appel à leur détermination sans faille ». Il considère qu’après-guerre, le PCF, dans sa volonté de concilier drapeau rouge et drapeau tricolore, a volontairement minoré leur contribution à la Résistance, et que l’antisémitisme n’était pas étranger à cette politique. Mais ce qui désolait encore plus Maurice Rajsfus, c’était le refus de cette génération militante de poser un regard critique sur un parti devenu une « formation nationaliste et chauvine », et d’admettre « que le sens de leur combat (avait) été bafoué ».

1 Sur l’histoire du Bund, lire : Henri Minczeles, Histoire générale du Bund - Un mouvement révolutionnaire juif, Austral, 1995, 526 p.
2 Le septième congrès du Komintern (1935) signe l’abandon de la stratégie « classe contre classe » adoptée par le précédent (1928).
3 Les Francs-tireurs et partisans - main-d'œuvre immigrée sont créés en 1942.
4 Le fait que certains d’entre eux aient participé à la guerre d’Espagne ne plaidaient pas en leur faveur.

dimanche, mars 17 2024

Le travail et la performance : une histoire

Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, Presses universitaires de Rennes, 2023.


Beaucoup connaissent Taylor et son taylorisme, le fasciste Henry Ford et son fordisme, voire même Taiichi Ono et son toyotisme. En revanche, nous devons être nombreux à ne pas connaître Dalton et Mitchell, Newell Martin, Welch, Hans Selye voire même Elton Mayo. Grâce à son livre Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, le sociologue et historien Guillaume Lecoeur nous met dans les pas de ces physiologistes qui s’échinent à « trouver les meilleurs moyens d’améliorer les performances au travail ».

PUR_SENS_SOCIAL_TRAVAILPERF_CV_EXE_02.indd

Pendant longtemps, la qualité d’un travailleur manuel a dû beaucoup à son expérience, à sa maîtrise des outils en sa possession, à son inventivité et à sa capacité à résoudre les problèmes qui se posaient à lui. Avec la révolution industrielle, la parcellisation des tâches et le développement du machinisme, la rapidité d’exécution et la soumission de l’homme au rythme que lui impose la machine ont pris une importance considérable. L’homme est devenu un rouage au service de la productivité. Les physiologistes s’affrontent : l’école vitaliste, spiritualiste, est de plus en plus contesté par l’école mécaniste, rationaliste, pour qui le corps est une machine, analysable comme telle.

L’école mécaniste allemande a une forte influence sur les physiologistes américains de la fin du 19e siècle qui entendent se mettre au service de leur jeune nation, ce pays neuf, porté par l’individualisme libéral et un fort nationalisme, qui se développe à grande vitesse en incorporant des vagues massives de migrants. Les physiologistes industriels s’intéressent aux systèmes nerveux et sanguins, au rendement musculaire, à la fatigue, à l’adrénaline et, dès les années 1960, au stress qui, objet de recherche, est devenu un moyen de faire du business en vendant des expertises. Leurs travaux, nous dit Guillaume Lecoeur, ont « davantage une visée opérationnelle et stratégique qu’une visée fondamentale ». Ils viennent concurrencer l’approche empirique de Taylor ; un taylorisme de plus en plus contesté, que la physiologie industrielle entend ringardiser grâce à ses travaux de recherches. Cependant, dans ceux-ci, l’ouvrier demeure « réduit à des activités de besoin », tel un animal de laboratoire, l’entreprise est bien souvent pensée comme un système clos, et, pour un homme comme Elton Mayo, très influencé par les physiologistes, les désordres sociaux ont leur source non dans les conditions d’existence des masses mais dans l’esprit des agitateurs !
« Le travail ne se mesure pas » clame le psychanalyste Christophe Dejours. Il n’est ni le seul, ni le premier à contester avec virulence la physiologie industrielle. Dès le 19e siècle, écrit Guillaume Lecoeur, « une lutte épistémologique existait entre les tenants des définitions physiologistes, industrialistes et gestionnaires du travail sur la performance, et les sciences humaines et sociales du travail, et celle-ci a eu des implications non négligeables sur notre manière de penser le travail au sein des institutions savantes ». C’est pourquoi il plaide pour le développement de recherches interdisciplinaires et pour une « formation professionnelle à la raison critique et à la réflexivité ». Pas sûr que ce dernier point ait les faveurs du ministère...

vendredi, mars 8 2024

2024 : les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu

Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024.

Oyez bonnes gens, relayez ce vœu de Marc Perelman : 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu ! C’est un vœu et le titre de son réquisitoire publié par les Editions du Détour.
Architecte de formation, Marc Perelman est, avec Jean-Marie Brohm et d’autres, un pourfendeur du sport de compétition, de sa place dans le capitalisme contemporain et de l’idéologie qu’il véhicule.

Perelman-ConvertImage.jpg
Il déteste le football et sans doute autant les Jeux Olympiques. Mais si le football est souvent critiqué, y compris par les supporters, pour ses dérives (salaires mirobolants, violences…), ce n’est pas le cas des Jeux qui représentent pour beaucoup, et d’abord, un rendez-vous sportif de premier plan placé sous le signe de la fraternité humaine. Le business, les mauvais passions, le dopage, tout cela passe au second plan...
En moins de deux cents pages, l’auteur se propose « d’analyser le coeur du projet olympique et de ses valeurs, ainsi que les conséquences sociopolitiques sur nos territoires et dans nos vies, de l’idéologie qu’il défend puissamment ». Car les JO, ça coûte cher, et le Comité international olympique (CIO) n’est pas du genre partageux. Comme la FIFA pour le football, le CIO est un Etat dans l’État. Il impose ses règles, fait primer le droit suisse sur le droit national, et n’oublie jamais de se remplir les poches. Pourquoi se gênerait-il puisque pas grand monde n’ose par son action compromettre la bonne tenue des jeux, pas plus les syndicats que les partis de gauche, alors que le conditions de travail sur les chantiers de construction des équipements sportifs, la bétonisation de la Seine-Saint-Denis, le recours massif au bénévolat, la gentrification de certains quartiers ou la déportation des indésirables interrogent légitimement. Au nom de l’idéologie sportive, l’heure est à l’Union sacrée. Même la cathédrale de Notre-Dame-de-Paris a été réquisitionnée pour faire resplendir de mille feux Paris 2024 !
L’unanimité ne pose pas question. D’abord, on la postule, et c’est parce que les Parisiens veulent les Jeux qu’il est inutile de leur demander leur avis ! Ensuite, qui oserait s’opposer à une fête alliant sport, écologie, santé, culture, cohésion sociale et amour de son prochain ? Qui oserait voir une contradiction entre la maxime coubertienne « L’important c’est de participer » et les objectifs chiffrés de médailles du ministère des Sports ?
Les Jeux Olympiques portent mal leur nom, car le sport de compétition n’est pas un jeu. Il valorise le culte de l’effort, du dépassement de soi, de la compétition et non de l’entraide, et transforme les athlètes en machines masochistes, médicalisées et performantes. En cela, il est « l’un des principaux rouages du mode de production capitaliste dont il reproduit la chaîne à travers la concaténation suivante : compétition, rendement, mesure, record ». C’est le sport de compétition qu’il faut critiquer, non ses excès, car ces derniers sont sa vérité.

En guise de conclusion, je vous offre une citation de l’ineffable Pierre de Coubertin, chantre raciste et sexiste de l’olympisme dont Marc Perelman nous offre un florilège en fin d’ouvrage. Cet éloge du sport en situation coloniale me semble particulièrement éclairant : « Les sports sont un instrument de disciplinisation. Ils engendrent toutes sortes de bonnes qualité d’hygiène, de propreté, d’ordre, de self-control. Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas ainsi plus maniables qu’autrement ? Mais surtout ils s’amuseront. »

dimanche, mars 3 2024

Amazonie, capitalisme et pétrole

Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.

Nous voici à Andoas, village quechua perdu au coeur de l’Amazonie péruvienne, site d’une ancienne mission jésuite, dont le nom est également celui d’une base pétrolière. Amazonie, communautés indiennes, religion, capitalisme et extractivisme sont au coeur du livre de la politiste Doris Buu-Sao Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, publié par CNRS Editions.

BuuSao.jpeg
Pour vous présenter ce livre à bien des égards passionnant, je pourrais me reposer sur trois propos de l’autrice : l’ouvrage souligne « la complexité des relations qui se tissent entre le monde industriel des compagnies pétrolières et celui des communautés natives de l’Amazonie péruvienne », il nous propose de « rompre avec les lectures tantôt romantiques, tantôt désabusées qui célèbrent l’héroïsme de la résistance indigène », et de ne pas oublier que « l’essentialisme stratégique (…) ne doit pas occulter la dynamique d’adaptation et les hiérarchies internes par lesquelles ces sociétés prennent forme et se transforment ».

Certains pourraient penser que les Indiens d’Amazonie vouent aux gémonies les compagnies pétrolières qui s’accaparent des terres et polluent leur environnement. Ce serait oublier que ces compagnies sont également pourvoyeuses d’emplois, donc d’argent et de réussite sociale individuelle pour les populations locales. En témoigne le développement des « entreprises communautaires » auxquelles les compagnies font appel pour tout type de travaux. Ce projet social-démocrate datant des années 1970, influencé par le modèle coopératif, a traversé les décennies et les régimes et s’est avéré un « outil de conversion au capitalisme » des communautés indiennes qui, aujourd’hui, se déchirent pour ne pas être écartées du marché de la sous-traitance. N’oublions pas : qui dit travail dit discipline, autrement dit adoption de façons de vivre modernes donc respectables, ce qui suppose de rompre avec l’image de l’Indien plus lascif et licencieux que besogneux, nomade courant la forêt et vivant au jour le jour. L’Indien ne doit plus être ce sauvage arriéré mais un Péruvien comme les autres aspirant au Progrès et à la promotion sociale, même si à fin stratégique il peut grimer son visage et défiler une lance à la main.

Des Indiens peuvent donc se mobiliser fortement contre les dégâts provoqués par l’extractivisme, et ils l’ont fait longtemps, au péril de leur vie, dans un pays marqué par des décennies de guerre civile ouverte ou larvée. L’appréhension est toujours de mise dès lors qu’il s’agit de défier l’État ou les puissants groupes industriels. Cependant, l’État péruvien a fini par comprendre l’importance de prévenir les conflits « socio-environnementaux » en instaurant un dialogue avec les communautés locales. Doris Buu-Sao parle à ce propos de « marché de la pacification » sociale. Une nouvelle élite indienne, passée par l’Université, parfois liée au mouvement évangéliste ou aux mouvements radicaux, y trouve là un débouché professionnel, que ce soit dans les ONG ou dans l’administration. La contestation sociale se professionnalise, le dialogue social se ritualise, et chacun joue sa partition.
Mouvement irréversible ? Rien ne l’est. Aujourd’hui, la situation décrite par l’autrice en conclusion est catastrophique : quasi arrêt de la production pétrolière, sites pollués et non restaurés par les pollueurs qui se sont mis en liquidation judiciaire… « La question qui se pose, écrit Doris Buu-Sao, est ce qui restera de ces territoires dans lesquels le capitalisme extractif a durablement transformé l’environnement biophysique, les modes de vie et les aspirations. »

samedi, mars 2 2024

Mes lectures de février 2024

Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers, Lux, 2023.
Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n'ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024. --- Ma chronique.
L'Humanité, 100 ans après sa mort. Que faire avec Lénine, L'Huma,nité, 2023.
Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, PUR, 2024.
Moyen-Orient (Revue), n°61 (01/2024, Crise alimentaire et géopolitique de la faim), 2024.
Raphaël Wintrebert, Attac, la politique autrement ? Enquête surl'histoire et la crise d'une organisation militante, La Découverte, 2007.
Pierre Milza, Le fascisme italien et la presse française 1920-1940, Editions Complexe, 1987.
Myriam Revault d'Allonnes, L'esprit du macronisme ou l'art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.
Nicolas Oblin, Sport et capitalisme de l'esprit, Editions du Croquant, 2009.
Gabriel Mollier, Brève histoire du syndicalisme enseignant et de l'Ecole émancipée des origines à nos jours, Editions EDMP, 2004.
Max Adler, Le socialisme de gauche, Critique sociale, 2014.

samedi, février 24 2024

Rennes, ville rebelle

Collectif à l’Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques, Presses universitaires de Rennes, 2023.

Dans les années 2010, des collectifs de chercheurs, sociologues, politistes, historiens décidèrent d’ausculter l’activité et le milieu militant des années 1970 dans cinq villes françaises. Rennes fut l’une d’elles. Grâce aux Presses universitaires de Rennes et aux chercheurs, pour l’essentiel des politistes, réunis sous le nom de Collectif à l’Ouest, nous découvrons ce que c’était que de Protester à Rennes dans les années 1968.

Protester_rennes_1968.indd

Depuis longtemps, et c’est heureux, les chercheurs intéressés par Mai 1968 ont porté leurs regards loin du Quartier latin, des élites intellectuelles et des bastions ouvriers revendicatifs. Sortir de Paris, négliger les figures iconiques tant chéries par les grands médias permettent de mieux appréhender ce que l’événement 68 a ouvert comme perspectives émancipatrices à toute une génération de militants. Les années 1970 furent bien des années d’insubordination, de remise en question de l’autorité, que celle-ci s’exerce dans le cadre professionnel, familial, scolaire…

Je pensais trouver dans ces pages des contributions spécifiques sur le mouvement nationaliste breton, le PSU et son « Vivre et travailler au pays », ou encore sur les maoïstes, même si ces questions ont déjà travaillé par d’autres1. Il n’en est rien ou presque : une contribution sur le salariat féminin du textile évoque la question identitaire et l’implication des enfants de Mao dans le mouvement ouvrier ; et nous les retrouverons à l’occasion du mouvement des étudiants en médecine descendant dans la rue en 1973, transformant la faculté en lieu de vie, vouant aux gémonies les mandarins, leur pédagogie et leur absence d’empathie pour les malades.
Le Collectif à l’Ouest a préféré porter son regard sur le dynamisme du mouvement lesbien, créateur d’espaces revendicatifs, conviviaux, affinitaires où l’on apprend à se défendre et à assumer publiquement son orientation sexuelle, même si pour beaucoup les « stratégies de dissimulation » demeurent indispensables pour vivre sereinement. Il s’est intéressé au syndicalisme réactionnaire de la Confédération française du travail, solidement implanté dans les deux usines Citroën de la région rennaise mais, en fait, incapable de s’imposer au-delà, voire tout simplement d’exister sans le soutien du patronat2.

Ils se sont également intéressés à la conversion du capital contestataire militant en capital politique, trajectoire classique qu’on ne peut réduire à un vulgaire opportunisme, ou encore aux relations de ces militants avec leur famille qui relativise l’idée d’une rupture radicale entre les générations.
Comme le souligne le postfacier, ces différentes études sur Mai 68 sont nécessaires pour « disqualifier les clichés (et) ruiner (les) visions simplettes ou légendaires de Mai 68, solidifiées par un demi-siècle de sédimentation mémorielle. » Il se murmure qu’un travail similaire devrait paraître bientôt sur Nantes l’indocile...

Notes

1 Tudi Kernalegenn, Drapeaux rouges et gwenn-ha-du. L’extrême gauche et la Bretagne dans les années soixante-dix, Rennes, Apogée, 2005, 223 p. ; Kernalegenn (Tudi), Prigent (François), Richard (Gilles), Sainclivier (Jacqueline) dir., Le PSU vu d’en bas. Réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950-années 1980), Rennes, PUR, 2010, 373 p.

2 Voir le remarquable travail de Vincent Gay (Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, Presses universitaires de Lyon) qui décrit de façon précise les pratiques développées par la CFT chez Talbot et Citroën.

dimanche, février 18 2024

Naissance de la CGTU

Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2024.

Dans l’histoire plus que centenaire du syndicalisme français, une organisation n’a guère attiré l’attention. Avec Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), publié par les PUFC, nous en savons désormais un peu plus sur cette scission de la CGT survenue en 1922 ; une CGTU qui n’a pas encore trouvé son historien près de 90 ans après sa disparition. Pire même : si l’on parcourt les ouvrages classiques sur l’histoire du syndicalisme hexagonal, la plupart ne lui consacre que quelques pages1. Le travail de l’historien Jean Charles, décédé en 2017, est donc de première importance quand bien même il s’agit ici d’une thèse inachevée, entamée au milieu des années 1960 et abandonnée à la fin du 20e siècle.

Charles.jpg

La première partie du livre, passionnante, s’intéresse aux origines de la CGTU : nous sommes en 1918, la Grande boucherie va bientôt s’arrêter ; la révolution russe captive, inquiète, intrigue ce que la France compte de militants anticapitalistes ; certains, et ils sont nombreux, n’ont pas digéré le ralliement de « leur » CGT à l’Union sacrée, eux qui depuis plus de vingt ans clamaient que le devoir des révolutionnaires était de faire la Révolution et non de s’acoquiner avec la bourgeoisie au nom de l’intérêt national. Jean Charles nous plonge dans cette période de rêves et d’incertitudes (1918-1922), et souligne à quel point la plus grande confusion (le mot est faible) régnait alors au sein de la confédération et des tendances qu’elle abritait. Faut-il quitter immédiatement cette CGT embourgeoisée, briseuse de la grève des cheminots de 1920, ou bien en conquérir la direction ? Et si une nouvelle organisation doit voir le jour, quelle orientation défendra-t-elle : sera-t-elle syndicaliste révolutionnaire, anarchisante ou intimement liée à ce Parti communiste qui vient de naître ? Mille débats et mille combats car la direction réformiste va employer tous les moyens pour contenir la dissidence puis rendre la scission inévitable. Celle-ci intervient à la fin de l’année 1921. Le plus dur commence : comment faire cohabiter dans une même organisation des syndicalistes qu’une seule chose unissait : la détestation de l’ancienne direction.

Dans une seconde partie, beaucoup plus austère, Jean Charles s’est intéressé à la façon dont la nouvelle organisation s’est construite et sur quelles forces elle pouvait compter. Combien sont-ils ces syndicalistes unitaires ? Un peu plus de 400 000... sans doute. L’auteur en convient, il est impossible d’être précis, même vaguement, et n’allez pas croire que cette opacité soit voulue. Non, elle est bien davantage structurelle, liée à la façon dont les syndicats, les fédérations d’industrie, les trésoriers locaux et ceux des syndicats d’entreprise gèrent les fameux timbres payants mensuels destinés aux syndiqués, et surtout font remonter les informations à la trésorerie confédérale. Alors, pour appréhender un peu mieux la puissance de la CGTU, Jean Charles a analysé ce qu’il appelle la « natalité et la mortalité syndicale », autrement dit il a comptabilisé les créations et disparitions des syndicats durant cette poignée d’années et évalué leur puissance numérique. De cela ressort un constat : 80 % des syndicats comptent moins de deux cents adhérents, mais ils représentent moins de 30 % des effectifs globaux. La force de la CGTU, à son apogée (1927) repose donc massivement sur une poignée de secteurs (les chemins de fer, les métaux, le bâtiment, l’énergie) ; et sur une poignée de départements comme le Nord et la région parisienne.

Note 1. Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, Editions Complexe, 1995, pp. 126-137.

dimanche, février 11 2024

Un temps d'insubordination (1970-1974)

Philippe Artières et Franck Veyron (sous la direction de), Ripostes. Archives de luttes et d’actions 1970-1974, CNRS Editions, 2023.

Avec Ripostes. Archives de luttes et d’actions 1970-1974, publié par CNRS Editions, Philippe Artières, Franck Veyron et leurs acolytes nous plongent en images dans le tumulte politique et social de la France de l’après-1968. Images ne sous-entend pas photographies car dans ce beau livre en quadrichromie, ce qui domine, ce sont les reproductions de tracts, d’affiches et de une de presse.
ArtieresVeyron.jpg

Ce livre accompagne une exposition proposée par La Contemporaine, vénérable institution nanterroise qui tient à la fois de la bibliothèque, du musée et du centre d’archives ; une exposition qui met en valeur les mille-et-un documents rassemblés depuis près d’un demi-siècle.

Les auteurs ont proposé à une vingtaine de contributeurs de choisir une pièce de l’exposition et de « s’en saisir pour restituer et analyser les événements évoqués, connus ou inconnus ».
La question de la violence, y compris quand elle n’est que discours ou soutien, était au coeur du militantisme d’alors. C’est ce qui ressort des six chapitres de l’ouvrage sobrement intitulé Informer, Soutenir, Dénoncer, Désobéir, Riposter et Débattre. Informer parce qu’il faut contrer la propagande d’État et défendre la liberté d’expression. Soutenir ceux qui affrontent le franquisme au risque du garrot, ou ceux qui, en Corse, pose la question de l’émancipation politique et culturelle. Il faut dénoncer le racisme et les conditions carcérales indignes dans lesquelles croupissent les victimes d’un ordre social injuste. Il faut désobéir et permettre aux femmes d’échapper à une maternité non désirée, aux paysans de défendre leurs terres, aux appelés du contingent de faire entendre leurs voix discordantes, aux Guadeloupéens de secouer le joug colonial. Il faut riposter, à l’usine et dans la rue, parce qu’on ne saurait se satisfaire de mots.
Certains événements relatés dans ces pages ont marqué l’histoire politique et sociale. Je pense ici à l’aventure du journal Libération et plus largement au développement d’une presse révolutionnaire, au martyr du révolutionnaire libertaire anti-franquiste Salvador Puig Antich, à l’imposante mobilisation de 1973 sur le plateau du Larzac, portée par les paysans-travailleurs ou à l’assassinat de Pierre Overney par un vigile d’extrême-droite embauché par la régie Renault. D’autres le sont beaucoup moins et méritent l’attention comme l’émergence d’un syndicalisme anticolonialiste en Guadeloupe, les mobilisations antiracistes, l’antimilitarisme révolutionnaire, la méfiance à l’égard de l’institution policière ou encore la grève avec occupation des ouvrières de l’usine textile Burton de Boulogne-sur-Mer.

Ces Archives de luttes et d’actions témoignent de la vigueur de la contestation politique, sociale et culturelle de l’immédiat après-68, dans laquelle les pratiques d’action directe avaient toute leur place. Un demi-siècle plus tard, « le débat sur la désobéissance civile et les formes légitimes de riposte(s) est toujours au centre de notre présent politique », et il l’est d’autant plus qu’un nauséeux parfum de fin de siècle s’invite trop souvent dans l’actualité.

dimanche, février 4 2024

Portugal 1974 : c'est le peuple qui commande !

Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023.

Auteur il y a dix ans d’un excellent ouvrage sur l’émigration portugaise1, Victor Pereira nous propose aujourd’hui une histoire de la Révolution des Oeillets dont le titre illustre ce qui s’est joué un temps sur les rives du Tage : C’est le peuple qui commande2.

Pereira.jpg

Pendant près de 40 ans, le Portugal a vécu sous l’austère férule d’un juriste réactionnaire et fervent chrétien Antonio de Oliveira Salazar3 et de sa police politique. En 1970, la mort du dictateur ouvre inévitablement une période d’incertitudes. Le Portugal est un pays malade. Son industrie, peu développée, ne peut absorber les surnuméraires des campagnes qui prennent alors les chemins de l’émigration, notamment ceux qui mènent en France. Dans les colonies, essentiellement africaines, l’heure est à la lutte armée pour l’indépendance. Dans la jeunesse, on rêve de liberté et on se refuse à mourir pour défendre l’Angola et ses colons.

Les salazaristes rêvent d’un salazarisme sans Salazar, mais il est trop tard : la population qu’ils pensaient docile, servile ou en tous cas contrôlable, aspire à un changement profond. Preuve de la fragilité du pouvoir, c’est de l’armée que vient le coup de grâce : le coup d’État du 25 avril 1974 est l’oeuvre de jeunes officiers réunit autour de quelques idées fortes comme le règlement de la question coloniale, la démocratie et le progrès social.
Mais quel visage doit prendre le Portugal nouveau ? Tous les acteurs se déchirent sur cette question et Victor Pereira nous aide à mieux comprendre leurs divergences. L’extrême-gauche pousse à la révolution comme une fraction du prolétariat4, la bourgeoisie (terrienne, industrielle) aspire à l’ordre social et à la démocratie représentative, le puissant Parti communiste craint un scénario à la chilienne ce qui le pousse à modérer les ardeurs des travailleurs et à combattre le gauchisme, le jeune Parti socialiste rêve d’un avenir européen, les Etats-Unis ne veulent pas d’un Portugal « soviétisé », quant aux jeunes officiers du Mouvement des forces armées, véritable contre-pouvoir, ils ne vont pas tarder à se déchirer. Les tensions sont si fortes que beaucoup craignent que le pays sombre dans la guerre civile.

Osons un parallèle avec la France de 1848, une révolution en deux temps : changement de régime en février avec proclamation de la Deuxième République, élection d’un parlement en juin qui met au pouvoir les conservateurs et entraîne la liquidation de la dynamique radicale5.
Au Portugal, la dictature meurt en avril 1974 ; les élections d’avril 1975 portent au pouvoir une alliance de modérés mais les fractions ouvrières et paysannes radicalisées ainsi que l’extrême-gauche poursuivent la lutte émancipatrice ; l’échec en novembre 1975 du second coup d’État menée par l’aile radicale des jeunes officiers clot la séquence. A partir de ce moment, ce n’est plus le peuple qui commande mais la sanction des urnes...

Notes
1 Victor Pereira, La dictature de Salazar face à l'émigration - L'Etat portugais et ses migrants en France (1957-1974), Presses de Sc. Po, 2013.
2 A noter la sortie en 2018 de Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
3 Sur la nature du régime et la personnalité de celui qui l’a incarné : Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020. Réédition d’un ouvrage sorti en 1996.
4 Sur les mouvements sociaux portugais durant cette séquence, lire : Arno Münster, Révolution et contre-révolution au Portugal. L'histoire sociale, économique et politique du nouveau Portugal (1974-1976), Galilée, 1977 ; Francis Pisani, Torre Bela. On a tous le droit d'avoir une vie, Ed. Simoën, 1977 ; Danubia Mendes Abadia, Portugal : la révolution oubliée. Combate et les luttes sociales pour l’autonomie (1974-1978)', Editions Ni Patrie, ni frontières ; Collectif, Portugal l’autre combat. Classes et conflits dans la société, Spartacus, 1975.
5 Samuel Hayat, 1848 – Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation, Seuil, 2014.

mercredi, janvier 31 2024

Mes lectures de janvier 2024

Victor Pereira, C'est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023.
Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Antisionisme. Une histoire juive, Syllepse, 2023.
Nikolaï Kostomarov, La révolte des animaux, Editions Sillage, 2023.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Un djihad sans foi ni loi. Ou la guerre contre le terrorisme à l'épreuve des réalités africaines, PUF, 2022.
Nicolas Bancel, Le postcolonialisme, Que sais-je ?, 2022.
Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. HIstoire et politique du salafisme en Egypte, CNRS Editions, 2023.
Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté.
Noam Chomsky, Vijay Prashad, Le retrait. Les fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Lybie, Afghanistan, Lux, 2024.
Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires, Nathan, 2002.
Yann Richard, L'Iran de 1800 à nos jours, Flammarion, 2009.
Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020.
Paul Vignaux, Traditionalisme et syndicalisme. Essai d'histoire sociale (1884-1941), Editions de la Maison française, 1943.
Michel Bakounine, La Commune de Paris (Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier / La Commune de Paris et la notion de l'Etat), Ed. CNT-RP, 2005.

jeudi, janvier 25 2024

Histoire du goulag chinois

Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2022.

En 1992, l’historien Jean-Luc Domenach proposait Chine : l’archipel oublié, ouvrage pionnier sur les prisons et camps de travail de l’Empire du milieu. Trente ans plus tard, ce sinologue réputé s’est remis au travail, afin de savoir « si les autorités chinoises (fondaient) toujours la légitimité du travail forcé sur des justifications politiques » car, ne l’oublions pas, la détention avait officiellement pour fonction de remettre dans le droit chemin révolutionnaire les esprits égarés, de corriger les déviants.

Domenach.jpg

Pour faire l’histoire du système d’enfermement chinois depuis 1949, l’historien compte sur trois sources : les archives produites par l’État, la presse et les témoignages, notamment ceux des victimes. Problème : les premières sont très difficilement accessibles ; la seconde, sous contrôle, évoque guère ce qui se passe loin des regards, sinon quand cela sert les intérêts de la faction au pouvoir ; quant aux anciens détenus, la discrétion est une condition de leur tranquillité retrouvée. L’auteur l’avoue, son livre « est moins scientifique qu’il ne devrait l’être »… au point qu’il est aujourd’hui incapable de savoir le nombre véritable de détenus que compte le pays, de prisons, ou de camps de travail (les célèbres laogai et laojiao officiellement dissous depuis plus une décennie)

L’histoire du goulag chinois est intimement liée à celle du Parti communiste, donc aux rapports de force internes au Parti-Etat qui se sont traduits par des crises régulières et de brutales mises au ban. Jusqu’au milieu des années 1970, le détenu, politique ou de droit commun, est un prolétaire mis au service du développement du pays, dont la survie dépend de la direction des dits camps qui jouit alors d’une très grande autonomie de gestion, y compris concernant les condamnations à mort ; « jouir » n’est sans doute pas le mot le plus approprié, car il revient à la direction d’équilibrer son budget, or le travail forcé n’est pas automatiquement rémunérateur, et il vaut mieux gérer un camp de travail dans une région industrielle et exportatrice plutôt que dans une région reculée du pays.
Ensuite, nous assistons à un mouvement important de désincarcération, ainsi qu’à une timide réforme de la politique criminelle et carcérale. Mais l’éclaircie est de très courte durée : la situation économique et sociale est catastrophique, les campagnes et la jeunesse s’enflamment, la criminalité augmente, tout comme les migrations intérieures. Le Parti-Etat sort de nouveau le bâton, et ne l’a jamais remisé depuis, même si le nombre de Chinois incarcérés est bien inférieur à ce qu’il fut à la fin de la Révolution culturelle. Sont visés les démocrates, évidemment, mais ils sont en faible nombre, les syndicalistes et les avocats défenseurs des droits de l’homme, les croyants, qu’ils soient musulmans ouïghours, chrétiens ou adeptes de la secte Falungong, les paysans qui migrent en ville sans autorisation, les truands, les prostituées, les petits délinquants, mais aussi les cadres corrompus (la corruption étant si répandue que les purges régulières du parti au nom de la morale communiste sont très appréciées par les Chinois !). Bref, le goulag chinois est en fait devenu « un lieu de détention et d’exploitation de criminels de droit commun et, marginalement, et au gré des besoins, de répression de l’opposition ». L’enfermement est et demeure un business...

A la recherche de la « vraie république » (1870-1890)

Daniel Mollenhauer, A la recherche de la « vraie république ». Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890), Le Bord de l’eau, 2023.

Avec A la recherche de la « vraie république » (1870-1890), l’historien allemand Daniel Mollenhauer revisite deux décennies d’affrontements au coeur de l’hémicycle.
Sur les décombres du second Empire, naît en septembre 1870, la Troisième République. Mais nous pourrions également la faire naître en mai 1871 sur les cadavres des Parisiens révoltés, tant la radicalité politique de la Commune de Paris et sa sanglante répression par le nouveau régime marquèrent les esprits, y compris voire surtout, le camp républicain.

Mollenhauer.jpg

La France républicaine d’alors est une France dominée par les élites réactionnaires, catholiques et d’esprit monarchiste, mais dont certains membres commencent à évoluer politiquement : va pour la République si elle défend l’ordre social et la propriété !
Le camp républicain est tiraillé : doit-il tendre la main à cette droite politique en plein aggiornamento afin d’installer durablement l’idée républicaine dans le pays, notamment dans les campagnes, ou bien se battre avec intransigeance pour instaurer une « vraie » république, dans laquelle la souveraineté populaire ne serait pas qu’un mot. Les premiers, majoritaires prirent le nom d’opportunistes, les seconds, celui de « radicaux », et ce sont à ces derniers que Daniel Mollenhauer s’est intéressé.

Pour les radicaux, un homme incarne la trahison : Gambetta. Gambetta le boutefeu est devenu un réformiste prudent qui n’entend pas brusquer une population massivement conservatrice et effrayer ses alliés de droite. La France a besoin de stabilité et de certitudes, dit-il, et les revendications des radicaux, notamment celles appelant à une profonde révision constitutionnelle, ne lui apporteront ni l’une ni les autres. On s’affronte donc, avec violence et éloquence : faut-il amnistier tout de suite les communards ? Faut-il supprimer le budget du culte et séparer l’église de l’État ? Une réforme constitutionnelle doit-elle supprimer le Sénat, cénacle de notables non élus au suffrage universel et chargés de faire contrepoids à l’Assemblée nationale ? Et si le peuple est souverain, pourquoi le pouvoir exécutif a-t-il plus de pouvoir que le pouvoir législatif ? Les députés doivent-ils voter en conscience ou sont-ils tenus de respecter impérativement leur mandat ? Et s’ils trahissent leurs électeurs, n’est-il pas juste que ces derniers puissent les révoquer ?

Tout cela est au coeur des polémiques secouant le monde républicain, alors que pointe au mitan des années 1880 un nouveau péril : le socialisme. Péril car les radicaux se considèrent comme les défenseurs des ouvriers. Or, « une rhétorique extrémiste (côtoie) de plus en plus une pratique réformiste modérée », nous dit Daniel Mollenhauer. Les radicaux se déchirent entre une aile, surtout provinciale, qui a fini par se faire une belle place dans le monde politique, et un noyau d’intransigeants qui entend resté fidèle à la radicalité d’antan ; noyau qui, bientôt, ira se perdre dans l’aventure du Général Boulanger. On ne rêve plus d’une « vraie » république, on saisit les opportunités qu’offre celle en place… Quant à l’utopie, elle irriguera désormais la pensée syndicaliste-révolutionnaire.

samedi, janvier 13 2024

Paris, 1924 : règlement de comptes politico-syndical

Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grange-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.

Que s’est-il passé le 11 janvier 1924 à Paris, dans la Maison des syndicats ? L’histoire est connue de celles et ceux qui s’intéressent au syndicalisme de l’entre-deux-guerres. Résumons-la. Lors d’un meeting du tout jeune Parti communiste, une bagarre violente éclate entre communistes et anarchistes venus y apporter la contradiction. Dans le tumulte, des coups de feu sont tirés, faisant deux morts et de nombreux blessés. De chaque côté, on accuse l’autre d’être responsable de cette tragédie et on revendique tout ou partie des victimes. La police s’en mêle mais jamais elle ne parviendra à arrêter les auteurs des coups de feu. Les témoins se taisent par mépris de la justice bourgeoise…

Boulouque.jpg

L’histoire est connue mais elle ne l’est pas tant que cela. D’où l’intérêt du travail de Sylvain Boulouque qui a réuni dans ce livre articles de la presse militante et rapports policiers.
Pour comprendre un tel drame, il faut en rappeler le contexte historique. A la scission politique de 1920 qui donne naissance au Parti communiste répond en 1922 une scission syndicale : l’aile révolutionnaire de la CGT fonde la CGTU1. Mais les tensions sont fortes entre les militants libertaires attachés viscéralement à l’indépendance du syndicalisme et ceux qui sont favorables à une liaison étroite avec le Parti communiste : à chaque congrès confédéral, cette question est au coeur des affrontements. Quand le Parti communiste décide d’investir la maison des syndicats pour y tenir un meeting, les libertaires font pression pour qu’en ce lieu les communistes n’abordent pas les questions syndicales. Lors dudit meeting qui rassemble plus d’un millier de personnes, les esprits s’échauffent entre une salle acquise au PC et un groupe de quelques dizaines d’anarchistes membres du syndicat du bâtiment. On s’insulte, on échange des horions, on se balance des sièges à la figure. Quand le rugueux Albert Treint, chef du PC, ancien militaire devenu instituteur, prend la parole, le tumulte est à son comble, et c’est à ce moment que les coups de feu éclatent. Qui a tiré ? Les anarchistes, répond le journal L’Humanité, ou bien des agents provocateurs qui se seraient glissés dans leurs rangs pour semer le trouble et faire ainsi le jeu de la bourgeoisie. Les communistes, réplique Le Libertaire, parce que les politiciens rouges ne supportent pas la contradiction, comme en atteste la politique répressive menée à Moscou. Et durant les semaines qui suivent, les deux organes de presse se disputent les victimes : les deux morts étaient anarchistes clame Le Libertaire ; non, l’un d’eux était lecteur de L’Humanité, répondent les communistes ! Tout ce que l’on peut dire, c’est que les libertaires assistèrent en masse à l’inhumation du malheureux Adrien Poncet, plombier et ancien déserteur vivant sous une fausse identité, tandis que les communistes appelèrent à participer aux obsèques de l’ajusteur Nicolas Clos.

Et la police dans tout ça. Elle essaie d’y voir clair mais elle n’est guère aidée par les militants qu’elles convoquent. La plupart disent n’avoir rien vu de précis, et puis, s’ils avaient vu quelque chose, ils n’iraient certainement pas moucharder ! Combien y a-t-il eu de tireurs ? Un, peut-être deux, voire quatre… nul ne le sait ! La police enquête tout en sachant qu’une commission d’enquête de la CGTU s’est mise en place et a fini par établir que les responsables sont deux communistes, sans doute membres du service d’ordre du PC. Ont-ils tiré à la demande d’Albert Treint ? Sylvain Boulouque l’affirme : ce 11 janvier 1924, l’objectif était de bien de faire taire « toute expression divergente dans le mouvement ouvrier ».


1. La CGTU est une organisation méconnue. Signalons la publication du travail de Jean Charles : Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2023.

lundi, janvier 8 2024

Les Taliban et la justice : l'hégémonie par le droit

Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux taliban en Afghanistan, CNRS Editions, 2021.

Le livre qu’Adam Baczko consacre aux tribunaux Taliban dans cet Afghanistan en guerre depuis quarante ans est plus que riche d’enseignements, quand bien même la situation d’aujourd’hui est fondamentalement différente de celle qu’il a connue quand il a mené son enquête : entre 2010 et 2013, le pays était sous occupation américaine et le pouvoir central entre les mains du très controversé Hamid Karzai.

Baczko.jpg
Inutile d’être juriste ou spécialiste d’Asie centrale pour trouver de l’intérêt à cette lecture qui répond d’une certaine façon à une question que beaucoup se posent : comment diable des Afghans peuvent-ils soutenir ou supporter ces fous de Dieu obscurantistes et barbares ?
Dans un pays ravagé par des décennies d’affrontements, sur un territoire où règnent des seigneurs de guerre mettant en coupe réglée les zones qu’ils contrôlent, où les élites sont autant militaires qu’économiques, où la corruption est omniprésente à tous les niveaux, savoir qu’en cas de problème des juges seront là pour rendre justice avec intégrité revêt une importance considérable… quand bien même, du fait de la guerre civile, la validité des actes juridiques dépend des rapports de force militaires. Comme le répètent des Afghans rencontrés par Adam Baczko, les juges Taliban, détenteurs d’une double légitimité (juridique et religieuse) jugent bien et mieux que les autres, ils ne sont pas corrompus comme les juges dépendant du pouvoir central à qui il suffit de graisser la patte pour gagner son procès, et ils l’affirment d’autant plus aisément qu’ils ne les soutiennent pas politiquement.

Les Taliban ont compris l’importance du droit pour se rendre légitimes notamment aux yeux d’une population essentiellement rurale et conservatrice, épuisée par tant de misère, de violence et d’injustice : une population peu argentée qui veut des réponses rapides à ses problèmes, qu’ils concernent les mœurs, la transmission des héritages, les conflits fonciers ou de voisinage, les querelles commerciales ; une population qui apprécie que les juges ne soient pas du cru (gage d’impartialité) et qu’ils soient régulièrement contrôlés par le mouvement lui-même, toujours inquiet à l’idée que des juges ou des commandants militaires se constituent des fiefs et s’autonomisent.
Pour nombre d’Afghans, la justice n’est pas qu’une affaire de procédures. Un jugement sera respecté à partir du moment où les deux parties auront la certitude que le juge a été impartial, neutre, sans préjugé ethnique et que son verdict sera suivi d’effet. Comme l’écrit l’auteur, la force du droit repose sur sa « capacité à faire reconnaître socialement les décisions des juges comme des actes juridiques – et non politiques – alors même qu’elles ont une dimension très politique ». Car les Taliban, à travers le droit, ne cherche qu’une chose : moraliser la société.

Avec la justice Taliban, qui a pour unique boussole la charia mais qui n’est pas hermétique aux us et coutumes locaux et aux accommodements, un problème se règle ainsi en une poignée de jours la plupart du temps. Mais les juges en conviennent : la loi du Talion facilite les choses ! Juger un meurtre est en effet moins chronophage qu’un litige foncier opposant deux communautés. Nonobstant, la justice expéditive répond aux préoccupations d’une population lassée des passe-droits et des incertitudes, et le système de justice mis en place par Mollah Omar et consorts « s’est imposé comme une des rares sources de prévisibilité dans le quotidien des Afghans ».

vendredi, décembre 29 2023

Lectures 2023

Paul-Loup Weil-Dubuc, L'injustice des inégalités de santé, Editions Hygée, 2023.
Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen-âge. Une double biographie (14e - 15e siècle), CNRS Editions, 2023.
Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.
Maurice Rajsfus, L'an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022.
Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d'une conception dominante du travail, PUR, 2023.
Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grande-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.
Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2023.
Jean-PIerre Olivier de Sardan, L'enchevêtrement des crises au Sahel. NIger, Mali, BUrkina Faso, Karthala, 2023.
Politique africaine (Revue), n°169 (La Guinée depuis Condé), Karthala, 2023.
Collectif à l'Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques, PUR, 2023.
Les Etudes du CERI, n°264-265 (Amérique latine. L'année politique 2022), CERI, 2023
Tom Thomas, "Quoi qu'il en coûte" ou la fuite en avant du capitalisme, Editions Critiques, 2021.
Moyen-Orient (Revue), n°56 (Liban : un Etat en voie de disparition ?), 2022.
Moyen-Orient (Revue), n°60 (Les Palestiniens. Un peuple déchiré en quête de paix), 2023.
Roberto Nigro, Antonio Negri. Une philosophie de la subversion, Editions Amsterdam, 2023.
François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. la révolution indicible, Presses de SciencesPo, 2023.
Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Tamara Boussac, L'Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Presses de SciencesPo, 2023. --- Ma chronique
Georges Ribeill (Textes rassemblés et présentés), Bakounine, Marx. La grande discorde, Les Nuits rouges, 2023.
Georges Lefebvre, Quatre-vingt-neuf, Editions sociales, 2023.
Daniel Mollenhauer, A la recherche de la "vraie république". Les radicaux et les débuts de la Troisième République 1870-1890, Le Bord de l'eau, 2023.
Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Karine Parrot, Etranger, Anamosa, 2023.
Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux, 2023. --- Ma chronique.
Etienne Penissat, Classe, Anamosa, 2023. --- Ma chronique.
Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, Champ Vallon, 2023. --- Ma chronique.
Hirsch/Le Dem/Préneau, Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945), Syllepse, 2023. --- Ma chronique.
Collectif,James Guillaume. L'émancipation par les savoirs, Noir et rouge, 2021. --- Ma chronique.
Denis Cogneau,Un empire bon marché. Histoire et économie politique de la colonisation française, 19e - 21e siècle, Seuil, 2023.
Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des origines du 1er mai, Lux, 2023. --- Ma chronique.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Gallimard, 2021.
Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Jean-François Bayart, L'énergie de l'Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique, La Découverte, 2022.
Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, L'oeuvre-vie d'Antonio Gramsci, La Découverte, 2023.
Alternatives Sud (Revue), Transition "verte" et métaux "critiques", Centre tricontinental, 2023.
Edouard Jourdain, Géopolitique de l'anarchisme. Vers un nouveau moment libertaire, Le Cavalier bleu, 2023.
Politique africaine (Revue), n°167 (Varia), Karthala, 2022.
Karl Jacoby, Crimes contre la nature. Voleurs, squatters et braconniers : l'histoire cachée de la conservation de la nature aux Etats-Unis, Anarcharsis, 2021.
Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen âge à nos jours, CNRS Editions, 2022. --- Voir ma chronique.
Politique africaine (revue), n°168 (L'anti-genre en Afrique. Une catégorie globale en pratiques), Karthala, 2022.
Romain Jeanticou, Terres de luttes, Seuil, 2023.
Dominique Colas, Poutine, l'Ukraine et les statues de Lénine, Presses de SciencesPo, 2022. --- Ma note.
L'Economie politique (Revue), n°98 (Penser l'économie au-delà de la croissance), Alternatives économiques, 2023.
Laurent Joly, La falsification de l'Histoire. Eric Zemmour, l'extrême-droite, Vichy et les Juifs, Flammarion, 2023.
Jean-François Draperi, Le fait associatif dans l'Occident médiéval. De l'émergence des communs à la suprématie des marchés, Le Bord de l'eau, 2021.
Rachid Laïreche (sous la direction de), Morts avant la retraite. Ces vies qu'on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023. --- Ma chronique.
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l'ultra-gauche, Editions divergentes, 2023.
Alain Caillé, Extrême droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023. --- Ma chronique.
Nicolas Rouillé, T'as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d'u travailleur en maison de retraite, Lux, 2023. --- Ma chronique.
Manuel Cervera-Marzal, Résister. Petite histoire des luttes contemporaines, 10/18, 2022.
Christian Mahieux, Désobéissances ferroviaires, Syllepse, 2021.
Pierre Bourdieu, Impérialismes. Circulation internationale des idées et luttes pour l'universel, Raisons d'agir, 2023.
Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970, Anamosa, 2023. --- Ma chronique.
Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Ecosociété, 2023. --- Ma chronique.
Gilles Reckinger, Oranges amères. Un nouveau visage de l'esclavage en Europe, Raisons d'agir, 2023.
Laurent Gayer, Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi, CNRS Editions, 2023.
Besson / Ducret / Lancereau / Larrère, Le Puy du faux. Enquête sur un parc qui déforme l'histoire, Les Arènes, 2022.
Arthur Pouliquen, Georges Sorel. Le mythe de la révolte, Editions du Cerf, 2023. --- Ma chronique.
George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022. --- Ma chronique.
Anne-Sophie Anglaret, Au service du maréchal ? La Légion française des combattants (1940-1944), CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Cahiers français, n°431 (L'agriculture à l'heure des choix), La Documentation française, 2023.
Lola Zappi, Les visages de l'Etat social. Assistantes sociales et familles populaires durant l'entre-deux-guerres, Presses de SciencePo, 2022. --- Ma chronique.
Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021. --- Ma chronique.
Joe Jacobs, Nouvelles du ghetto. Combattre le fascisme à Londres (1925-1939), Syllepse, 2023. --- Ma chronique.
Ralf Ruckus, La voie communiste vers le capitalisme. Luttes sociales et sociétales en Chine de 1949 à nos jours, Les Nuits rouges, 2022.
Pankaj Mishra, L'âge de la colère. Une histoire du présent, Zulma Essais, 2022.
Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2023. --- Ma chronique.
Collectif, L'Usine. Parcours de femmes et d'hommes à Tréfimétaux, Une tour une histoire, 2022. --- Ma chronique.
Déborah Cohen, Peuple, Anamosa, 2023. --- Ma chronique.
Brendan McGeever, L'antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022. --- Ma chronique.
Jean-François Chanet, Clemenceau. Dans le chaudron des passions républicaines, Gallimard, 2021.
Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), CNRS Editions, 2022. --- Ma chronique.
Peter McPhee, Robespierre. Une vie révolutionnaire, Classiques Garnier, 2022 --- Ma chronique.
Michaël Heinrich, Critique de l'économie politique. Une introduction aux trois livres du Capital de Marx, Smolny..., 2021.
Christophe Batardy et Matthieu Boisdron, 1977. Nantes bascule à gauche, Editions Midi-Pyrénéennes, 2022.
Laurent Joly, L'Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Flammarion, 2020.
Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (15e - 18e siècles), Albin Michel, 2021.
Politique africaine (Revue), n°166 (France-Rwanda : rapports, scénes et controverses françaises), Karthala, 2022.
Estelle Deléage, Paysans alternatifs, semeurs d'avenir, Le Bord de l'eau, 2023. --- Ma chronique.
Faire (Revue), n°49 (Crise et avenir de la classe ouvrière), 1979.
Farid Ameur, Le Ku Klux Klan, Fayard, 2016.
Claude Fohlen, Histoire de l'esclavage aux Etats-Unis, Perrin, 1998.
William Morris, La civilisation et le travail, Le Passager clandestin, 2013.
Maxime Leroy, Les précurseurs français du socialisme de Condorcet à Proudhon, Editions du temps présent, 1948.
Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique 19e-20e siècle, Fayard, 2001.
Augusto Forti, Aux origines de l'Occident : machines, bourgeoisie et capitalisme, PUF, 2011.
Charles MacDonald, L'ordre contre l'harmonie. Anthropologie de l'anarchie, Editions Petra, 2018.
Siblot/Cartier/Coutant/Masclet/Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015.
Arguments, Révolution/Classe/Parti, 10/18, 1978.
Pierre Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Gallimard, 2000.
Raoul Girardet, Le nationalisme français. Anthologie 1871-1914, Seuil, 1983.
Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile. Femmes islamiques d'Iran, Karthala, 1991.
Robert Gerwarth, Les vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires 1917-1923, Seuil, 2017.
Bernard Groethuysen, Origines de l'esprit bourgeois en France. L'église et la bourgeoisie, Gallimard, 1977 (1927).
Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, Stock, 1897.
Raphaël Liogier, La guerre des civilisations n'aura pas lieu. Coexistence et violence au 21e siècle, CNRS Editions,2016.
Pietro Nenni, Vingt ans de fascisme. De Rome à Vichy, Maspero, 1960.
Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.
Roland Marx, Mort d'un amiral. L'IRA contre Mountbatten, Calmann-Lévy, 1985.
Sonia Dayan-Herzbrun et Maurice Goldring (sldd), Appartenances et ethnicité, Kimé, 1998.
Belissa, Bosc, Dalisson et Deleplace, Citoyenneté, république, démocratie en France 1789-1899, Ellipses, 2014.
Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, Seuil, 2018.
Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
Nicole Racine et Louis Bodin, Le Parti communiste français pendant l'entre-deux-guerres, Presses FNSP, 1982.
L'homme et la société (Revue), Les mille peaux du capitalisme (II), L'Harmattan, 2015.
Alain Testart, ''Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités, Gallimard, 2022 (1982).
Claude Lefort, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.
Nicolas Werth, Histoire de l'Union soviétique, PUF, 1990.
Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l'exclusion. Enquête sociologique au coeur des problèmes d'une communauté, Fayard, 1997 (1965).
Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
Léon Poliakov, De l'antisionisme à l'antisémitisme, Calmann-Lévy, 1969.
François Hourmant, Les années Mao en France avant, pendant et après Mai 68, Odile Jacob, 2018.
Jean Favier, De l'or et des épices. Naissance de l'homme d'affaires au Moyen âge, Fayard, 1987.
Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte, 2017.
Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, La Découverte, 2013.
Jean-Clément Martin, Les échos de la Terreur. Vérités d'un mensonge d'Etat 1794-2001, Belin, 2018.
George Orwell, La ferme des animaux, Folio, 1993.
Jean-Marie Mayeur, Les débuts de la Troisième République 1871-1898, Seuil, 1973.
Tal Bruttmann et Laurent Joly, La France antijuive de 1936, CNRS Editions, 2006.
Nicolas Machiavel et Simone Weil, La révolte des Ciompi. Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle, CMDE/Smolny, 2013.
Maurice Dommanget, 1793 : les Enragés contre la vie chère / Les curés rouges : Jacques Roux, Pierre Dolivier, Spartacus, 1976.

Mes lectures de décembre 2023

Paul-Loup Weil-Dubuc, L'injustice des inégalités de santé, Editions Hygée, 2023.
Laure-Hélène Gouffran, Etre marchand au Moyen-âge. Une double biographie (14e - 15e siècle), CNRS Editions, 2023.
Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.
Maurice Rajsfus, L'an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022.
Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d'une conception dominante du travail, PUR, 2023.
Sylvain Boulouque, Meurtres à la Grande-aux-Belles. Quand les communistes flinguaient les anarchistes, Editions du Cerf, 2024.
Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2023.
Jean-PIerre Olivier de Sardan, L'enchevêtrement des crises au Sahel. NIger, Mali, Burkina Faso, Karthala, 2023.
Faire (Revue), n°49 (Crise et avenir de la classe ouvrière), 1979.
Farid Ameur, Le Ku Klux Klan, Fayard, 2016.
Claude Fohlen, Histoire de l'esclavage aux Etats-Unis, Perrin, 1998.
William Morris, La civilisation et le travail, Le Passager clandestin, 2013.

- page 1 de 31