Le Monde comme il va

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dimanche, mars 30 2025

Mes lectures de mars 2025

Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès, Raisons d'agir, 2024.
Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle, Le coût de la mort. La Sécurité sociale jusqu'au bout, Editions du Détour, 2025.
Martin Buber et Paul Mendes-Flohr, Une terre et deux peuples. La question judéo-arabe, Lieu commun, 1985.

jeudi, mars 20 2025

Jacqueline Manicom, une féministe oubliée

Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, Editions de l’Atelier, 2025.

Sur la couverture du livre, deux visages font face à l’objectif. Il y a Simone de Beauvoir, figure du féminisme et intellectuelle majeure, et, derrière elle, une militante aujourd’hui oubliée : Jacqueline Manicom. L’historienne et journaliste Hélène Frouard lui rend hommage dans une biographie publiée par les Editions de l’Atelier.

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« Jacqueline Manicom la révoltée » a la peau noire, mais dans le contexte antillais qui l’a vu naître, sa noirceur est singulière : elle est issue d’une famille de migrants indiens qui a posé ses valises aux Antilles dans les années 1860 ; née en 1935, c’est un enfant quarteron car son grand-père biologique n’est pas ce modeste ouvrier agricole du nom de Manicom mais le planteur chez lequel il s’échine.
Ses parents voient grand pour elle. Jacqueline découvre l’école privée catholique, autrement dit l’école des Blancs créoles. Mais l’élève brillante est obligée d’arrêter ses études l’année du bac pour aider sa mère qui attend son dixième enfant. Elle se rêvait médecin, elle deviendra sage-femme, métier-passion qu’elle apprend et exerce en Martinique puis en France à la fin des années 1950.

Sa conscience féministe et socialiste s’affermit au contact des drames humains qu’elle côtoie : la mortalité infantile est importante, tout autant que les grossesses multiples ; l’éducation sexuelle ? Elle est absente du parcours des soignées comme des soignants ; les médecins ? Ils sont sexistes, paternalistes et méprisants, sauf Jacques qu’elle épouse et avec qui elle aura un enfant. Mais la belle-famille (bourgeoise) ne tient pas à voir une négresse entrée dans sa généalogie. Aussitôt mariée, aussitôt divorcée, Jacqueline retourne aux Antilles où avec les communistes guadeloupéens, elle met sur pied le Planning familial. Elle côtoie également les milieux indépendantistes et tombe amoureuse d’un gauchiste parisien avec qui elle retourne à Paris en 1964.
Là, Jacqueline se met à l’écriture. Contactée, Simone de Beauvoir l’encourage dans cette voie, mais il lui faudra attendre 1972 pour que son premier roman sorte en librairies. Deux ans plus tard, elle publie un second roman qui, comme le premier, est une dénonciation du sexisme, du racisme omniprésent et de la difficulté à vivre une relation saine dans un cadre colonial ; c’est aussi une critique rude de l’institution médicale, notamment des médecins tout-puissants qui méprisent femmes et sage-femmes, mais aussi de ces « erreurs médicales » que l’on met sous le boisseau. Et certains ne le lui pardonneront pas...

Jacqueline la révoltée est à fleur de peau. Elle mêle de front une vie de famille compliquée, une vie professionnelle épuisante et une vie militante exaltante mais parfois violente et dont il faut gérer psychologiquement les périodes de reflux. Toute sa vie, elle qui avait soif de reconnaissance s’est heurtée à des murs : murs du sexisme, du racisme, de la société de classes. Dans une lettre à Simone de Beauvoir écrite en 1966, elle se disait « perdue, traquée par un monde blanc et puissant ». Nulle part, elle ne s’est sentie à sa juste place…
Au mitan des années 1970, Jacqueline Manicom s’avoue épuisée. Le 22 avril 1976, elle prend la plume et écrit qu’elle en a assez d’être noire, pauvre et de se battre pour survivre. Elle avale des barbituriques et s’ôte la vie.
Bientôt une école maternelle parisienne portera son nom. Bel hommage pour une militante féministe qui, sa vie durant, s’est consacrée à l’émancipation des femmes (et des femmes noires), et qui considérait que l’éducation devait leur apporter, pour paraphraser Fernard Pelloutier, « la science de leur malheur ».

mercredi, mars 12 2025

Indispensables et indésirables : les travailleurs coloniaux dans la France en guerre

Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.


« Indispensables et indésirables », tel est le titre du livre passionnant de l’historien Laurent Dornel. Qui sont ces hommes qui tourmentent ainsi l’État français durant la Première Guerre mondiale ? Des travailleurs coloniaux et des immigrés chinois que le pouvoir vient de recruter.


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Le conflit bat son plein, on meurt en masse sur les champs d’horreur, et les bras manquent pour faire tourner la machine de guerre à plein régime. La mobilisation des femmes dans les industries de guerre ne suffisant plus, le gouvernement d’Union sacrée tourne alors son regard vers cet immense réservoir de main-d’oeuvre que représente l’Empire colonial. Pour la première fois de son histoire, la France devient une terre d’immigration massive. Ils seront ainsi plus de 200 000 à fouler le sol de la patrie des droits de l’homme et à découvrir l’univers usinier. Ils sont Maghrébins, et de statuts différents puisque seule l’Algérie est une colonie ; ils sont Malgaches, Indochinois, et donc Chinois, ressortissants d’un pays indépendant mais gérés par l’État français comme s’ils étaient des colonisés. Ils ont été recrutés et affectés à des postes correspondant aux qualités de leurs races respectives : ainsi le Malgache est docile mais peu robuste, tout comme l’Annamite indolent qui excelle dans les « travaux d’adresse » , ce qui en fait une « main d’oeuvre quasi féminine » ; le Chinois du nord est plus indiscipliné que celui du sud, plus robuste et docile… Il y a des races faites pour le labeur industriel comme il existe des races faites pour la guerre1, c’est ainsi...

Indispensables, ces hommes le sont donc pour produire de quoi poursuivre la boucherie. Indésirables, ils le sont tout autant car le gouvernement se méfie des conséquences qu’un séjour prolongé sur la terre de France pourrait produire sur des individus qui n’ont connu jusqu’alors et pour la plupart que l’ordre colonial et le code de l’indigénat. Ils pourraient prendre goût à une liberté, même relative, au point d’en devenir insolents...
Cette masse ouvrière qui débarque en masse à partir de 1916 est donc à surveiller comme le lait sur le feu. Tout d’abord, il faut apprendre à ces « grands enfants paresseux » l’ordre, la discipline, l’assiduité au travail et le respect du à la race supérieure. Il faut également qu’ils comprennent qu’ils ont un lieu d’affectation et qu’il n’est pas question qu’ils l’abandonnent et se transforment en travailleurs libres ou se mettent à vagabonder pour échapper aux conditions de travail et de vie qu’on leur impose ; car ces travailleurs coloniaux furent loin de se montrer dociles en toutes circonstances. Il faut tout faire pour empêcher que les « races » se côtoient, voire même que ces hommes à la « mentalité primitive » développent des relations amicales avec les travailleurs français. Tout est fait pour qu’ils restent entre eux et « se mêlent le moins possible à notre vieille race française » : Laurent Dornel souligne que la volonté de l’Etat est bien de « favoriser le maintien de la culture d’origine » car ces hommes, par essence inassimilables, sont destinés à retourner chez eux la guerre finie. C’est pourquoi le pouvoir craint par dessus tout que ces coloniaux à la sexualité évidemment débridée n’abusent de la crédulité des jeunes femmes françaises, les poussent au mariage ou, pire, les engrossent. Le métissage, c’est l’ennemi : « toléré en situation coloniale il est impensable lorsqu’il met en cause la domination blanche » en France comme de l’autre côté de la Manche. Comme l’a écrit le Sunday Times, « nous trouvons naturellement choquant que des hommes de couleur fréquentent des femmes blanches, même les plus humbles ».
En 1919-1920, la plupart des Indésirables ont été rapatriés. Leur séjour en France en a-t-il fait de loyaux sujets ? Rien n’est moins sûr...

1. Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.

mardi, mars 4 2025

Paysannes, les oubliées de l'histoire

Jean-Philippe Martin, Paysannes. Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 1960 à nos jours, Editions de l’Atelier, 2025.

Longtemps, elles furent les oubliées de l’histoire, et il est heureux qu’aujourd’hui, des livres, des bandes dessinées, des documentaires audiovisuels, des films leurs soient consacrés. Avec Paysannes. Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 1960 à nos jours, l’historien Jean-Philippe Martin nous met dans les pas des pionnières de ce combat pour l’émancipation des agricultrices. Indispensables à la bonne tenue des exploitations, elles n’étaient que des femmes d’agriculteurs, des aides familiaux. Il fallut attendre les années 1980 pour qu’enfin, juridiquement, elles soient reconnues comme de véritables actrices du monde paysan. En s’appuyant sur les archives syndicales et un travail d’enquête orale, Jean-Philippe Martin retrace plus d’un demi-siècle de luttes pour la reconnaissance sociale et l’émancipation.

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Les femmes n’ont pas attendu mai 1968 pour faire entendre leurs voix dans les organisations syndicales et de jeunesse, notamment dans cette fabrique d’élites modernistes que fut la JAC (Jeunesse agricole catholique). C’est dans ce creuset que la nouvelle génération féminine s’affirme, commence à questionner l’ordre moral. Celles qui se couchent tard et se lèvent tôt, qui courent toute la journée et jonglent sans temps mort entre travail sur la ferme et gestion du foyer, veulent avoir voix au chapitre sur l’exploitation comme dans le syndicat. Accaparées par la ferme du matin au soir, elle étouffent et veulent rompre l’isolement. Mais pour cela, il leur faut vaincre les résistances, tant masculines que féminines, et porter le fer au sein même du foyer, de la famille et de la communauté.
L’après-68 booste ce désir d’émancipation, surtout dans cette gauche syndicale qui émerge sous le nom de « paysans-travailleurs ». Des femmes, notamment celles dont le capital culturel est supérieur à la moyenne, s’organisent, avec ou sans l’assentiment du conjoint, et imposent leur présence dans les luttes comme dans les instances syndicales, même si celles-ci demeurent des espaces essentiellement masculins. Les questions du statut et des droits sociaux, de la formation professionnelle, du « partage équitable et réel du travail », de l’adaptation du matériel agricole comme de la maîtrise de sa sexualité sont au coeur de leurs combats. Elles veulent vivre dans leur foyer les idées qu’elles défendent dans les luttes, nombreuses, qui secouent le monde paysan d’alors. Minoritaires ? Elles l’étaient et le restèrent tant les obstacles à surmonter étaient nombreux pour celles, notamment les mères de famille, qui souhaitaient s’investir.

Dans les années 1980, elles parviennent à arracher, péniblement, des droits nouveaux qu’ils concernent le statut d’agricultrice ou le congé maternité ; aboutissement de combats longs menés par une minorité de femmes pugnaces et combatives. Féministes ? Certaines l’étaient, remettant en question l’ordre patriarcal, quand d’autres refusaient une qualification qui renvoyait trop à leurs yeux à un monde intellectuel et urbain dont les préoccupations centrales leur semblaient très éloignées des leurs. En ce sens, ces paysannes rebelles ne se distinguaient guère de nombre d’ouvrières tout aussi en colère.
Aujourd’hui, le fait que des femmes parviennent à la tête d’organisations syndicales nationales tant ouvrières que paysannes ne doit pas laisser entendre que le problème est réglé. Le sexisme ordinaire irrigue toujours les têtes de beaucoup : il va falloir nous dit l’auteur, « faire admettre à la société et d’abord aux agriculteurs que ce métier est aussi un métier féminin. »

vendredi, février 28 2025

Mes lectures de février 2025

Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2025.
Michèle Riot-Sarcey, Mais où est passée l'émancipation ?, EDitions du Détour, 2025.
Alessandro Stanziani, Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique, La Découverte, 2024.
Thomas Hochmann, "On ne peut plus rien dire...". Liberté d'expression : le grand détournement, Anamosa, 2025.
Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, Editions de l'Atelier, 2025.
Jean-Marie Brohm, Critiques du sport, Bourgois, 1976.
Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l'histotiographie dominante, Editions sociales, 2017.
Jacques Valier, Brève histoire de la pensée économique d'Aristote à nos jours, Flammarion, 2005.
Hans Magnus Enzensberger, La grande migration. Vues sur la guerre civile, Gallimard, 1995.

mercredi, février 26 2025

Refuser de parvenir

CIRA, Refuser de parvenir, Nada Editions, 2024.

Il y a près d’une décennie, les éditions Nada publiaient un ensemble de textes réuni sous le titre de Refuser de parvenir. Idées et pratiques. Elles nous proposent aujourd’hui, judicieusement, la réédition de la partie historique et théorique de ce travail. Judicieux ? Oui, puisqu’il ne vous aura pas échappé que depuis une poignée d’années, des jeunes à fort capital culturel et scolaire, et souvent issus des classes moyennes et supérieures, ont décidé de « bifurquer », d’abandonner leurs études et ses promesses de postes à responsabilité avec le salaire qui va avec, pour s’investir dans des activités ayant à leurs yeux « du sens ». Certains salueront ce choix courageux, d’autres se gausseront de cette possible passade pour la radicalité qui leur rappellera peut-être la trajectoire de certains soixante-huitards…

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L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré à Albert Thierry, fils d’ouvrier maçon, brillant étudiant qui, par conviction, a choisi de rester un humble instituteur ; un instituteur qui déteste les programmes, l’émulation, la discipline, qui a conscience que la défiance des élèves est une défiance de classe ; un instituteur qui veut repenser l’éducation en transformant le travail scolaire.

Nous sommes avant 1914, Albert Thierry a lu Proudhon, Sorel, Pelloutier, Tolstoï, et il est convaincu que s’extraire de sa condition sociale ne peut qu’entraîner la trahison, le reniement, les compromis : « Il est impossible à un véritable révolutionnaire de parvenir à quoi que ce soit, dans la société telle qu’elle est » écrit-il ; plus pondéré, le célèbre historien Jules Michelet, fils de typographe, avait souligné que la difficulté « n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi. »
Le refus de parvenir est donc un choix éthique qu’on ne saurait réduire à sa dimension ascétique et sacrificielle : par amour de la classe ouvrière, je renonce à faire carrière, je dénonce la méritocratie républicaine et ses distinctions, et je me fais serviteur désintéressé du prolétariat. L’intellectuel doit « aller dans le peuple », comme le clamait Bakounine en son temps, mais pas pour s’en faire le tuteur. Le refus de parvenir est porté par la conviction que le prolétariat peut s’émanciper en prenant conscience de son malheur, et c’était l’une des fonctions dévolues aux bourses du travail d’alors qui s’efforçaient de « mettre à la portée des ouvriers toutes les connaissances du temps présent dans tous les domaines ». Il est aussi un « moyen d’entretenir la culture de classe » au moment où le syndicalisme, passé sa phase révolutionnaire, s’institutionnalise et se fonctionnarise… tout comme le socialisme.

Un siècle a passé. La posture ouvriériste n’est plus tenable à l’heure de la massification scolaire et de la transformation continue des modèles productifs, même si l’université recrache chaque année des milliers de diplômés dont la machine capitaliste n’a pas besoin. Mais dans un monde qui confond liberté et code-barre, dans une société où narcissisme, frustration, dépression et cupidité s’emparent des écrans, refuser de parvenir ou, pour le dire avec les mots d’Albert Thierry, « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi », n’a rien perdu de sa pertinence subversive.

dimanche, février 9 2025

Sur les routes du poison nazi

Anne Mathieu, Sur les routes du poison nazi. Reporters et reportrices de l’Anschluss à Munich, Syllepse, 2024.

En 2020, Anne Mathieu nous mettait dans les pas de reporters et journalistes antifascistes ayant traversé les Pyrénées pour participer, par la plume, à la guerre civile espagnole1. Aujourd’hui, avec son nouvel ouvrage, Sur les routes du poison nazi, cette universitaire spécialiste des années 19302 nous propose de suivre certains d’entre eux en Europe centrale, au moment où Hitler se fait, en actes forts, le défenseur d’une germanité menacée et le bâtisseur d’un Reich ethniquement pur.

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Ces reporters, hommes et femmes, vont, nous dit l’autrice, « là où personne ne se rend (…) là où les ennemis politiques se trouvent ». Ce n’est pas encore la guerre mais l’atmosphère en a l’avant-goût.
Nous sommes donc en 1938, et « un nouveau front s’ouvre à l’Est ». Alors que l’Espagne républicaine plie, sans encore rompre, sous les coups des troupes franquistes appuyées par l’Italie et l’Allemagne, de sombres nuages planent au-dessus de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie.

L’Autriche indépendante est en sursis. A dire vrai, son indépendance était depuis une poignée d’années toute relative. L’heure est donc à la réunification (Anschluss). Les nazis allemands comme autrichiens ont gagné la partie. Abasourdi, un reporter écrit : « L’Autriche (agonise) dans les hurlements d’une foule hystérique, dans les Sieg Heil (…) scandés à tous les coins de rue ». Vient le temps de l’épuration, de la délation, de l’Inquisition et de la terreur. Socialistes, communistes, Juifs, du moins ceux qui n’ont pas pris le chemin de l’exil, commencent à remplir les camps dits de travail, quant ils ne sont pas, plus simplement, froidement liquidés.
Atmosphère différente à Prague face à la menace nazie, puisque Hitler entend annexer les Sudètes, région germanophone dans laquelle il dispose d’appuis forts. Aux Autrichiens applaudissant à leur asservissement, les reporters opposent les Tchèques, « peuple fort, réfléchi et discipliné », prêts à se battre pour la liberté ; et peuple accueillant pour celles et ceux qui fuient la terreur. Les reporters soulignent le courage des antifascistes des Sudètes, tentant de survivre dans un environnement hostile. Ici comme ailleurs, les nazis sont partout, dans la rue et les lieux de travail. A qui parler ? Vers qui se tourner ? Quand la délation est honorée, qu’ « il y a toujours des oreilles hostiles pour entendre, des yeux aigus pour guetter », difficile de trouver des interlocuteurs...
Et puis il y a Munich, et son accord qui a le goût de la honte et signe le « règne de la violence triomphante ». Abandonnée par la France et l’Angleterre, la Tchécoslovaquie est dépecée. La plume des reporters se fait amère: les Tchèques ont tout connu, dit l’un d’eux, mais « ils n’avaient pas encore connu l’abandon » ; un second écrit : « J’ai vu cette nuit mourir une nation qui avait été l’alliée fidèle de la France et l’avait aimée. (…) Elle est morte d’avoir cru en la parole des hommes qui gouvernent mon pays et j’ai passé une nuit de honte ».

Ce ne sera pas la dernière pour ces travailleurs intellectuels qui « eurent la conscience aiguë que le poison nazi se répandait à une rapidité que leur information scrupuleuse ne parvenait pas à maîtriser. »

1 Anne Mathieu, Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, Syllepse, 2020.
2 Elle dirige la revue Aden.

mardi, février 4 2025

La Saint-Barthélemy revisitée

Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, La Découverte, 2024.

A sa sortie en 2021, le livre de Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, avait attiré l’attention. Et c’était légitime. Outre sa qualité d’écriture, l’historien ne nous proposait pas « une autre histoire de la Saint-Barthélemy (mais) une histoire des autres dans la Saint-Barthélemy », comprenez une histoire délaissant Catherine de Médicis, Gaspard de Coligny, le duc de Guise ou Charles IX, pour leur préférer de bien plus anonymes : Thomas Croizier, Nicolas Aubert ou Claude Chenet.

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Nous sommes en 1572, et depuis une décennie, le royaume de France vit au rythme des affrontements entre élites catholiques et protestantes. Le 18 août, Paris a vu s’unir Henri III de Navarre, prince et protestant, avec la sœur du roi de France, catholique : l’heure semble à la réconciliation. Mais le 22, Coligny, « chef militaire des protestants est arquebusé ». Catherine de Médicis est-elle à l’origine de cet attentat ? Le mariage n’avait-il qu’un seul but : faire de Paris une souricière pour la noblesse protestante ? Ou bien, Catherine de Médicis s’est-elle fait doubler par les catholiques les plus radicaux ? Le 24 au matin, les chefs protestants, venus pour assister au mariage, sont liquidés et, dans la foulée, plus de 3000 protestants sont tués à Paris. Au total, plus de 10000 partisans de la « nouvelle opinion » ont ainsi été massacrés.
Jérémie Foa ne rouvre donc pas le dossier de la duplicité de Catherine de Médicis. Il s’est intéressé aux milliers de vies anonymes, celles des tueurs comme celles des victimes, passées au fil de l’épée, mutilées et jetées dans la Seine. Pour cela, il s’est plongé dans les archives notariales comme dans les registres d’écrou de la prison de la Conciergerie pour tenter de comprendre comment, au 16 siècle, un tel massacre a-t-il été techniquement possible.

A la lecture, on pense inévitablement au génocide des Tutsis rwandais. Au pays des mille-collines, le pouvoir soutenu par la France a organisé tout d’abord le pogrom des Tutsis et des opposants hutus les plus en vue, puis, il s’est appuyé sur ses relais locaux pour débusquer les « cafards » à écraser. En ce mois d’août 1572, c’est la milice parisienne, autrement dit des bourgeois qui, sans l’aval du pouvoir central mais avec l’appui de nobles haut placés, prend en mains l’épuration de la ville de ses huguenots, notamment les riches. Croizier, Aubert, Chenet font partie de ces massacreurs qui savent où se nichent les ennemis du pape. Pourquoi ? Parce que depuis une décennie, ils n’ont cessé de les arrêter, harceler, rançonner : ils connaissent leur visages aussi bien que leurs adresses ; « la persécution légale des huguenots (fut) la répétition générale de la nuit de la Saint-Barthélemy », et les protestants se sont sans doute habitués à ces vexations régulières. Jérémie Foa le rappellent plusieurs fois : « La Saint-Barthélemy est un massacre de proximité, perpétré par des voisins sur leurs voisins (…) préparé sans être prémédité ». Mais pas n’importe quel voisin : ce n’est donc pas une foule enivrée qui réclame que le sang coule, mais les bourgeois dévots de la milice qui « décide, qui oriente, qui aiguillonne le massacre ». Chacun a son quartier : c’est là où l’on tue et là où on s’accapare les biens des victimes. Le même schéma se reproduira ailleurs, à Lyon, Orléans, Bordeaux ou à Toulouse : on tue pour Dieu, évidemment, mais aussi pour l’argent ou pour accomplir une vengeance personnelle. Et le crime a payé : « tous les assassins ou presque sont morts dans leur lit, écrit Jérémie Foa, de belle mort, gâtés d’honneurs et d’argent ».

vendredi, janvier 31 2025

Mes lectures de janvier 2025

Lucy Parsons, Je m'appelle révolution. Ecrits et paroles d'une éternelle agitatrice, Lux, 2024. --- Ma chronique.
Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélémy, La Découverte, 2024 (2021).
Jean-Philippe Martin, Paysannes. Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 60 à nos jours, Editions de l'Atelier, 2025.
Anne Mathieu, Sur les routes du poison nazi. Reporters et reportrices de l'Anschluss à Munich, Syllepse, 2024.
Hervé Théry, Amazone. Un monde en partage, CNRS Editions, 2024.
Michel Kokoreff, Emeute, Anamosa, 2024.
Laura Petersell et Kévin Certenais, Régime général. Pour une sécurité sociale de l'alimentation, Editions syndicalistes, 2024.
Echanges (bulletin), n° ultime (2025) --- Numéro qui rend hommage à son principal animateur, Henri Simon, vieille figure du "conseillisme", décédé à 102 ans.
Henry Bogdan, La guerre de Trente ans 1618-1648, Perrin, 1997.
Eugen Weber, L'Action française, Fayard, 1985.
Henry Laurens, Français et Arabes depuis deux siècles. La "chose franco-arabe", Tallandier, 2012.


dimanche, janvier 26 2025

Chomsky et l'impérialisme américain

Noam Chomsky et Vijay Prashad, Le retrait. La fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Libye, Afghanistan, Lux, 2024.

Alors que Donald Trump vient de poser ses valises, sa grossièreté, son arrogance et Elon Musk à la Maison blanche, avec les conséquences que cela est censé avoir sur la politique étrangère du pays, il peut être judicieux de lire les échanges entre Noam Chomsky et l’historien Vijay Prashad1 réunis dans Le retrait. La fragilité de la puissance des Etats-Unis : Irak, Libye, Afghanistan.

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Depuis plus d’un demi-siècle2, Chomsky n’a de cesse de « rejeter l’exceptionnalisme américain » et de dénoncer « l’incroyable désinvolture avec laquelle le massacre délibéré de vies humaines ordonné par l’État se trouve minimisé sous l’effet de l’idéologie américaine ». Au nom de la défense de la Liberté et du business, les Etats-Unis et le monde dit libre ont ainsi massacré des millions de personnes à travers le monde depuis la fin du second conflit mondial, mais nos grands médias, autre cible de Chomsky avec les intellectuels médiatiques, ne pointent que les crimes « communistes », une sorte de reductio ad Stalinum, en somme. C’est au nom de l’anticommunisme que l’Asie du sud-est fut noyé sous les bombes, et Chomsky, comme beaucoup d’Américains, a été profondément marqué par la guerre du VietNam…

« Personne ne peut rien exiger du parrain, qui décide de tout et prend ce dont il a besoin » nous dit Chomsky. Puissance impériale majeure, les Etats-Unis règnent sur le monde et s’octroient le droit de « faire la guerre préventive à volonté » : « Défier les Etats-Unis exige un peu de courage et d’indépendance. Voilà qui est trop demandé aux dirigeants européens. Ils se contentent d’obéir aux ordres du parrain ». La formule est rude et non dénuée de vérité mais elle a aussi ses limites : les relations internationales ne sont jamais à sens unique, et les acteurs étatiques tentent toujours de négocier au mieux de leurs intérêts leur position subalterne3.
Hier comme aujourd’hui, les mensonges, repris par les médias, sont au coeur du dispositif impérialiste : il faut « fabriquer du consentement ». Que n’inventerait-on pour justifier une intervention militaire ou en préparer une ? Des armes de destruction massive d’un côté, un risque nucléaire de l’autre : « la propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme »4.
Dans l’oeil du viseur chomskyen, il y a également l’OTAN qui, le danger soviétique écarté, a été « restructurée de façon à permettre aux Etats-Unis d’asseoir leur domination sur la planète », au risque, par exemple, de « provoquer une escalade des tensions avec la Chine. »

« Une fraction du budget militaire (américain) suffirait (pour) rénover les infrastructures vétustes et répondre aux plus urgents besoins sociaux » se désole-t-il. Nonagénaire, Chomsky pose un regard très pessimiste sur son pays : « On ne peut survivre à cette société dysfonctionnelle. C’est impossible », dit-il avant de se reprendre et d’affirmer qu’il « est possible d’éviter la catastrophe et de faire advenir un monde meilleur ». Mais voilà : en 2020, parlant de Donald Trump, Noam Chomsky a écrit : « L’idée que le destin d’un pays et du monde soit entre les mains d’un bouffon sociopathe est particulièrement inquiétante5. »

1 Vijay Prashad, Une histoire politique du tiers-monde, Ecosociété, 2019.
2 Noam Chomsky et Edward Herman, Economie politique des droits de l’homme, Albin Michel, 1981.
3 Soulignons la réédition en poche du livre de Bertrand Badie, Intersocialités. Le monde n’est plus géopolitique (CNRS Editions, 2024).
4 Noam Chomsky, Contrôler l’opinion publique, 1996 ; Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrique de l’opinion publique, 1988.
5 Noam Chomsky et Marv Waterstone, Les conséquences du capitalisme. Du mécontentement à la résistance, Lux, 2021.

lundi, janvier 20 2025

Lucy Parsons, révolutionnaire

Lucy Parsons, Je m’appelle révolution. Ecrits et paroles d’une éternelle agitatrice, Lux, 2024.

Lucy Parsons : ce nom ne vous dira sans doute rien. Grâce à Je m’appelle révolution. Ecrits et paroles d’une éternelle agitatrice, anthologie de textes coordonnée par Francis Dupuis-Déri pour le compte des éditions Lux, nous en savons désormais un peu plus sur cette révolutionnaire nord-américaine née au Texas en 1853 et morte dans l’incendie de sa maison à 89 ans.

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Lucy Parsons, née esclave ou métis mexicano-indienne, commença à militer avec son mari, le typographe libertaire Albert Parsons, à la fin des années 1870. Elle était là quand éclata la grande grève pour les huit-heures qui secoua Chicago en 1886 et mena son époux à la potence un an plus tard1. Ce drame aurait pu l’éloigner de la vie militante : il n’en fut rien. Jusqu’à ses soixante ans, elle continua son labeur de propagandiste, de « prêtresse de l’anarchie ». Jusqu’à sa mort, malgré la vieillesse et la cécité, elle s’intéressa aux mouvements sociaux. Puisque « la classe capitaliste a semé le vent, elle récoltera la tempête ».

Son arme : un langage simple, clair, qui parle au coeur (« J’ai des yeux pour voir la misère et des oreilles pour entendre le cri des désespérés et des malheureux de la terre »). Dans son viseur : la violence du système capitaliste et l’injustice sociale, la condition féminine et les politiciens américains ; mais curieusement, elle écrit fort peu sur la situation subie par les Afro-Américains au pays de la liberté : tout juste les appelle-t-elle à s’émanciper de la tutelle des politiciens et des religieux, à se mêler aux luttes sociales et à répondre par la violence à ceux qui les agressent.
Lucy Parsons n’est pas une théoricienne, et très rares sont les textes proposés ici qui évoquent le paradis à bâtir sans tarder pour s’émanciper de l’État et des patrons ; et dans ses textes, cette grande lectrice ne cite aucun penseur libertaire de renom. Syndicaliste-révolutionnaire, c’est en prolétaire qu’elle parle et agit, persuadée que l’anarchisme, par sa défense intransigeante de la liberté, a trouvé aux Etats-Unis sa terre d’élection.

Lucy Parsons n’a rien d’une boutefeu. Elle est persuadée qu’un « long processus d’éducation doit précéder toute transformation fondamentale de la société », tout en ayant une profonde confiance dans la capacité des individus à se prendre en charge eux-mêmes : « Laissez l’être humain ressentir l’effet revigorant de la responsabilité assumée et de la maîtrise de soi », écrit-elle. De la même façon, elle refuse le sectarisme et les guerres intestines : « Jamais je ne refuserais de collaborer avec des gens parce que je suis en désaccord avec eux », affirme-t-elle lors du congrès de fondation en 1905 des IWW, organisation rassemblant des syndicats animés par des anarchistes et des socialistes révolutionnaires et au sein de laquelle la participation à la démocratie bourgeoise sera l’un des débats centraux.
A la fin de sa vie, cette battante se désole de l’état groupusculaire du mouvement anarchiste et de son incapacité à parler aux masses. Elle considère l’anarchisme dépassé ; quant au socialisme, il est « dans le creux de la vague ». « Nous vivons des temps bien étranges », écrit-elle en ce mois de février 1934. Trois ans plus tard, le mouvement ouvrier américain, s’appuyant sur le New Deal rooseveltien, multipliait grèves sauvages et occupations...

1. Sur les martyrs de Chicago, je vous renvoie à la lecture de Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des origines du 1er mai, Lux, 2023.

jeudi, janvier 2 2025

L'eugénisme en version latine

Xavier Tabet, Françoise Martinez et Manuelle Peloille (slld), Fabriques latines de l’eugénisme 1850-1930, PUR, 2024.

Qu’y a-t-il à l’origine de l’eugénisme ? La volonté d’améliorer le patrimoine génétique d’une population donnée. Ne « lire l’histoire de l’eugénisme qu’au prisme de l’Holocauste » et des lebensborn ne peut être que réducteur. On a longtemps associé l’eugénisme au monde anglo-saxon et allemand, ou, pour être plus juste, on a opposé un eugénisme nordique dit « négatif », favorable à l’élimination des êtres dit inférieurs, à un eugénisme latin dit « positif », « proche de l’hygiène sociale et de la santé publique », visant à encourager la reproduction des individus réputés supérieurs. Une quinzaine de chercheurs nous rappellent, avec leur livre Fabriques latines de l’eugénisme 1850-1930, que rien n’est moins simple : l’eugénisme positif est en réalité un « archipel multiforme caractérisé par une multiplicité de variantes politiques, sociales et culturelles, et par la présence de différents styles nationaux ». Progressistes et réactionnaires, démocrates et autoritaires, néomalthusiens et féministes, humanistes et darwinistes sociaux… des militants, des scientifiques comme des hommes d’État « latins » ont soutenu et porté des politiques eugénistes parfois d’une grande brutalité1.
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Un spectre hante le 19e siècle pour les élites politiques et scientifiques : la dégénérescence de la race. Dans ce siècle marqué par le développement de la biologie et de la médecine, le recul de la religion et la montée des nationalismes, « l’eugénisme remplace la peur du déclin » : améliorer la race est possible, nécessaire, et, si l’on veut éviter la décadence, il est même du devoir de l’État d’intervenir fermement afin de bonifier le capital humain de la nation. L’éminent physiologiste pacifiste et prix Nobel Charles Richet déclare ainsi : « l’individu n’est rien et l’espèce est tout ». Derrière l’eugénisme, il y a toujours de la politique et de l’idéologie, un regard sur le monde et sur les périls qu’il faut conjurer. Et au mitan de ce 19e siècle de grands bouleversements, les périls sont nombreux !

Quels sont donc les visages de la dégénérescence ? Il y a l’idiot et le criminel-né, victimes de leur hérédité, qu’il faut supprimer ou stériliser, le prolétaire des bas-fonds urbains aux instincts primaires et sa femme trop féconde, la populace trop nombreuse pour être négligée… mais pas forcément le métis, ce bâtard produit notamment par la colonisation2, et qui tourmente la communauté scientifique. A ceux qui entendent préserver la race supérieure de toute impureté, d’autres, bien plus rares il est vrai, défendent le métissage, tout en tenant pour acquises la hiérarchie raciale et la suprématie de la race blanche. Ainsi au Pérou, pour conjurer le « péril indien », le métissage va s’inscrire dans le cadre d’une politique raciste et paternaliste de désindianisation du pays et de contrôle de la sexualité féminine.

Optimistes, pessimistes, pragmatiques : certains considèrent qu’il faut agir sur l’environnement pour régénérer la race, quand d’autres pensent que c’est peine perdue. Les auteurs soulignent que le monde « latin » ne fut pas immunisé contre l’eugénisme négatif et épargné par le darwinisme social et son mépris pour les faibles et les disgraciés, bien au contraire. Dans un monde où les chercheurs se lisent, se critiquent et s’influencent, ils s’avèrent que certaines idées portées par des eugénistes « latins » furent « récupérées plus tard dans des pratiques dites négatives de l’eugénisme ».

1 André Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, 2000.
2 Jean-Frédéric Staub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (15-18e siècle), Albin Michel, 2021, pp. 192-205.

Berneri et Rosselli, l'antifascisme et la révolution

Camillo Berneri, Carlo Rosselli, Enzo Di Brango (Edition préparée par), Contre l’État. Articles et correspondance 1935-1936, Les Nuits rouges, 2024.

Camillo Berneri et Carlo Rosselli, deux Italiens, militants révolutionnaires, hérétiques, que deux choses unissent : un destin tragique et une volonté de conjurer le sectarisme minant l’antifascisme transalpin. Ils sont au coeur de Contre l’État. Article et correspondance, livre proposé par Enzo Di Brango et publié par les Nuits rouges.
Destin commun : l’anarchiste Camillo Berneri a été liquidé à Barcelone par les « fascistes rouges » le 5 mai 1937 en pleine semaine sanglante1, ce moment tragique qui vit la République alliée aux staliniens mettre au pas par les armes les révolutionnaires les plus radicaux ; un mois plus tard, le socialiste Carlo Rosselli était exécuté, comme son frère, par l’extrême droite française aux ordres de Mussolini.

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Rénovation : Berneri pourfend l’anarchisme « ossifié » et s’en prend aux camarades à la « mentalité étroite et paresseuse » qui « (ruminent) la parole des maîtres »2 ; de son côté, Carlo Rosselli, fondateur du groupe antifasciste Justice et liberté, appelle à insuffler de l’éthique et du volontarisme dans le marxisme3, en somme il propose de relire Marx plutôt que ses épigones4. Le « socialisme libéral » qu’il défend n’est pas un réformisme : c’est un socialisme révolutionnaire qui considère que le socialisme est une philosophie de la liberté, non un étatisme castrateur et bureaucratique.

En 1935 et 1936, ils ont donc engagé le débat mais le but n’était pas la fusion des forces en présence : Berneri attache d’ailleurs une « valeur très relative aux programmes » politiques car « l’histoire en action » se charge de les rendre obsolètes, et Rosselli ne recherche que le débat d’idées et la collaboration pratique. Au coeur de leurs échanges, il y a la question de l’État ; un Etat qui n’est plus appréhendé par Berneri seulement comme machine répressive mais comme « échafaudage administratif » qu’on ne peut pas détruire mais que la population doit se réapproprier ; un Etat « ennemi de la société », monstre et parasite, qui est partout, répond Rosselli en s’appuyant sur les écrits de Marx lui-même.
Contre le centralisme qui étouffe la spontanéité et la créativité, contre le culte de l’État, contre le « paradis soviétique » (même si l’URSS, Lénine ou Staline sont quasiment absents de leurs discussions), Berneri et Rosselli défendent un socialisme libéral fédéraliste reposant sur la commune, le conseil d’usine, les bourses du travail, « organes vivants de l’autonomie ». Le parti omniscient avec ses grands prêtres n’a pas sa place dans ce schéma. Le parti n’est pas un Etat en miniature, nous dit Rosselli, mais « une société microcosmique, avec toute la pluralité, l’intensité et la richesse des motifs propres à une société libre et active ».
Berneri et Rosselli : deux hommes qui pensaient et qui agissaient. Lorsqu’a éclaté la guerre d’Espagne en juin 1936, ils traversèrent les Pyrénées et mirent sur pied une colonne italienne qui intégra une milice anarchiste espagnole intervenant sur le front d’Aragon. Ils y firent face à leurs deux ennemis : le fascisme et le stalinisme.

1 Outre les ouvrages classiques (Bolloten, Témime/Broué, Peirats…), signalons Michel Ollivier (Coord.), L'anarchisme d’État, La Commune de Barcelone, Ni Patrie, ni frontières, 2015 ; Carlos Semprun Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne - Socialistes, communistes, anarchistes et syndicalistes contre les collectivisations, Les Nuits rouges, 2002 ; Agustin Guillamon, Barricades à Barcelone 1936-1937, Spartacus, 2009.
2 Camillo Berneri, Oeuvres choisies, Editions du Monde libertaire, 1988.
3 Carlo Rosselli, Socialisme libéral. Traduction et présentation par Serge Audier, Le Bord de l’eau Ed., 2009.
4 Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974.

samedi, décembre 28 2024

Mes lectures de l'année 2024

Rémi Carayol, Mayotte. Département colonie, La Fabrique, 2024. --- Ma chronique.
Camillo Berneri et Carlo Rosselli, Contre l'Etat. Articles et correspondance 1935-1936 (Edition préparée par Enzo Di Brango), Les Nuits rouges, 2024.
Emmanuel Blanchard, Des colonisés ingouvernables. Adresses d'Algériens aux autorités françaises (Akbou, Paris, 1919-1940), Presses de SciencesPo, 2024.
Jacques Tupinier, Main d'oeuvre au Cameroun, Classiques Garnier, 2024. --- Ma note.
Julie Gervais, CLaire Lemercier, Willy Pelletier, La haine des fonctionnaires, Ed. Amsterdam, 2024. --- Ma note.
Laurent Le Gall et Mannaïg Thomas, Tradition, Anamosa, 2024.
Alain Deneault, Faire que ! L'engagement politique à l'ère de l'inouï, Lux, 2024.
Ugo Palheta (Coord.), Extrême-droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, 2024. --- Ma chronique.
CIRA (sous la direction de), Refuser de parvenir, Nada, 2024.
Célestin Bouglé, La sociologie de Proudhon, OpenCulture, 2024 (1908).
Patrice Rolland, Georges Sorel. Le prolétariat dans la démocratie, Kimé, 2024.
Michel Feher, Producteurs et parasites. L'imaginaire si désirable du Rassemblement national, La Découverte, 2024.
Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, CNRS Edtions, 2024. --- Ma note.
Rachad Antonius, La conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, Ecosociété, 2024.
Enzo Traverso, Gaza devant l'Histoire, Lux, 2024.
Edouard Morena, Paysan, Anamosa, 2024. --- Ma note.
John Bellamy Foster, Marx écologiste, Ed. Amsterdam, 2024. --- Ma chronique.
Murray Bookchin, Les anarchistes espagnols. Les années héroïques (1868-1936), Lux, 2023. --- Ma note.
Christian Le Bart, La politique à l'envers. Essai sur le déclin de l'autonomie du champ politique, CNRS Editions, 2024.
Elsa Dorlin (sldd), Guadeloupe Mai 67. Massacrer er laisser mourir, Libertalia, 2023.
Alternatives Sud, Dissidences dans la "nouvelle" Inde, Centre Tricontinental, 2024.
Jacquot/Monier/Paindorge/Paye (sldd), Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure, Presses universitaires de Grenoble, 2023.
Stéphane François, La Nouvelle Droite et le nazisme, une histoire sans fin. Révolution conservatrice allemande, national-socialisme et alt-right, Le Bord de l’eau, 2023. --- Ma note.
Brigitte Stora, L'antisémitisme, un meurtre intime, Le Bord de l'eau, 2024.
Alternatives Sud, BRICS+. Une alternative pour le sud global, Centre tricontinental, 2024.
Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023. --- Ma chronique
Didier Guignard, L'Algérie sous séquestre, CNRS Editions, 2024. --- Ma chronique.
Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l'extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Le Bord de l'eau, 2024. --- Ma chronique.
Gonzalo Wilhelmi, Le mouvement libertaire pendant la transition. Madrid 1975-1982, Le Coquelicot, 2023.
Daniel Finn, Par la poudre et par la plume. Histoire politique de l'IRA, Agone, 2023.
Samuel Moyn, L'Affaire Treblinka. 1966 une controverse sur la Shoah, CNRS Editions, 2024.
Anatole Le Bras, Aliénés. Une histoire sociale de la folie au 19e siècle, CNRS Editions, 2024. --- Ma note.
X. Tabet, F. Martinez, M. Peloille (sous la direction de), Fabriques latines de l'eugénisme 1850-1930, PUR, 2024.
Roland Marchal, Centrafrique: la fabrique d'un autoritarisme, Les Etudes du CERI n°268-269, 2023.
Michel Offerlé, Patron, Anamosa, 2024. --- Ma chronique.
Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Gallimard, 2022.
Joshua Cole, Le provocateur. L'histoire secrète des émeutes antijuives de Constantine (août 1934), Payot, 2023.
Robert Hirsch, La gauche et les Juifs, Le Bord de l'eau, 2022.
Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers, Lux, 2023. --- Ma chronique
Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n'ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024. --- Ma chronique.
L'Humanité, 100 ans après sa mort. Que faire avec Lénine, L'Humanité, 2023.
Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, PUR, 2024. --- Ma chronique.
Moyen-Orient (Revue), n°61 (01/2024, Crise alimentaire et géopolitique de la faim), 2024.
Victor Pereira, C'est le peuple qui commande. La révolution des Oeillets 1974-1976, Editions du Détour, 2023. --- Ma chronique.
Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman, Antisionisme. Une histoire juive, Syllepse, 2023.
Nikolaï Kostomarov, La révolte des animaux, Editions Sillage, 2023.
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Un djihad sans foi ni loi. Ou la guerre contre le terrorisme à l'épreuve des réalités africaines, PUF, 2022.
Nicolas Bancel, Le postcolonialisme, Que sais-je ?, 2022.
Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Egypte, CNRS Editions, 2023.
Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté. --- Ma chronique.
Noam Chomsky, Vijay Prashad, Le retrait. Les fragilités de la puissance des Etats-Unis : Irak, Lybie, Afghanistan, Lux, 2024.
DECEMBRE 2024
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L'illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d'agir, 2024.
Jacques Carré, La prison des pauvres. L'expérience des workhouses en Angleterre, Vendémiaire, 2016.
Pierre Ayçoberry, La société allemande sous le Troisième Reich 1933-1945, Seuil, 1998.
Prévenir (Revue), Autour du premier congrès des sociétés de secours mutuels. Lyon 1883-1983, 1984.
Johann Chapoutot et Jean Vigreux (sldd), Des soldats noirs face au Reich. Les massacres racistes de 1940, PUF, 2015.
Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud, Antivax. La résistance aux vaccins du 18e siècle à nos jours, Vendémiaire, 2019.
Philippe Burrin, Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, 2000.
Jean-Luc Domenach et Philippe Richer, La Chine 1949-1985, Imprimerie nationale, 1987.
Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l'Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne, PUF, 1999.
Henry C. Galant, Histoire politique de la sécurité sociale française 1945-1952, Comité d'histoire de la SS, 2004.
Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Fayard, 2016 (1972).
Amandine Barb et Denis Lacorne (sldd), Les politiques du blasphème, Karthala, 2018.
Rosa-Maria Gelpi et François Julien-Labruyère, Histoire du crédit à la consommation. Doctrines et pratiques, La Découverte, 1994.
Michaël Löwy, Ecosocialisme. L'alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Mille-et-une nuits, 2011.
Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d'interprétation, Gallimard, 1997.
Mikhaïl Boulgakov, Coeur de chien, Le Livre de poche, 1999.
Pierre Hazan, La Guerre des six jours. La victoire empoisonnée, Editions Complexe, 1989.
Jean Bouvier, Les Rothschild. HIstoire d'un capitalisme familial, Editions Complexe, 1992.
Dominique Lecourt, L'avenir du progrès. Entretien avec Philippe Petit, Textuel, 1997.
Christian Baechler, L'Allemagne de Weimar 1919-1933, Fayard, 2007.
Jean Rabaut, Tout est possible ! Les gauchistes français, 1929-1944, Libertalia, 2018.
François Guihéneuf, Bernard Lambert, héraut paysan (1931-1984), HAL, 2019.
Gilles Manceron, Marianne et les colonies. Une introduction à l'histoire coloniale de la France, La Découverte, 2003.
Barbara Ehrenreich, L'Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant, Grasset, 2004.
Louis Janover, La Démocratie comme science-fiction de la politique, Sulliver, 2007.
Maxime Rodinson, De Pythagore à Lénine. Des activismes idéologiques, Fayard, 1993.
Annie Kriegel, Le pain et les roses. Jalons pour une histoire des socialismes, 10/18, 1968.
Philippe Burrin, Hitler et les Juifs. Genèse d'un génocide, Seuil, 1989.
Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, La Découverte, 1999.
Manuel Azana, Causes de la guerre d'Espagne, PUR, 1999.
Vincent Duclert, Jaurès 1859-1914. La politique et la légende, Autrement, 2013.
Jean-Loup Amselle, Elikia M'Bokolo (sldd), Au coeur de l'ethnie. Ethnie, tribazlisme et Etat en Afrique, La Découverte, 1999.
Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988.
Thomas C. Holt, Le Mouvement. La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques, La Découverte, 2021.
James Livingston, Fuck work! Pour une vie sans travail, Flammarion, 2018.
Violette Marcos (sous la direction de), L'antifranquisme en France 1944-1975, Loubatières, 2013.
Michelle Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France 19e-20e siècles, PUR, 2005.
Florent Brayard, Comment l'idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Fayard, 1996.
Gérard Duménil, Michaël Löwy, Emmanuel Renault, Lire Marx, PUF, 2009.
Enzo Traverso, La fin de la modernité juive. Histoire d'un tournant conservateur, La Découverte, 2016.
Mouvement Utopia, Le travail, quelles valeurs ?, Editions Utopia, 2015.
Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix, La France du temps présent 1945-2005, Belin, 2010.
Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l'Allemagne nouvelle (1929), Les Belles Lettres, 2012.
Federico Tarragoni, L'esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociologique, La Découverte, 2019.
Quentin Deluermoz, Le crépuscule des révolutions 1848-1871, Seuil, 2012.
James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, La Découverte, 2021.
Raphaël Wintrebert, Attac, la politique autrement ? Enquête surl'histoire et la crise d'une organisation militante, La Découverte, 2007.
Pierre Milza, Le fascisme italien et la presse française 1920-1940, Editions Complexe, 1987.
Myriam Revault d'Allonnes, L'esprit du macronisme ou l'art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.
Nicolas Oblin, Sport et capitalisme de l'esprit, Editions du Croquant, 2009.
Gabriel Mollier, Brève histoire du syndicalisme enseignant et de l'Ecole émancipée des origines à nos jours, Editions EDMP, 2004.
Max Adler, Le socialisme de gauche, Critique sociale, 2014.
Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires, Nathan, 2002.
Yann Richard, L'Iran de 1800 à nos jours, Flammarion, 2009.
Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020.
Paul Vignaux, Traditionalisme et syndicalisme. Essai d'histoire sociale (1884-1941), Editions de la Maison française, 1943.
Michel Bakounine, La Commune de Paris (Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier / La Commune de Paris et la notion de l'Etat), Ed. CNT-RP, 2005.

lundi, décembre 16 2024

Mayotte, département colonie

Rémi Carayol, Mayotte. Département colonie, La Fabrique, 2024.


« Le récit identitaire a pour tâche de définir le groupe, de le faire passer de l'état latent à celui d'une communauté dont les membres sont persuadés d'avoir des intérêts communs, d'avoir quelque chose à défendre ensemble »1 Ces mots de l’anthropologue Denis Constant-Martin me semblent tout à fait adaptés au livre du journaliste Rémi Carayol : Mayotte. Département colonie.
Que connaît-on ici de ce « bout de terre perdu entre Madagascar et la côte est-africaine » ? Pas grand-chose, mais ce pas grand-chose se résume à quelques mots qui font peur : immigration massive, délinquance, misère, bidonvilles et kwassa-kwassa, ces canots de pêche utilisés par les passeurs.


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L’archipel des Comores comprend quatre îles dont Mayotte (Maore) qui a refusé l’Indépendance en 1975 et est devenue en 2011 le 101e département français. Mais pourquoi diable les Mahorais ont-ils choisi de rester dans le giron colonial ? Rémi Carayol parle à ce sujet de « reconstruction mémorielle », opération qui consiste à « exagérer les dissensions intercomoriennes » et à « minorer la violence de l’histoire coloniale », faisant de la France, la protectrice des Mahorais. Résumons2 : au milieu du 19e siècle, la France a profité des rivalités entre élites politiques locales pour acheter Maore au sultan qui s’en disait le possesseur, remplacer l’esclavage par du travail forcé3 et s’accaparer les terres des communautés autochtones, avant de mettre la main sur les trois autres îles. Mais la mise en exploitation de ces îles fut un échec et celles-ci végéteront dans la misère jusqu’aux années 1970.

Rémi Carayol nous plonge longuement, dans cette période qui voit Mayotte refuser l’indépendance et le reste des Comores sombrer dans un chaos largement orchestré depuis Paris. D’où un bouleversement radical du rapport au territoire des habitants des quatre îles : « les échanges entre les îles, multiséculaires, étaient quotidiens avant 1975 et ils le sont restés » nous dit l’auteur, sauf que le nouveau statut de l’île a transformé une partie des habitants en clandestins expulsables, en main-d’oeuvre docile et corvéable, et en squatters… Alors l’État rafle et expulse massivement, et bien souvent au mépris du droit. Quant à la départementalisation, elle n’a rien arrangé : elle a achevé de mettre sens dessus dessous Mayotte, sommée d’assimiler sans tarder les valeurs et les lois de la mère patrie, en mettant au rencard les valeurs sur lesquelles elle reposait : esprit communautaire, droit musulman...
Misère sociale, corruption des élites, poussée de l’extrême-droite, absence de services et d’investissements publics, système éducatif sous-dimensionné et à la dérive, explosion de la délinquance juvénile, et de la xénophobie puisque l’on serine aux Mahorais depuis un demi-siècle qu’ils ne sont pas Comoriens : Mayotte se décompose, sous l’oeil des Métropolitains qui cultivent leur entre-soi en attendant l’avion du retour. Séparer Mayotte du reste des Comores a mené à une impasse, d’où il sera difficile de sortir ; mais comme l’écrit Rémi Carayol, « c’est le propre de la colonisation d’avoir créé pareilles équations impossibles à résoudre. »

Notes
1 Denis Constant-Martin (sldd), Cartes d'identité – Comment dit-on « nous » en politique ?, FNSP, 1994.
2 Et il le faut car l’histoire, très bien exposée par l’auteur, est complexe !
3 Je vous renvoie à la lecture de : Alessandro Stanziani, Les métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale 18e-19e siècle, Presses de SciencesPo, 2021.

mercredi, décembre 11 2024

Extrême-droite : la résistible ascension

Ugo Palheta (coordination), Extrême-droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, 2024.

Avec leur livre Extrême-droite : la résistible ascension, une vingtaine de chercheurs invités par l’institut La Boétie nous aident à mieux comprendre pourquoi l’extrême-droite et ses idées sont parvenues à s’imposer sur la scène politique française, faisant du Rassemblement national la principale force politique de l’hexagone.

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Sur la droitisation de la société française, les travaux universitaires de qualité ne manquent pas, qu’ils aient pour angles d’analyse les populations des zones rurales1, le monde médiatique, la dénonciation du parasitisme social2, l’évolution des classes populaires3, le néolibéralisme4 ou l’obsession du wokisme5. Le présent ouvrage, préfacé par l’historien Johann Chapoutot, apporte sa pierre à l’édifice en quatorze chapitres courts, synthétiques et instructifs. Tout d’abord, les auteurs s’intéressent à l’électorat du RN. Ecartant le poncif (rassurant) sur le prolétaire inculte jadis électeur communiste ayant basculé à l’extrême droite (car c’est bien connu : les extrêmes se rejoignent toujours !), les auteurs soulignent que le RN est parvenu à capter à la fois « les personnes à faibles diplômes (et) les groupes les mieux dotés économiquement des classes populaires », ainsi que certaines classes moyennes ; des personnes qui ont peur du déclassement social et qui fustigent les fainéants, surtout basanés, et les profiteurs au nom de la sacro-sainte « valeur travail ». Terrible paradoxe : le RN « se nourrit du mécontentement suscité par des politiques » avec lesquelles il n’entend pas rompre, car il n’aura échappé à personne qu’il ne faut pas compter sur lui pour en finir avec le capitalisme néolibéral !
Ensuite, les auteurs s’attachent aux nouveaux terrains d’intervention du RN. Le but recherché : « mettre au pas les individus et la société, fracturer le peuple », en stigmatisant les « immigrés » évidemment assistés, les « musulmans » évidemment séparatistes, sans oublier les féministes hystériques, les transgenres assurément pervers, les wokistes, les intellectuels islamo-gauchistes ou les écologistes qui piétinent les terroirs et veulent nous ramener à l’âge de pierre. Pour mener cette guerre culturelle, l’extrême droite profite de l’évolution du paysage médiatique qui privilégie le fait divers « qui fait diversion » (Bourdieu), l’expertise-minute à base de sondages, le buzz et le talk-show permanent où l’important est de faire du bruit ; des médias sur lesquels des milliardaires réactionnaires comme Bolloré ont mis la main, et dont les sujets de prédilection sont les trois I : Islam, immigration, insécurité.

Face à cette alliance entre l’extrême-centre macronien et l’extrême-droite, la députée Clémence Guetté appelle à mobiliser les classes populaires urbaines et rurales, à fédérer des forces mises au rebut par la gauche de gouvernement6, afin de « rétablir un clivage vertical : le peuple contre l’oligarchie, les travailleurs contre les patrons, les consommateurs contre les monopoles ». Face à l’extrême-droite, il faut opposer un « contre-récit hégémonique », capables de capter l’attention des classes populaires et lui donner des raisons d’envisager un autre monde possible. Vaste programme...

Notes
1. Benoît Coquard (Ceux qui restent, 2022) et Violaine Girard (Le vote FN au village, 2017)
2. Michel Feher (Producteurs et parasites, 2024).
3. Cartier, Coutant, Masclet, Siblot (La France des "petits-moyens" - Enquête sur la banlieue pavillonnaire, 2008).
4. Dardot, Guéguen, Laval, Sauvêtre (Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, 2021).
5. Francis Dupuis-Déri (Panique à l'université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, 2022).

lundi, décembre 2 2024

Etre fou au 19e siècle

Anatole Le Bras, Aliénés. Une histoire sociale de la folie au 19e siècle, CNRS Editions, 2024.

Que faire des fous ? Telle est la question au coeur du livre passionnant d’Anatole Le Bras Aliénés. Une histoire sociale de la folie au 19e siècle.
Que faire donc des fous? De ces fous qui dérangent l’ordre social et altèrent le capital réputationnel de leur famille ? Que faire de ces fous, agressifs ou pyromanes, sexuellement détraqués, dangereux pour les autres et eux-mêmes ? Que faire de ces fous « inutiles au monde », qui coûtent et ne rapportent rien ? Faut-il les laisser vivre dans leurs familles, parfois dans des conditions innommables, notamment dans les campagnes1, ou bien intervenir fermement pour les en extirper et les confier aux bons soins d’une médecine alors en plein développement ?

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En juin 1838, une loi oblige les départements à se doter d’un asile2 pour aliénés. Le but est double : protéger la collectivité et soigner les malheureux. La loi est censée ne concerner que les aliénés dangereux, mais bien vite, se pose une question : qu’est-ce qu’un fou ? Car se mêlent dans ces asiles, épileptiques et vieillards, veuves abandonnées par leur progéniture, alcooliques et suicidaires, déviants et vagabonds, dégénérés et indigents, sans oublier les dépressifs, les débauchés et les mystiques des deux sexes. Anatole Le Bras pointe « l’immense diversité des comportements susceptibles de se muer en symptômes » mais aussi le rôle joué par un grand nombre d’acteurs dans la montée en flèche du nombre d’internés dans la seconde moitié du 19e siècle : « est aliéné celui que les familles, le voisinage, les autorités locales, la police ou la gendarmerie considèrent comme tel ». Faut-il alors s’étonner que les aliénés ne soient pas sans-voix. Ils écrivent, se plaignent, s’indignent, affrontent la toute-puissance du monde médical qui les prive de leur liberté, de leur citoyenneté et de la gestion de leurs affaires ; parallèlement, des aliénistes commencent également à porter un regard critique sur le monde asilaire.

Dans ces asiles, on y entre et on y meurt souvent, seul, parce que les médecins défendent l’isolement thérapeutique qui coupe radicalement le malade d’un milieu qu’on pressent pathogène, et parce que les familles trouvent dans l’enfermement d’un des leurs une façon de se débarrasser d’une bouche inutile ou l’opportunité de mettre la main sur son patrimoine ; à l’inverse, d’autres familles se battent pour sortir de l’asile leur interné, indispensable au maintien de leur niveau de vie.
Car on en sort, parfois, et pas forcément « guéri ». Si le patient a fait l’objet d’un « placement volontaire » (la plupart du temps initié par la famille), il a plus de chances de recouvrer la liberté que s’il a subi, et c’est le cas de la plupart, un « placement d’office », à la demande du préfet voire du maire. L’enjeu est financier : dans le premier cas, la famille doit supporter le coût de l’internement alors que dans le second, c’est le département et la commune qui sont mis à contribution. Les autorités elles-mêmes ont intérêt à désengorger les asiles, à en sortir les indigents valides, ces infâmes profiteurs : c’est pourquoi le « niveau de vie carcéral doit toujours être inférieur à celui de l’ouvrier le plus pauvre de la société » ! Ne l’oublions pas : tous les fous ne se valent pas. Le « mode de traitement en apparence uniforme » des aliénés ne doit pas tromper : le monde asilaire publique est et demeure essentiellement un monde de pauvres fous mis au ban de la société...

Notes
1. L’auteur s’est focalisé sur les asiles du Finistère, département rural marqué par un très fort alcoolisme.
2. Il peut être public ou bien privé, via une convention avec un établissement privé.

lundi, novembre 25 2024

La haine des fonctionnaires

Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La haine des fonctionnaires, Editions Amsterdam, 2024.

C’est ainsi : beaucoup continuent à associer le fonctionnaire au travail de bureau, travail qui s’accomplit au chaud, sans grand effort physique, avec une machine à café non loin et un paquet de trombones à torturer pour tromper l’ennui. Le fonctionnaire est donc un petit être gris, un gratte-papier à l’encéphalogramme quasi-plat qui travaille à son rythme en attendant la retraite. Avec leur livre « La haine des fonctionnaires », trois chercheurs s’attaquent aux idées reçues, aux stéréotypes, et à ceux qui, sur la scène politique, portent le discours anti-fonctionnaires ; sans oublier les classes populaires qui subissent de plein fouet la dégradation des services publics et s’en prennent elles-aussi aux fonctionnaires.

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Prenons un exemple. Quand le ministre de la fonction publique annonce qu’il veut aligner le délai de carence en cas d’arrêt maladie des fonctionnaires sur celui des salariés, nous pourrions saluer cette volonté égalitaire, complément indispensable de l’idéal méritocratique dont ils se font les inlassables promoteurs. Mais si les fonctionnaires sont un peu plus souvent en arrêt-maladie que les salariés, la faute en revient aux… aides-soignantes, aux infirmières et aux fonctionnaires de catégorie C qui ont des métiers physiques (éboueurs, agents d’entretien et de restauration collective…). Métiers physiques exercés parfois dans des environnements pathogènes comme les hôpitaux, et métiers en tension où être en sous-effectif est devenu la règle ; sans oublier que là on l’on voit un fonctionnaire, il n’y a qu’un contractuel qui trime sans bénéficier d’un statut protecteur.

« Le monde des fonctionnaires n’est groupe que sur le papier », nous disent les auteurs, car il a mille visages : il peut être enseignant, éboueur, ouvrier, cadre supérieur, manager, bardé de diplômes ou disposant de peu de capital culturel. Le « monde des fonctionnaires » n’est pas uni car c’est un monde profondément hiérarchisé. Le fonctionnaire n’est pas borné et psychorigide par nature, il est surveillé, encadré, caporalisé, soumis à des indicateurs de performance, et il doit, comme dans le privé, faire plus et mieux avec toujours moins de moyens. Et « comme tout le monde », il peste contre la dématérialisation qui rend les services publics encore plus inaccessibles, contre l’externalisation de certaines missions qui lui étaient jadis dévolues et contre l’incapacité de l’État à offrir des services publics de qualité à tous les citoyens.

Dans la haute fonction publique, il reste encore des fonctionnaires qui tentent de résister à « l’impératif managérial qui structure leurs missions et régit leurs carrières », qui refusent la doxa néolibérale avec ses cost-killers, ses cabinets de conseils, ses diplômés des business schools, thuriféraires du New Public management.

Depuis plusieurs décennies, les petits soldats du néolibéralisme dérégulateur ne s’emploient qu’à liquider ce qu’on appelle l’Etat-providence en réduisant le nombre de fonctionnaires, en transférant au secteur privé le maximum de missions (si possibles attractives), en transformant l’usager en client, tout cela pour faire du « bien commun » un business comme un autre. Dénigrer les fonctionnaires, s’en prendre à leur statut qui les protège du chômage, tout cela est indispensable si l’on veut réformer les services publics et alléger la pression fiscale. « Le massacre des services publics, la guerre à leurs agents, menée du dehors mais aussi du dedans, ne sont pas terminés » préviennent les auteurs. D’où la nécessité de travailler sans relâche à refaire du « bien commun » une cause commune.

mercredi, novembre 20 2024

Cameroun, 1939 : le turbin et les autochtones

Jacques Tupinier, Main d’oeuvre au Cameroun, Classiques Garnier, 2024

On connaît peu de choses de Jacques Tupinier. Ce Parisien né en 1897, devenu inspecteur des colonies trente ans plus tard, est au coeur de « Main-d’oeuvre au Cameroun », livre singulier présenté par l’historien du droit Jean-Pierre Le Crom et publié par Classiques Garnier. Singulier car ce livre compile trois rapports consacrés à la question du travail et de la mise au travail des autochtones dans ce territoire confié en partie à la France par la Société des nations.

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Tupinier pose ses valises à Douala en décembre 1938 et une poignée de mois plus tard, il rend compte de la façon dont les Camerounais travaillent ou sont mis, ou pas, au travail par les colons.
Une phrase issue de la conclusion résume à elle seule la pensée de Jacques Tupinier : « L’administration doit remplir son rôle d’éducatrice et de tutrice vis-à-vis des autochtones en les persuadant qu’ils ne pourront s’élever à une condition meilleure que par un labeur assidu, mais aussi en les protégeant, le cas échéant, contre les abus que les employeurs seraient tentés de commettre à leur égard. »
Educatrice et tutrice. Tout au long de ces rapports, Tupinier défend la mission civilisatrice de la France et tance la cupidité des entrepreneurs coloniaux qui les empêche de « s’attacher les indigènes d’une façon durable » ; des indigènes qui peuvent venir de loin puisque les entreprises réclamant des bras étant installées dans des zones peu peuplées, il faut faire venir la main-d’oeuvre d’autres régions.

Salaires indécents, parfois non versés, absence de contrats de travail, conditions de travail déplorables, travail forcé, logements collectifs insalubres, rations alimentaires insuffisantes… rien n’est fait pour transformer le « noir indolent » en salarié conscient de ses droits et de ses devoirs, et comme « aucune tradition n’est jamais venue donner aux autochtones l’habitude d’un travail assidu et régulier »1, la productivité est très faible et les désertions, nombreuses ! Recrutés souvent de force, une partie de la main-d’oeuvre s’enfuit à la première occasion, et celle qui reste travaille le moins possible...
Tupinier en est persuadé : si le droit du travail était respecté, le noir abandonnerait sa « nonchalance coutumière », travaillerait avec l’ardeur qui sied et il serait alors inutile d’aller recruter dans d’autres régions des travailleurs. Tout le monde serait gagnant, notamment le salarié qui pourrait s’élever dans l’échelle sociale grâce à son labeur. Mais pas trop haut tout de même ! Tupinier se réjouit que le gouvernement ait mis des freins au développement du « capitalisme indigène ». S’il dit oui au projet gouvernemental de « colonisation indigène », il s’inquiète que les paysans camerounais accédant aux bonnes terres s’enrichissent rapidement, se transforment en rentiers employeurs de main-d’oeuvre, retrouvant ainsi le chemin de la paresse.
Pour Jean-Pierre Le Crom, l’approche de Jacques Tupinier est fidèle à la « doxa coloniale républicaine » voire socialiste, qui cherche à « concilier l’exploitation économique et sociale (…) avec une approche humaniste de la colonisation »2. Comme l’a dit Léon Blum, il s’agit d’« extraire du fait colonial le maximum de justice sociale et de possibilité humaine », ce qui n’exclut nullement une approche paternaliste et culturaliste des rapports sociaux.

1 Tupinier et le gouverneur général (qui annote régulièrement le rapport) se posent d’ailleurs en défenseurs de la femme. Ce dernier écrit : « Il faut mettre les hommes au travail et alléger la lourde tâche des femmes qui – sur tous les plans - sont à protéger et à élever. »
2 Cf. Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France du 16e siècle à nos jours, Pluriel, 2010 ; Gilles Manceron, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, La Découverte, 2003.

samedi, novembre 9 2024

Mexique, classes populaires et scène politique

Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, CNRS Editions, 2024.


Avec son livre, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, la politiste Hélène Combes apporte une contribution originale à notre compréhension de la vie politique mexicaine contemporaine puisque son enquête ne porte pas sur les élites politiques mais sur une poignée de militants de terrain, membres des classes populaires.

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Il y a près de 20 ans, en 2006, dans des conditions douteuses, le candidat de la gauche Andrès Manuel Lopez Obrador est battu lors des élections présidentielles par le candidat de la droite conservatrice, Felipe Calderon. En 2018, il prend sa revanche1. Entre ces deux dates, tout d’abord 48 jours d’occupation populaire de Mexico, période durant laquelle la gauche a espéré que le Tribunal électoral leur donne finalement la victoire ; et dans ce « vaste campement contestataire » construit à la hâte, on note une présence imposante de milliers d’habitants des quartiers populaires. Cette mobilisation ne fut pas couronnée de succès mais elle a lancé une dynamique qui a duré plus d’une décennie.

Marina, Santos, Flor, Isidro sont au coeur du livre d’Hélène Combes. Beaucoup de choses les séparent (âge, sexe, condition sociale, capital culturel et militant) mais deux choses au moins les unissent : le respect, voire la tendresse, qu’ils ont pour le charismatique Lopez Obrador (mais le charisme ne fait pas tout!) ; un engagement fort pour le changement politique. Car Lopez Obrador a compris que pour vaincre, dans ce pays gangrené par la corruption2, il lui fallait convaincre, et pour cela, il lui fallait bâtir une armée de militants et militantes capables de mailler les quartiers populaires dans lesquels ils vivent : des quartiers où la précarité sociale est le lot de la plupart des habitants ; des habitants qu’il faut intéresser à la chose politique régulièrement par le biais de campagnes de mobilisation ; des habitants qu’il faut aussi épauler dans les démarches du quotidien afin qu’ils fassent valoir leurs droits, car au Mexique, nous dit l’autrice, « l’administré ne vient pas à la prestation sociale mais la prestation sociale vient à l’administré » ; autrement dit, le non-recours aux droits sociaux serait plus massif encore sans l’intervention des dits militants. Certains n’y verront là que de banales relations clientélistes et une forme de contrôle social (l’octroi d’une aide sociale incitant à un renvoi d’ascenseur électoral). Il est clair que certains dirigeants de la gauche mexicaine se préoccupent assez peu de la façon dont les masses se mobilisent pour eux. De même, un fort engagement dans le parti peut permettre au militant de décrocher un modeste emploi dans l’administration locale… mais Hélène Combes nous invite à voir également dans ces militants qui se démènent sans compter des « intermédiaires du quotidien » dont l’engagement concret rappelle que l’entraide, la solidarité sont au coeur des pratiques populaires mexicaines. Hélène Combes nous offre avec ce livre très riche un portrait chaleureux de militants de terrain, porté par l’espoir d’un avenir meilleur et la conviction que ce sont tout autant les têtes que les coeurs qu’il faut embarquer dans le combat politique.

Notes
1. En 2024, l’ancienne maire de Mexico Claudia Scheibaum lui a succédé. Comme lui, elle était membre du MORENA (Mouvement de régénération nationale).
2. A ma connaissance, le président Pena Nieto, qui a précédé Lopez Obrador à la présidence, coule des jours heureux en Espagne, ce qui le met à l’abri de la justice mexicaine qui l’accuse d’enrichissement illicite et autres peccadilles...

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