Le Monde comme il va

Le Monde comme il va, magazine anticapitaliste et libertaire, était une émission de radio hebdomadaire diffusée tous les jeudis à partir de 19h10 sur Alternantes FM, entre janvier 1999 et juin 2011. L'émission hebdomadaire a été remplacée par une chronique hebdomadaire diffusée chaque vendredi matin à 7h55 dans le cadre des Matinales d'Alternantes FM, toujours !

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mardi, juillet 1 2025

Mes lectures de juin 2025

Isabelle Merle et Adrian Muckle, L'Indigénat de l'Algérie à la Nouvelle-Calédonie, CNRS, 2025. --- Ma chronique.
Anne-Cécile Robert, La stratégie de l'émotion, Lux, 2025.
Olivier Mannoni, Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Ed. Héloïse d'Ormesson, 2024.
Jean-Numa Ducange, Les marxismes, Que sais-je ?, 2025.
Mark Bray, L'antifascisme. Son passé, son présent et son avenir, Lux Editeur, 2024.
Marc Ferro, Le choc de l'Islam. 18e-21e siècle, Odile Jacob, 2003.
Emmanuelle Avril, Du Labour au New Labour de Tony Blair. Le changement vu de l'intérieur, Presses universitaires Septentrion, 2007.

mercredi, juin 18 2025

Les indigènes : surveiller et punir

Vincent Bollenot, « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France, 1915-1945, CNRS Editions, 2025.
Isabelle Merle et Adrian Muckle, L’Indigénat, de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie, CNRS, 2025.

Racisme, paranoïa, disciplinarisation, profits me semblent être les mots les plus appropriés pour évoquer la façon dont la France, pays des droits de l’homme et phare de la civilisation, a considéré et traité ses enfants de l’Empire.
Dans un livre passionnant intitulé Indispensables et indésirables1, Laurent Dornel nous avait raconté comment l’Etat français avaient traité les travailleurs coloniaux, recrutés pour s’échiner dans l’industrie de guerre lors du premier conflit mondial. Il nous rappelait que la grande peur de l’époque s’appelait métissage : il fallait à tout prix éviter que citoyens et indigènes se côtoient, voire se reproduisent. L’ordre racial ne devait pas être perturbé par cet afflux migratoire pensé comme temporaire !
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Avec « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France 1915-1945, publié par CNRS Editions, l’historien Vincent Bollenot s’intéresse de son côté au CAI, le service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies en France. A l’angoisse du métissage s’ajoute la peur de la contagion bolchevique et de sa capacité à faire vaciller l’Empire ; car l’indigène est remuant, notamment quand il vient d’Indochine. Il faut donc surveiller et punir. Alors on remplit des fichiers, on rédige des notes mensuelles, on bastonne à l’occasion ou on rapatrie l’indocile au besoin. Le CAI a deux visages : celui du fonctionnaire zélé, ancien de la coloniale et défenseur de l’Empire, et celui de l’indispensable mouchard qui a troqué sa conscience contre un salaire modeste. « La délation est un métier précaire », nous dit l’auteur, et dangereux, car leurs victimes ont aussi appris à se méfier…

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La méfiance est également au coeur du livre d’Isabelle Merle et Adrian Mukle, L’Indigénat de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie2, publié également par CNRS Editions. Comment avoir confiance dans un peuple indolent mais prompt à la révolte, aux coutumes singulières et à l’organisation sociale désarçonnante, rétif au salariat et à la propriété individuelle ? Quant aux Kanaks, qu’ont-ils à attendre d’une autorité coloniale qui les a martyrisés, spoliés, parqués dans des réserves aux sols pauvres, qui contrôlent leurs déplacements, qui les montent les uns contre les autres, qui les accablent d’amendes et d’impôts, les jettent en prison ou leurs imposent des travaux forcés au nom du développement et du progrès ? Et il en est de même pour les engagés, ces Océaniens et Asiatiques recrutés par contrat et soumis à un régime de travail proche de l’esclavage.

Le régime de l’indigénat, c’est le règne de l’arbitraire, du dérogatoire, de la corruption et du clientélisme, au service du capitalisme, de la paix sociale et de l’intérêt dit général. Réquisitions, prestations non rémunérées…, « la Nouvelle-Calédonie use et abuse du travail forcé », soulignent les auteurs, et l’État sous-traite le sale boulot aux chefs et petits-chefs des tribus et des clans ; à eux revient la lourde tâche de favoriser la mise au travail et l’acculturation des Indigènes. Voilà comment se déployait la mission civilisatrice de la France. Et le gouverneur de Nouvelle-Calédonie Jules Repiquet de constater, en 1922, que « Les progrès (que les Kanaks) font sur la voie de la civilisation sont très lents ». On peut les comprendre...

Notes
1. Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.
2. Sorti en 2019, et réédité en format poche en 2025, augmenté d’un avant-propos et d’une postface.

mardi, juin 10 2025

Benoist-Méchin, un nazi français

Bernard Costagliola, Benoist-Méchin. Un nazi français, CNRS Editions, 2025.


« Il ne suffit pas de dire que Benoist-Méchin fut un collabo. Il fut « la collaboration », sa matérialisation humaine, l’âme et la cheville ouvrière de l’édifice de trahison qui nous précipita dans les abîmes ». Tel est l’avis du journal Franc-Tireur. Nous sommes au printemps 1947 et l’ancien ministre de Pétain fait face à ces juges. Bernard Costagliola nous fait le portait de cet « autodidacte de talent » avec Benoist-Méchin. Un nazi français, publié par CNRS Editions.

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Nous aurions préféré que Jacques Benoist-Méchin, s’adonne à sa passion : la musique classique. Malheureusement, comme une partie de la jeunesse de bonne famille des années 1920, il se découvrit une passion pour la politique, et notamment le fascisme.
Né en 1901, Jacques Benoist-Méchin n’a pas participé à la première guerre mondiale, mais la grande boucherie et ses conséquences l’ont profondément marqué.
Jacques Benoist-Méchin est un concentré de détestations. Lui, le nationaliste au sang bleu, déteste le bolchevisme, son égalitarisme et son internationalisme revendiqués ; il déteste la démocratie, le libéralisme, les idéaux de 1789, la populace et les Lumières, parce que cela bouleverse l’ordre social, remet en question les élites anciennes sur laquelle la France de jadis a bâti sa grandeur. Il conspue la bourgeoisie, sa vulgarité, sa cupidité, son esprit étroit : à la différence de l’aristocrate, le bourgeois n’a pas le sens du sacrifice, juste celui des affaires. Il voue aux gémonies les Etats-Unis et son matérialisme. Il ne peut que détester les Juifs, ce peuple cosmopolite, affairiste ou révolutionnaire, toujours à comploter ; il a en horreur le métissage qui souille le sang pur. Il en est persuadé : il fait partie d’une élite raciale que la société moderne décadente veut chasser de la scène de l’histoire, alors que c’est à elle qu’il revient de faire l’Histoire.
Il a le culte des grands hommes. Napoléon le fascine et Hitler, tout autant. Germanophile et parlant parfaitement la langue de Goethe, Benoist-Méchin suit avec attention ce qui se passe outre-Rhin : la chute d’un Empire vieux de plus de cinq siècles, son remplacement par une République de Weimar rapidement chahutée et l’affirmation d’une extrême-droite qui met la défense de la race au centre de sa politique de haine.

Comme beaucoup, il porte un regard extrêmement critique sur le traité de Versailles. L’Allemagne, vaincue, ne doit pas être humiliée, tel est sa conviction ; une conviction qui s’appuie sur un projet : construire une Europe nouvelle capable de s’opposer tout autant au bolchévisme qu’au libéralisme. Journaliste et traducteur très peu scrupuleux, il n’a pas de cesse de poser Hitler comme un partisan d’une alliance franco-allemande, alors que celui-ci n’y a jamais songé. Auprès de Pétain et de Darlan, Benoist-Méchin défendra tout au long de la guerre le même credo : si elle ne veut pas périr, la France doit s’allier avec le Reich et faire la guerre aux Anglo-saxons. « L’idéologue et le diplomate ont fusionné à Vichy » écrit Bernard Costagliola, soulignant que ce « Français plus nazi que les nazis », n’a été pris au sérieux ni à Vichy ni à Berlin : il n’y avait guère que lui qui pensait possible une alliance égalitaire entre le vainqueur et le vaincu.
Condamné à mort, rapidement gracié, mis en prison pour 20 ans mais libéré dès 1953, Jacques Benoist-Méchin s’adonnera alors à l’écriture, produisant nombre d’ouvrages glorifiant guerriers et bâtisseurs Empire, autant dire des assassins.

mardi, juin 3 2025

La mort a un coût

Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle, Le coût de la mort. La Sécurité sociale jusqu’au bout, Editions du Détour, 2025.

Celles et ceux qui ont eu à assumer le décès d’un proche le savent, l’organisation des obsèques est un moment singulier où l’on doit gérer, outre ses émotions, les attentes du défunt et de la famille ainsi que le regard que les autres porteront inévitablement sur la cérémonie. Avec Le coût de la mort, livre publié par les éditions du Détour, les historiens Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle nous proposent de réfléchir à l’organisation concrète des obsèques et de « faire advenir une nouvelle institution : la Sécurité sociale de la mort ».

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A l’heure où l’on nous serine que la Sécurité sociale doit être réformée afin d’éviter la faillite, proposer une telle chose peut sembler incongru, voire délirant. Elle ne l’est pas et les auteurs rappellent que la ville de Genève, depuis 1876, prend en charge les obsèques de ses ressortissants.
Les auteurs proposent donc la création d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale qui reposera sur le principe de la cotisation, et qui permettra à chaque famille de disposer de 4000 € pour organiser la cérémonie de leur proche (c’est le coût moyen d’une cérémonie actuellement). Cette cotisation se substituerait à la « très controversée CRDS que chaque mois nous versons actuellement aux marchés financiers ».

Il faut arracher la mort des mains du capitalisme funéraire, car la mort est devenu un business comme un autre, où le luxe côtoie le low cost, où certains profitent de la détresse des familles pour vendre des prestations, où quelques grands groupes accaparent le marché. Il en faut pour toutes les bourses, dit-on, mais « il y a une grande violence à dépendre de la générosité ou de la pitié d’autrui » quand on souhaite organiser une cérémonie digne au défunt.
Fondateurs du collectif Pour une Sécurité sociale de la mort, les deux auteurs proposent de réformer de fond en comble le système actuel par la mise en place de collèges funéraires dont la première mission sera de définir ce qui doit être remboursé, autrement dit de « fixer des limites aux rites remboursés » la Sécurité sociale. Le système reposera sur le conventionnement des professionnels du secteur, ce qui permettra à des structures marginalisées aujourd’hui, comme les coopératives, de ne plus subir la concurrence des grands groupes. Ne seront conventionnées que celles qui se conforment au cahier des charges qui sera mis en place ; un cahier des charges qui peut pousser le secteur à se moderniser et à en finir avec des aberrations : le granit de France est expédié en Inde pur y être travaillé avant de nous revenir...
Les auteurs s’intéressent également aux salariés des entreprises concernées. Il faut renforcer leur formation initiale, les préserver des accidents du travail, très nombreux dans le secteur, mais aussi les aider psychologiquement à vivre au contact de la mort, chaque jour, ainsi que sécuriser leur profession en leur donnant ce que Bernard Friot appelle un salaire à vie.
Plus largement, puisque « le tabou autour de la mort empêche d’en faire un sujet démocratique », les auteurs nous invitent à imaginer une éducation à la mortalité… ce que font déjà nos voisins suisses.

vendredi, mai 30 2025

Mes lectures de mai 2025

MAI 2025
Juliette Démas, Les affamés du royaume. La crise de la pauvreté en Grande-Bretagne, Stock, 2025. --- Ma chronique.
Vincent Bollenot, "Signalé comme suspect". La surveillance coloniale en France 1915-1945, CNRS Editions, 2025.
Johann Chapoutot, Christian Ingrao, Nicolas Patin, Le monde nazi 1919-1945, Tallandier, 2024.
Bernard Costagliola, Benoist-Méchin. Un nazi français, CNRS Editions, 2025.
Emile Léonard, Histoire du protestantisme, PUF, 1963.

dimanche, mai 25 2025

Treblinka : retour sur une controverse

Samuel Moyn, L’Affaire Treblinka. 1966. Une controverse sur la Shoah, CNRS, 2024.

Au printemps 1966, un livre fait sensation : il s'intitule Treblinka, et son auteur est Jean-François Steiner. L’historien américain Samuel Moyn nous en dit plus avec L’Affaire Treblinka. Une controverse sur la Shoah, livre sorti en anglais il y a vingt ans mais seulement récemment en français grâce à CNRS Editions.

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Jean-François Steiner est un personnage singulier. Il est Juif, fils d’un sioniste réactionnaire, déporté et mort dans un camp de Silésie. Il a vécu dans un Kibboutz puis s’est engagé chez les parachutistes et participé à la guerre d’Algérie. Il n’est pas historien,mais journaliste et il n’a pas trente ans lorsqu’il commence ses recherches sur le camp d’extermination de Treblinka et la révolte héroïque qui le secoua en août 1943. Il en tire un livre hybride où se mêlent témoignages des rares survivants, archives et éléments fictionnels. Porté par une campagne publicitaire tapageuse et provocatrice, le livre, préfacé par Simone de Beauvoir, connaît un vif succès, mais ne tarde pas à provoquer la polémique.
Pour la comprendre, il faut, souligne Samuel Moyn, la recontextualiser. Dans les années 1950, on distingue peu les victimes juives des autres victimes du nazisme : un déporté est un déporté, qu’il soit Juif ou résistant, et la Shoah n’est qu’une des manifestations de la barbarie nazie. Dans les années 1960, avec le procès Eichmann, on commença à distinguer au sein de l’univers concentrationnaire, les camps de la mort1. Treblinka, c’est 800 000 morts en moins de deux ans. On y entre pour y être tué, et ne survivent que ceux dont la machine exterminatrice a besoin.

Si l’ouvrage de Steiner fit polémique, c’est qu’il rendait les Juifs complices des bourreaux, ce qui réjouissait notamment la droite, l’extrême droite et les antisémites. Complices parce qu’affectés sous peine de mort aux sonderkommandos, ils devenaient un des rouages de la machine à tuer. Complices parce que les élites juives, via les conseils juifs2, avaient facilité la déportation des leurs, en lien avec les nazis. Complices parce que prisonniers de « l’esprit de ghetto », ils étaient allés à l’abattoir comme des moutons : le Juif du ghetto, non-violent, était l’antithèse du Juif bâtisseur, figure centrale du projet sioniste ; et Jean-François Steiner, porté par le culte de la force et le virilisme, avouait avoir honte d’être « l’un des fils de ce peuple » si lâche et docile. Il comparait ainsi la révolte du ghetto de Varsovie, révolte du désespoir contre l’imminence de l’anéantissement, à la révolte de Treblinka dont le but n’était pas de mourir les armes à la main mais de vivre.
Samuel Moyn nous entraîne au coeur de cette polémique aussi rude, violente que riche et éclairante où l’on croise des intellectuels, spécialistes ou non de la Shoah, comme Vidal-Naquet, Marienstras, Rousset, Poliakov, Hilberg ou encore Lévinas, mais aussi des rescapés de la Shoah, interviewés par Steiner et qui dénoncent la façon dont leurs propos ont été interprétés par l’auteur. Dans cette controverse, étaient discutées autant l’expérience concentrationnaire que la supposée nature juive éternelle ou encore la soi-disant passivité des Juifs. Mais combien de révoltes collectives non juives ont-elles perturbé l’ordre concentrationnaire nazi ?
Samuel Moyn l’avoue : « Les croyances et motivations de Steiner (...) sont impossibles à cerner complètement, et elles sont loin d’être le point le plus intéressant dans l’histoire de l’accueil du livre ». Son travail l’a amplement prouvé.

Notes
1 Les survivants se sont-ils tus ou a-t-on fait le choix de ne pas les entendre ? Cette question est toujours discutée...
2 Cette « complicité » est présente dans le livre de Hannah Arendt (Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, 1963). Maurice Rasjfus analysera également l’attitude des élites juives françaises dans son Des Juifs dans la collaboration. L’UGIF 1941-1944 (1980, rééd. Editions du Détour 2021).

lundi, mai 19 2025

La crise de la pauvreté en Grande-Bretagne

Juliette Démas, Les affamés du royaume. La crise de la pauvreté en Grande-Bretagne, Stock, 2025.


« Aujourd’hui, un Britannique sur cinq, dont plus de quatre millions d’enfants, vit en situation de pauvreté. La septième puissance mondiale est une société en ruines où plus personne n’est à l’abri de la précarité ». Voilà ce qu’on peut lire sur la quatrième de couverture du livre de la journaliste Juliette Démas, « Les Affamés du Royaume. La crise de la pauvreté en Grande-Bretagne » publié par les éditions Stock.

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George Orwell et Jack London, en leurs temps, s’étaient mêlés au lumpen-prolétariat et en avaient tiré des témoignages édifiants, comme le firent plus proche de nous l’Américaine Barbara Ehrenreich ou Florence Aubenas1. Eprouver dans sa chair la pauvreté, la misère, les boulots épuisants et mal payés ; vivre avec un épée de Damoclès au-dessus de la tête et le sentiment qu’un « rien suffit à tout faire basculer ».
Juliette Démas a rencontré une poignée de Britanniques qui tirent le diable par le queue ; des Britanniques « lambda » qui bien souvent travaillent et pourtant sont condamnés à vivre de la charité privée. La septième puissance mondiale est à la dérive, et pour beaucoup la Banque alimentaire a remplacé le hard-discounteur. Boulots mal payés, explosion des prix du gaz et de l’électricité, loyers astronomiques, délabrement des services publics, malnutrition et malbouffe, municipalités au bord de la faillite… il est loin le temps où le Royaume-Uni était fier de son Etat-Providence.

Mais ces losers ne sont-ils pas responsables de leur situation ? Losers, oui, car c’est bien ainsi qu’une bonne partie de la classe politique les qualifient : losers, fainéants, profiteurs-fraudeurs, impécunieux, fornicateurs... et incapables de se nourrir sainement. Pour les élites économiques et politiques britanniques, l’ère de l’irresponsabilité est terminée. Au nom de la dette à résorber et de l’allègement de la pression fiscale, les classes populaires sont appelés à se responsabiliser, ce qui très concrètement signifie choisir entre se chauffer l’hiver ou se nourrir même chichement. Ca finira bien par ruisseler un jour...

Pour Juliette Démas, « au Royaume-Uni, la pauvreté est un choix politique (…) et le maintien dans la pauvreté est idéologique ». C’est un choix porté par des élites, de droite comme de gauche, acquises au néolibéralisme, issues de la bourgeoisie, sorties des mêmes universités prestigieuses et bien souvent millionnaires2. En d’autres termes, la « prétendue ère de la responsabilité (est) la croisade morale d’une élite nostalgique ayant grandi hors-sol, contre le reste de la société. L’expérience n’a pas seulement été contre-productive, son coût humain a été exceptionnel ».
Au nom de la liberté, du business et du chacun pour soi, les néolibéraux font la guerre aux gueux. Guerre économico-sociale et guerre culturelle : pour Juliette Démas, « Il n’y aura pas de changement sans combattre d’abord les mythes qui entourent la pauvreté ». Le but de ces politiques d’austérité n’est pas tant de réduire les dépenses sociales que de « moraliser », de « mettre au pas » une fraction de la population, et de lui rappeler qu’on ne lui doit rien, ou pas grand chose. Car comme l’a écrit jadis Herbert Spencer, pourfendeur de l’État social et fieffé réactionnaire, « la sympathie pour une personne qui souffre supprime, pour le moment, le souvenir des fautes qu’elle a commises ».

Notes
1 George Orwell, Le Quai de Wigan, Climats, 2022 ; Jack London, Le peuple d’en bas, Phébus, 1999 ; Barbara Ehrenreich, L'Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant, Grasset, 2004 ; Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham - Reportage, Ed. de l'Olivier, 2010.
2 Sur 24 ministres, le gouvernement de James Cameron comptait 18 millionnaires.

samedi, mai 10 2025

Amazone, un monde en partage

Hervé Théry, Amazone. Un monde en partage, CNRS Editions, 2024.

En 2023, grâce au géographe Pascal Marchand, CNRS Editions nous proposait une remarquable histoire de la Volga au 20e siècle1. Il y a quelques mois, c’est un autre géographe, Hervé Théry, qui nous invitait à explorer le plus long fleuve du monde2 avec « Amazone. Un monde en partage ».

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L’Amazone impressionne par sa longueur, son débit, l’ampleur de son bassin, l’importance de ses affluents et de son réseau hydrographique, ses eaux profondes ou sa largeur qui parfois se compte en dizaine de kilomètres. Et on ne peut penser l’Amazone sans l’Amazonie, immense territoire, poumon vert d’une planète en sursis et terre des derniers hommes libres, où se croisent par centaines langues et groupes ethniques… au point qu’on en oublie qu’aujourd’hui, la route a remplacé le fleuve comme moyen de transport et que 80 % de la population amazonienne vit dans des villes, des métropoles qui ont accompagné le développement du territoire, autrement dit l’exploitation sans frein des ressources et la mise au travail autoritaire des Amérindiens et des pauvres, voire leur liquidation physique au nom de l’Ordre, du Progrès et de la production de caoutchouc3.

Hervé Théry nous fait donc descendre le fleuve. On y croise des Guaranis, des Achuar, des migrants du Nordeste, des Quilombolas (ces descendants d’esclaves noirs ayant fui leurs propriétaires), des caboclos, autrement dit des métis qui tous vivent de la pếche, de l’artisanat, de l’agriculture et aujourd’hui de l’écotourisme. Ils incarnent d’une certaine façon l’Amazonie d’antan, quand les villes étaient des villages et que les routes, jusqu’aux années 1960, étaient rares. La Transamazonienne et le réseau ferré ont complètement bouleversé le territoire, offrant une alternative au transport fluvial et ouvrant de vastes territoires à la colonisation, notamment agricole, les grands propriétaires terriens ayant besoin de terres pour faire paître le bétail et faire pousser du soja transgénique. Qui dit élevage extensif dit défrichements, déforestation et développement d’une industrie du bois. Et n’oublions pas la ruée vers l’Amazonie pour vider son sol de pétrole, de gaz et de fer, voire de son or, avec les conséquences sociales que l’on connaît : mépris des populations, du droit des populations indigènes, catastrophes environnementales4

« Peut-on aménager et protéger l’Amazon(i)e ? », tel est le titre du chapitre conclusif dans lequel l’auteur nous rappelle que l’Amazonie brésilienne a perdu près d’un million de km² de couverture forestière en un demi-siècle, et que la protection des espaces naturels est régulièrement remise en question par des politiciens et des businessmen. Hervé Théry plaide pour faire émerger des « modes de mise en valeur et de conservation qui concilient le bien-être de tous ceux qui y vivent et l’attention vigilante de ceux que l’Amazonie fascine (afin) que les générations futures puissent, elles aussi, en contempler la beauté. » Je doute que le « banditisme financier » (Eduardo Galeano), le capitalisme prédateur et le trumpisme culturel soient sur la même longueur d’ondes...

Notes
1. Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023.
2. Il approche les 7000 kms de long, tout comme le Nil.
3. Le Brésil n’a bien sûr pas le monopole de la violence sociale dès qu’il s’agit du latex. Pour s’en convaincre : Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi (sldd), La Chicotte et le pécule. Les travailleurs à l’épreuve du droit colonial français (19e-20e siècles), PUR, 2021. ; Eric Panthou / Tran Tu Binh, Les plantations Michelin au Viêt Nam. Une histoire sociale / Phu-Rhiêng : récit d'une révolte, La Galipote, 2013.
4. Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.

jeudi, mai 8 2025

Floreska Guépin, les voies de l'émancipation féminine

Michel Aussel et Myriam Dufour-Maître, Floreska Guépin (1813-1889). Combats pour la liberté et l’instruction, Presses universitaires de Rennes, 2025.

C’est un beau portrait de femme qui nous est offert par Michel Aussel et Myriam Dufour-Maître avec Floreska Guépin (1813-1889). Combats pour la liberté et l’instruction publié par les PUR.

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Guépin : le nom est connu, notamment des Nantais. Ange, de son prénom, fut en effet une personnalité de premier plan dans la France du 19e siècle. Médecin de profession, républicain et anticlérical de conviction, intéressé par la « question sociale », Ange paya de prison, d’exil et d’ostracisme la radicalité de ses engagements politiques et sociaux1. Floreska fut sa troisième épouse ou, plutôt, pour reprendre le mot d’Angé Guépin lui-même, son associée. Et quelle associée ! Il n’est guère étonnant que cette union ait fait jaser la bonne et très pieuse société nantaise qui toujours se tînt à distance de ce couple atypique et dérangeant.
Ange Guépin a 50 ans et Floreska, dix de moins. Il n’épouse pas en troisième noce une jeune fille de la bourgeoisie mais une femme d’âge mûr, indépendante d’esprit, aux convictions fortes, mais dont on sait finalement assez peu de choses, sinon qu’elle est née dans la Marne en 1813, dans une famille qui n’appartient pas à l’élite sociale locale. Adolescente, elle a fait un long séjour en Angleterre au cours duquel elle s’est convertie au protestantisme, à l’idéal démocratique et au féminisme. Et à Paris, Floreska la bilingue a créé et tenu pendant plus d’une décennie une institution éducative destinée aux jeunes filles de bonne famille, notamment de jeunes Anglophones vivant à Paris. Ange a donc épousé une travailleuse et non une rentière.

« Je préfère les femmes qui savent se faire aimer en nous inspirant la plus profonde estime à celles qui nous condamnent à l’admiration » écrit Ange à sa future épouse. Il est sous le charme et pour les auteurs, il ne fait aucun doute que Floreska a eu une influence très forte sur sa pensée critique. C’est grâce à elle et à ses connections avec les milieux protestants radicaux anglo-saxons qu’il s’engagea dans le combat pour l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis. C’est encore elle, avec ses amies féministes comme l’écrivaine communarde André Léo, qui l’amène à affermir ses convictions relatives à l’émancipation féminine. Et c’est à ses côtés qu’il se lancera dans le dernier combat de sa vie : la création d’une école professionnelle pour les jeunes filles ; école qui ouvrira ses portes en 1873, quelques semaines avant qu’il ne décède ; école pour laquelle Floreska se battra sa vie durant.

Eduquer pour émanciper, tel était le credo du couple. Arracher toutes les jeunes filles de bonne famille à leur destin social d’épouse et de mère oisives, donc dépendantes de l’époux ; leur offrir des perspectives d’émancipation par le travail intellectuel et manuel ; en faire, disait Floreska Guépin, « des mères intelligentes et instruites » capables d’éduquer la nouvelle génération. Comment ne pas voir dans ce projet audacieux pour l’époque l’influence majeure de Floreska dont le protestantisme portait en lui la révalorisation du travail, et qui, jusqu’à son mariage, était financièrement indépendante ?

Avec cet ouvrage, les auteurs nous livrent le beau portrait d’un couple militant. La postérité a longtemps cantonnée Floreska la discrète à son statut d’épouse du grand homme. Elle était bien plus que cela.

Note 1 : Michel Aussel, Le docteur Ange Guépin. Nantes, du Saint-Simonisme à la République, PUR, 2016.

samedi, mai 3 2025

Mes lectures d'avril 2025

Michel Aussel et Myriam Dufour-Maître, Floreska Guépin (1813-1889). Combats pour la liberté et l'instruction, PUR, 2025.
Pierre Serna, L'extrême centre ou le poison français 1789-2019, Champ Vallon, 2024.
Martin Buber, Utopie et socialisme, L’Echappée, 2025. --- Ma chronique.
Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, 2025.
Nicole Morgan, Haine froide. A quoi pense la droite américaine ?, Seuil, 2012.
Ramon Sender, Requiem pour un paysan espagnol, Babel, 1990.
Vladimir Pozner, Le mors aux dents, Babel, 1985.

jeudi, avril 24 2025

Bata : le paternalisme en actes

Jacquot / Monier / Paindorge / Paye (sldd), Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure, Presses universitaires de Grenoble, 2024.

En 1931, dans le sud rural de la Moselle, un entrepreneur tchèque crée une usine de fabrication de chaussures singulière. Une quinzaine de chercheurs nous en disent plus avec Bataville (1931-2001). Ville-usine de la chaussure publié par les Presses universitaires de Grenoble.

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L’histoire commence à la fin du 19e siècle à Zlin, en Moravie, où les frères Bata lance une manufacture de chaussures. L’entreprise grossit, innove, diversifie ses activités et part à la conquête du monde dans les années 1930. Vont éclore ainsi une trentaine d’usines dans seize pays différents. Usines ? La qualification est réductrice car la volonté des dirigeants est bien plutôt de construire de véritables villes-usines dans laquelle pourraient s’épanouir des communautés de travail unies, pacifiées n’ayant qu’un seul objectif : la réussite économique de l’entreprise.

Nous voici donc à Hellocourt, au milieu de nulle part. La direction Bata a trouvé là ce qu’elle recherche : une main d’oeuvre rurale, masculine comme féminine, sans culture revendicative ni formation professionnelle pour laquelle l’emploi hors-agriculture est extrêmement rare ; une main-d’oeuvre à qui elle va proposer un travail, un logement, des formations, des loisirs culturels et sportifs, une politique sociale en avance sur son temps ; une main-d’oeuvre non encore contaminée par les idées socialistes à qui elle va pouvoir insuffler un fort sentiment d’appartenance, indispensable pour faire advenir « une société humaine harmonieuse ».

Le bataïsme, c’est cela : le contrôle, l’encadrement de la main-d’oeuvre dans et hors l’usine. Bata la chrétienne ne veut pas des ouvriers, elle veut des collaborateurs dévoués à 100 %. Bata veut créer un « homme nouveau », individualiste mais capable de se fondre dans un collectif de travail, cupide et soucieux de promotion individuelle, qui fait corps avec ses chefs, qui fait siennes les valeurs de l’entreprise qui se veut moderne et à la pointe des innovations technologiques comme managériales. Malheur à celui qui fait entendre sa dissidence : contre lui, on lancera un syndicat-maison ! Malheur à celui qui ne remplit pas ses objectifs, perturbe l’organisation de la production et remet en cause la distribution des primes de rendement ! Travailler chez Bata, être un bataman, c’est faire partie d’une élite, saine de corps et d’esprit, et toujours enthousiaste et prête à relever un défi. Chez Bata, le faible et le rebelle ne font pas long feu, et les syndicalistes font ce qu’ils peuvent. La résistance à l’ordre usinier est plus individuelle que collective : on ne fait pas grève chez Bata, on ruse, on fait le dos rond et « on n’en pense pas moins »… Les auteurs ont raison de rappeler que « les formes de subordination mises en place, aussi sophistiquées soient-elles, n’arrivent jamais à bout de la renaissance des pratiques d’autonomie des salariés », notamment dans la classe ouvrière, moins captive que ne le furent les employés et cadres ; d’autant plus que rapidement, les effectifs furent très largement supérieurs à l’offre de logement proposée par l’employeur.

« En termes d’identification à la boîte, dit un ancien, Bata c’était le summum, c’est en ça que le système a marché ». Le système Bata fut ainsi une formidable machine à produire du consentement, y compris dans les dernières années marquées par la crise économique et l’inéluctable fermeture à laquelle la plupart des 500 salariés se refusaient à croire… Avec ce livre, les auteurs nous rappellent que la Lorraine ouvrière ne se réduit pas à ses places fortes sidérurgiques ; et que Bata n’a pas encore révélé tous ses secrets.

mercredi, avril 23 2025

Le socialisme selon Martin Buber

Martin Buber, Utopie et socialisme, L’Echappée, 2025.

Né à Vienne en 1878 et mort 87 ans plus tard à Jerusalem, Martin Buber fut une des figures importantes et atypiques du monde intellectuel juif contemporain. Michael Löwy a écrit qu’il incarnait une « religiosité romantique et mystique, imprégnée de critique sociale et de nostalgie communautaire. »1 La réédition par les Editions de l’Echappée de son livre « Utopie et socialisme » en porte témoignage ; il en est de même avec « Une terre et deux peuples »2, ensemble de textes sur la Palestine dans lesquels Martin Buber défend un sionisme singulier, « moral et spirituel » disait-il, pacifiste, anti-nationaliste, favorable à une alliance entre Juifs et Arabes, et à un Etat binational reposant sur des communautés de travail oeuvrant pour le bien commun3.

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Dans « Utopie et socialisme » publié initialement en 1947, Martin Buber nous ramène au 19 siècle où le socialisme se construit dans le dialogue, mais plus souvent dans l’affrontement. Avant que ne règne le socialisme scientifique porté par le marxisme et sa critique radicale du monde industriel capitaliste qui se construit sous ses yeux, il y eut un socialisme utopique, marqué par les mentalités pré-industrielles, l’idéal communautaire, la valorisation de l’expérimentation sociale. « Est tenu pour utopique tout socialisme volontariste » écrit ainsi Buber.
Ce qui intéresse Martin Buber dans le socialisme utopique, c’est sa défense des capacités créatrices des hommes et femmes, des producteurs. Qu’ils aient pour noms Saint-Simon et Fourier, Robert Owen et Pierre-Joseph Proudhon, de Pierre Kropotkine et Gustav Landauer, ils veulent construire le socialisme par en bas, ici et maintenant. Il en est ainsi du mouvement coopératif où, écrit Buber, « l’homme réel se rapproche de l’homme idéal (…) au moment où est exigé de lui l’accomplissement de tâches dont il n’était ou ne se croyait pas jusqu’alors à la hauteur. »

Pour l’anarchiste Landauer, grand ami de Buber, « L’État est une relation, un rapport entre les hommes (…). On le détruit en contractant d’autres rapports. ». Car l’ennemi, c’est l’État. Cet Etat qui, en terres capitalistes comme en URSS stalinienne, a atomisé, englouti la société : le capitalisme ne veut avoir à faire qu’à des individus isolés les uns des autres ; le stalinisme les a absorbés dans la grande machinerie autoritaire et bureaucratique. C’est pourquoi Martin Buber s’oppose à ce qu’il nomme le principe politique qui ne peut que réduire la spontanéité sociale : « les liens autonomes deviennent sans signification, les relations personnelles se dessèchent, même l’esprit devient fonctionnaire ».

Pour Buber, c’est avec Marx « que commence le mouvement d’un socialisme où le principe social n’existe plus que comme fin ultime - la société sans classe ni Etat- et non pas à l’intérieur même du projet réel et pratique. » Cette assertion est à relativiser : outre que Marx a toujours porté un regard intéressé sur les pratiques sociales ouvrières, il a consacré les dernières années de sa vie à étudier les modes d’organisations communautaires pré-capitalistes4.
Pour Buber, le socialisme ne peut être qu’éthique. Et je pense qu’il aurait souscrit à ces mots de Maximilien Rubel, fin connaisseur de l’oeuvre de Marx : « Le socialisme n’est une nécessité historique que dans la mesure où il est pensé et voulu comme nécessité éthique (…). Le socialisme est conscience de l’utopie ou il n’est rien. »5

1 Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988, p. 63.
2 Martin Buber, Paul Mendès-Flohr, Une terre et deux peuples. La question judéo-arabe, Lieu commun, 1983. Je ne crois pas qu’il ait été réédité depuis.
3 La pensée de Buber fut évidemment évolutive et mon essai de synthèse de ses positions sur un sujet aussi sensible ne peut être que très réductrice.
4 Kolja Lindner, Le dernier Marx, L’asymétrie, 2019. Ces brouillons de Marx étaient inconnus de Buber.
5 Maximilien Rubel, Révolution et socialisme. Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, 1970, p. 13.

dimanche, mars 30 2025

Mes lectures de mars 2025

Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès, Raisons d'agir, 2024.
Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle, Le coût de la mort. La Sécurité sociale jusqu'au bout, Editions du Détour, 2025.
Martin Buber et Paul Mendes-Flohr, Une terre et deux peuples. La question judéo-arabe, Lieu commun, 1985.

jeudi, mars 20 2025

Jacqueline Manicom, une féministe oubliée

Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, Editions de l’Atelier, 2025.

Sur la couverture du livre, deux visages font face à l’objectif. Il y a Simone de Beauvoir, figure du féminisme et intellectuelle majeure, et, derrière elle, une militante aujourd’hui oubliée : Jacqueline Manicom. L’historienne et journaliste Hélène Frouard lui rend hommage dans une biographie publiée par les Editions de l’Atelier.

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« Jacqueline Manicom la révoltée » a la peau noire, mais dans le contexte antillais qui l’a vu naître, sa noirceur est singulière : elle est issue d’une famille de migrants indiens qui a posé ses valises aux Antilles dans les années 1860 ; née en 1935, c’est un enfant quarteron car son grand-père biologique n’est pas ce modeste ouvrier agricole du nom de Manicom mais le planteur chez lequel il s’échine.
Ses parents voient grand pour elle. Jacqueline découvre l’école privée catholique, autrement dit l’école des Blancs créoles. Mais l’élève brillante est obligée d’arrêter ses études l’année du bac pour aider sa mère qui attend son dixième enfant. Elle se rêvait médecin, elle deviendra sage-femme, métier-passion qu’elle apprend et exerce en Martinique puis en France à la fin des années 1950.

Sa conscience féministe et socialiste s’affermit au contact des drames humains qu’elle côtoie : la mortalité infantile est importante, tout autant que les grossesses multiples ; l’éducation sexuelle ? Elle est absente du parcours des soignées comme des soignants ; les médecins ? Ils sont sexistes, paternalistes et méprisants, sauf Jacques qu’elle épouse et avec qui elle aura un enfant. Mais la belle-famille (bourgeoise) ne tient pas à voir une négresse entrée dans sa généalogie. Aussitôt mariée, aussitôt divorcée, Jacqueline retourne aux Antilles où avec les communistes guadeloupéens, elle met sur pied le Planning familial. Elle côtoie également les milieux indépendantistes et tombe amoureuse d’un gauchiste parisien avec qui elle retourne à Paris en 1964.
Là, Jacqueline se met à l’écriture. Contactée, Simone de Beauvoir l’encourage dans cette voie, mais il lui faudra attendre 1972 pour que son premier roman sorte en librairies. Deux ans plus tard, elle publie un second roman qui, comme le premier, est une dénonciation du sexisme, du racisme omniprésent et de la difficulté à vivre une relation saine dans un cadre colonial ; c’est aussi une critique rude de l’institution médicale, notamment des médecins tout-puissants qui méprisent femmes et sage-femmes, mais aussi de ces « erreurs médicales » que l’on met sous le boisseau. Et certains ne le lui pardonneront pas...

Jacqueline la révoltée est à fleur de peau. Elle mêle de front une vie de famille compliquée, une vie professionnelle épuisante et une vie militante exaltante mais parfois violente et dont il faut gérer psychologiquement les périodes de reflux. Toute sa vie, elle qui avait soif de reconnaissance s’est heurtée à des murs : murs du sexisme, du racisme, de la société de classes. Dans une lettre à Simone de Beauvoir écrite en 1966, elle se disait « perdue, traquée par un monde blanc et puissant ». Nulle part, elle ne s’est sentie à sa juste place…
Au mitan des années 1970, Jacqueline Manicom s’avoue épuisée. Le 22 avril 1976, elle prend la plume et écrit qu’elle en a assez d’être noire, pauvre et de se battre pour survivre. Elle avale des barbituriques et s’ôte la vie.
Bientôt une école maternelle parisienne portera son nom. Bel hommage pour une militante féministe qui, sa vie durant, s’est consacrée à l’émancipation des femmes (et des femmes noires), et qui considérait que l’éducation devait leur apporter, pour paraphraser Fernard Pelloutier, « la science de leur malheur ».

mercredi, mars 12 2025

Indispensables et indésirables : les travailleurs coloniaux dans la France en guerre

Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.


« Indispensables et indésirables », tel est le titre du livre passionnant de l’historien Laurent Dornel. Qui sont ces hommes qui tourmentent ainsi l’État français durant la Première Guerre mondiale ? Des travailleurs coloniaux et des immigrés chinois que le pouvoir vient de recruter.


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Le conflit bat son plein, on meurt en masse sur les champs d’horreur, et les bras manquent pour faire tourner la machine de guerre à plein régime. La mobilisation des femmes dans les industries de guerre ne suffisant plus, le gouvernement d’Union sacrée tourne alors son regard vers cet immense réservoir de main-d’oeuvre que représente l’Empire colonial. Pour la première fois de son histoire, la France devient une terre d’immigration massive. Ils seront ainsi plus de 200 000 à fouler le sol de la patrie des droits de l’homme et à découvrir l’univers usinier. Ils sont Maghrébins, et de statuts différents puisque seule l’Algérie est une colonie ; ils sont Malgaches, Indochinois, et donc Chinois, ressortissants d’un pays indépendant mais gérés par l’État français comme s’ils étaient des colonisés. Ils ont été recrutés et affectés à des postes correspondant aux qualités de leurs races respectives : ainsi le Malgache est docile mais peu robuste, tout comme l’Annamite indolent qui excelle dans les « travaux d’adresse » , ce qui en fait une « main d’oeuvre quasi féminine » ; le Chinois du nord est plus indiscipliné que celui du sud, plus robuste et docile… Il y a des races faites pour le labeur industriel comme il existe des races faites pour la guerre1, c’est ainsi...

Indispensables, ces hommes le sont donc pour produire de quoi poursuivre la boucherie. Indésirables, ils le sont tout autant car le gouvernement se méfie des conséquences qu’un séjour prolongé sur la terre de France pourrait produire sur des individus qui n’ont connu jusqu’alors et pour la plupart que l’ordre colonial et le code de l’indigénat. Ils pourraient prendre goût à une liberté, même relative, au point d’en devenir insolents...
Cette masse ouvrière qui débarque en masse à partir de 1916 est donc à surveiller comme le lait sur le feu. Tout d’abord, il faut apprendre à ces « grands enfants paresseux » l’ordre, la discipline, l’assiduité au travail et le respect du à la race supérieure. Il faut également qu’ils comprennent qu’ils ont un lieu d’affectation et qu’il n’est pas question qu’ils l’abandonnent et se transforment en travailleurs libres ou se mettent à vagabonder pour échapper aux conditions de travail et de vie qu’on leur impose ; car ces travailleurs coloniaux furent loin de se montrer dociles en toutes circonstances. Il faut tout faire pour empêcher que les « races » se côtoient, voire même que ces hommes à la « mentalité primitive » développent des relations amicales avec les travailleurs français. Tout est fait pour qu’ils restent entre eux et « se mêlent le moins possible à notre vieille race française » : Laurent Dornel souligne que la volonté de l’Etat est bien de « favoriser le maintien de la culture d’origine » car ces hommes, par essence inassimilables, sont destinés à retourner chez eux la guerre finie. C’est pourquoi le pouvoir craint par dessus tout que ces coloniaux à la sexualité évidemment débridée n’abusent de la crédulité des jeunes femmes françaises, les poussent au mariage ou, pire, les engrossent. Le métissage, c’est l’ennemi : « toléré en situation coloniale il est impensable lorsqu’il met en cause la domination blanche » en France comme de l’autre côté de la Manche. Comme l’a écrit le Sunday Times, « nous trouvons naturellement choquant que des hommes de couleur fréquentent des femmes blanches, même les plus humbles ».
En 1919-1920, la plupart des Indésirables ont été rapatriés. Leur séjour en France en a-t-il fait de loyaux sujets ? Rien n’est moins sûr...

1. Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.

mardi, mars 4 2025

Paysannes, les oubliées de l'histoire

Jean-Philippe Martin, Paysannes. Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 1960 à nos jours, Editions de l’Atelier, 2025.

Longtemps, elles furent les oubliées de l’histoire, et il est heureux qu’aujourd’hui, des livres, des bandes dessinées, des documentaires audiovisuels, des films leurs soient consacrés. Avec Paysannes. Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole des années 1960 à nos jours, l’historien Jean-Philippe Martin nous met dans les pas des pionnières de ce combat pour l’émancipation des agricultrices. Indispensables à la bonne tenue des exploitations, elles n’étaient que des femmes d’agriculteurs, des aides familiaux. Il fallut attendre les années 1980 pour qu’enfin, juridiquement, elles soient reconnues comme de véritables actrices du monde paysan. En s’appuyant sur les archives syndicales et un travail d’enquête orale, Jean-Philippe Martin retrace plus d’un demi-siècle de luttes pour la reconnaissance sociale et l’émancipation.

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Les femmes n’ont pas attendu mai 1968 pour faire entendre leurs voix dans les organisations syndicales et de jeunesse, notamment dans cette fabrique d’élites modernistes que fut la JAC (Jeunesse agricole catholique). C’est dans ce creuset que la nouvelle génération féminine s’affirme, commence à questionner l’ordre moral. Celles qui se couchent tard et se lèvent tôt, qui courent toute la journée et jonglent sans temps mort entre travail sur la ferme et gestion du foyer, veulent avoir voix au chapitre sur l’exploitation comme dans le syndicat. Accaparées par la ferme du matin au soir, elle étouffent et veulent rompre l’isolement. Mais pour cela, il leur faut vaincre les résistances, tant masculines que féminines, et porter le fer au sein même du foyer, de la famille et de la communauté.
L’après-68 booste ce désir d’émancipation, surtout dans cette gauche syndicale qui émerge sous le nom de « paysans-travailleurs ». Des femmes, notamment celles dont le capital culturel est supérieur à la moyenne, s’organisent, avec ou sans l’assentiment du conjoint, et imposent leur présence dans les luttes comme dans les instances syndicales, même si celles-ci demeurent des espaces essentiellement masculins. Les questions du statut et des droits sociaux, de la formation professionnelle, du « partage équitable et réel du travail », de l’adaptation du matériel agricole comme de la maîtrise de sa sexualité sont au coeur de leurs combats. Elles veulent vivre dans leur foyer les idées qu’elles défendent dans les luttes, nombreuses, qui secouent le monde paysan d’alors. Minoritaires ? Elles l’étaient et le restèrent tant les obstacles à surmonter étaient nombreux pour celles, notamment les mères de famille, qui souhaitaient s’investir.

Dans les années 1980, elles parviennent à arracher, péniblement, des droits nouveaux qu’ils concernent le statut d’agricultrice ou le congé maternité ; aboutissement de combats longs menés par une minorité de femmes pugnaces et combatives. Féministes ? Certaines l’étaient, remettant en question l’ordre patriarcal, quand d’autres refusaient une qualification qui renvoyait trop à leurs yeux à un monde intellectuel et urbain dont les préoccupations centrales leur semblaient très éloignées des leurs. En ce sens, ces paysannes rebelles ne se distinguaient guère de nombre d’ouvrières tout aussi en colère.
Aujourd’hui, le fait que des femmes parviennent à la tête d’organisations syndicales nationales tant ouvrières que paysannes ne doit pas laisser entendre que le problème est réglé. Le sexisme ordinaire irrigue toujours les têtes de beaucoup : il va falloir nous dit l’auteur, « faire admettre à la société et d’abord aux agriculteurs que ce métier est aussi un métier féminin. »

vendredi, février 28 2025

Mes lectures de février 2025

Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2025.
Michèle Riot-Sarcey, Mais où est passée l'émancipation ?, EDitions du Détour, 2025.
Alessandro Stanziani, Les guerres du blé. Une éco-histoire écologique et géopolitique, La Découverte, 2024.
Thomas Hochmann, "On ne peut plus rien dire...". Liberté d'expression : le grand détournement, Anamosa, 2025.
Hélène Frouard, Jacqueline Manicom la révoltée, Editions de l'Atelier, 2025.
Jean-Marie Brohm, Critiques du sport, Bourgois, 1976.
Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l'histotiographie dominante, Editions sociales, 2017.
Jacques Valier, Brève histoire de la pensée économique d'Aristote à nos jours, Flammarion, 2005.
Hans Magnus Enzensberger, La grande migration. Vues sur la guerre civile, Gallimard, 1995.

mercredi, février 26 2025

Refuser de parvenir

CIRA, Refuser de parvenir, Nada Editions, 2024.

Il y a près d’une décennie, les éditions Nada publiaient un ensemble de textes réuni sous le titre de Refuser de parvenir. Idées et pratiques. Elles nous proposent aujourd’hui, judicieusement, la réédition de la partie historique et théorique de ce travail. Judicieux ? Oui, puisqu’il ne vous aura pas échappé que depuis une poignée d’années, des jeunes à fort capital culturel et scolaire, et souvent issus des classes moyennes et supérieures, ont décidé de « bifurquer », d’abandonner leurs études et ses promesses de postes à responsabilité avec le salaire qui va avec, pour s’investir dans des activités ayant à leurs yeux « du sens ». Certains salueront ce choix courageux, d’autres se gausseront de cette possible passade pour la radicalité qui leur rappellera peut-être la trajectoire de certains soixante-huitards…

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L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre consacré à Albert Thierry, fils d’ouvrier maçon, brillant étudiant qui, par conviction, a choisi de rester un humble instituteur ; un instituteur qui déteste les programmes, l’émulation, la discipline, qui a conscience que la défiance des élèves est une défiance de classe ; un instituteur qui veut repenser l’éducation en transformant le travail scolaire.

Nous sommes avant 1914, Albert Thierry a lu Proudhon, Sorel, Pelloutier, Tolstoï, et il est convaincu que s’extraire de sa condition sociale ne peut qu’entraîner la trahison, le reniement, les compromis : « Il est impossible à un véritable révolutionnaire de parvenir à quoi que ce soit, dans la société telle qu’elle est » écrit-il ; plus pondéré, le célèbre historien Jules Michelet, fils de typographe, avait souligné que la difficulté « n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi. »
Le refus de parvenir est donc un choix éthique qu’on ne saurait réduire à sa dimension ascétique et sacrificielle : par amour de la classe ouvrière, je renonce à faire carrière, je dénonce la méritocratie républicaine et ses distinctions, et je me fais serviteur désintéressé du prolétariat. L’intellectuel doit « aller dans le peuple », comme le clamait Bakounine en son temps, mais pas pour s’en faire le tuteur. Le refus de parvenir est porté par la conviction que le prolétariat peut s’émanciper en prenant conscience de son malheur, et c’était l’une des fonctions dévolues aux bourses du travail d’alors qui s’efforçaient de « mettre à la portée des ouvriers toutes les connaissances du temps présent dans tous les domaines ». Il est aussi un « moyen d’entretenir la culture de classe » au moment où le syndicalisme, passé sa phase révolutionnaire, s’institutionnalise et se fonctionnarise… tout comme le socialisme.

Un siècle a passé. La posture ouvriériste n’est plus tenable à l’heure de la massification scolaire et de la transformation continue des modèles productifs, même si l’université recrache chaque année des milliers de diplômés dont la machine capitaliste n’a pas besoin. Mais dans un monde qui confond liberté et code-barre, dans une société où narcissisme, frustration, dépression et cupidité s’emparent des écrans, refuser de parvenir ou, pour le dire avec les mots d’Albert Thierry, « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi », n’a rien perdu de sa pertinence subversive.

dimanche, février 9 2025

Sur les routes du poison nazi

Anne Mathieu, Sur les routes du poison nazi. Reporters et reportrices de l’Anschluss à Munich, Syllepse, 2024.

En 2020, Anne Mathieu nous mettait dans les pas de reporters et journalistes antifascistes ayant traversé les Pyrénées pour participer, par la plume, à la guerre civile espagnole1. Aujourd’hui, avec son nouvel ouvrage, Sur les routes du poison nazi, cette universitaire spécialiste des années 19302 nous propose de suivre certains d’entre eux en Europe centrale, au moment où Hitler se fait, en actes forts, le défenseur d’une germanité menacée et le bâtisseur d’un Reich ethniquement pur.

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Ces reporters, hommes et femmes, vont, nous dit l’autrice, « là où personne ne se rend (…) là où les ennemis politiques se trouvent ». Ce n’est pas encore la guerre mais l’atmosphère en a l’avant-goût.
Nous sommes donc en 1938, et « un nouveau front s’ouvre à l’Est ». Alors que l’Espagne républicaine plie, sans encore rompre, sous les coups des troupes franquistes appuyées par l’Italie et l’Allemagne, de sombres nuages planent au-dessus de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie.

L’Autriche indépendante est en sursis. A dire vrai, son indépendance était depuis une poignée d’années toute relative. L’heure est donc à la réunification (Anschluss). Les nazis allemands comme autrichiens ont gagné la partie. Abasourdi, un reporter écrit : « L’Autriche (agonise) dans les hurlements d’une foule hystérique, dans les Sieg Heil (…) scandés à tous les coins de rue ». Vient le temps de l’épuration, de la délation, de l’Inquisition et de la terreur. Socialistes, communistes, Juifs, du moins ceux qui n’ont pas pris le chemin de l’exil, commencent à remplir les camps dits de travail, quant ils ne sont pas, plus simplement, froidement liquidés.
Atmosphère différente à Prague face à la menace nazie, puisque Hitler entend annexer les Sudètes, région germanophone dans laquelle il dispose d’appuis forts. Aux Autrichiens applaudissant à leur asservissement, les reporters opposent les Tchèques, « peuple fort, réfléchi et discipliné », prêts à se battre pour la liberté ; et peuple accueillant pour celles et ceux qui fuient la terreur. Les reporters soulignent le courage des antifascistes des Sudètes, tentant de survivre dans un environnement hostile. Ici comme ailleurs, les nazis sont partout, dans la rue et les lieux de travail. A qui parler ? Vers qui se tourner ? Quand la délation est honorée, qu’ « il y a toujours des oreilles hostiles pour entendre, des yeux aigus pour guetter », difficile de trouver des interlocuteurs...
Et puis il y a Munich, et son accord qui a le goût de la honte et signe le « règne de la violence triomphante ». Abandonnée par la France et l’Angleterre, la Tchécoslovaquie est dépecée. La plume des reporters se fait amère: les Tchèques ont tout connu, dit l’un d’eux, mais « ils n’avaient pas encore connu l’abandon » ; un second écrit : « J’ai vu cette nuit mourir une nation qui avait été l’alliée fidèle de la France et l’avait aimée. (…) Elle est morte d’avoir cru en la parole des hommes qui gouvernent mon pays et j’ai passé une nuit de honte ».

Ce ne sera pas la dernière pour ces travailleurs intellectuels qui « eurent la conscience aiguë que le poison nazi se répandait à une rapidité que leur information scrupuleuse ne parvenait pas à maîtriser. »

1 Anne Mathieu, Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, Syllepse, 2020.
2 Elle dirige la revue Aden.

mardi, février 4 2025

La Saint-Barthélemy revisitée

Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, La Découverte, 2024.

A sa sortie en 2021, le livre de Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, avait attiré l’attention. Et c’était légitime. Outre sa qualité d’écriture, l’historien ne nous proposait pas « une autre histoire de la Saint-Barthélemy (mais) une histoire des autres dans la Saint-Barthélemy », comprenez une histoire délaissant Catherine de Médicis, Gaspard de Coligny, le duc de Guise ou Charles IX, pour leur préférer de bien plus anonymes : Thomas Croizier, Nicolas Aubert ou Claude Chenet.

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Nous sommes en 1572, et depuis une décennie, le royaume de France vit au rythme des affrontements entre élites catholiques et protestantes. Le 18 août, Paris a vu s’unir Henri III de Navarre, prince et protestant, avec la sœur du roi de France, catholique : l’heure semble à la réconciliation. Mais le 22, Coligny, « chef militaire des protestants est arquebusé ». Catherine de Médicis est-elle à l’origine de cet attentat ? Le mariage n’avait-il qu’un seul but : faire de Paris une souricière pour la noblesse protestante ? Ou bien, Catherine de Médicis s’est-elle fait doubler par les catholiques les plus radicaux ? Le 24 au matin, les chefs protestants, venus pour assister au mariage, sont liquidés et, dans la foulée, plus de 3000 protestants sont tués à Paris. Au total, plus de 10000 partisans de la « nouvelle opinion » ont ainsi été massacrés.
Jérémie Foa ne rouvre donc pas le dossier de la duplicité de Catherine de Médicis. Il s’est intéressé aux milliers de vies anonymes, celles des tueurs comme celles des victimes, passées au fil de l’épée, mutilées et jetées dans la Seine. Pour cela, il s’est plongé dans les archives notariales comme dans les registres d’écrou de la prison de la Conciergerie pour tenter de comprendre comment, au 16 siècle, un tel massacre a-t-il été techniquement possible.

A la lecture, on pense inévitablement au génocide des Tutsis rwandais. Au pays des mille-collines, le pouvoir soutenu par la France a organisé tout d’abord le pogrom des Tutsis et des opposants hutus les plus en vue, puis, il s’est appuyé sur ses relais locaux pour débusquer les « cafards » à écraser. En ce mois d’août 1572, c’est la milice parisienne, autrement dit des bourgeois qui, sans l’aval du pouvoir central mais avec l’appui de nobles haut placés, prend en mains l’épuration de la ville de ses huguenots, notamment les riches. Croizier, Aubert, Chenet font partie de ces massacreurs qui savent où se nichent les ennemis du pape. Pourquoi ? Parce que depuis une décennie, ils n’ont cessé de les arrêter, harceler, rançonner : ils connaissent leur visages aussi bien que leurs adresses ; « la persécution légale des huguenots (fut) la répétition générale de la nuit de la Saint-Barthélemy », et les protestants se sont sans doute habitués à ces vexations régulières. Jérémie Foa le rappellent plusieurs fois : « La Saint-Barthélemy est un massacre de proximité, perpétré par des voisins sur leurs voisins (…) préparé sans être prémédité ». Mais pas n’importe quel voisin : ce n’est donc pas une foule enivrée qui réclame que le sang coule, mais les bourgeois dévots de la milice qui « décide, qui oriente, qui aiguillonne le massacre ». Chacun a son quartier : c’est là où l’on tue et là où on s’accapare les biens des victimes. Le même schéma se reproduira ailleurs, à Lyon, Orléans, Bordeaux ou à Toulouse : on tue pour Dieu, évidemment, mais aussi pour l’argent ou pour accomplir une vengeance personnelle. Et le crime a payé : « tous les assassins ou presque sont morts dans leur lit, écrit Jérémie Foa, de belle mort, gâtés d’honneurs et d’argent ».

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