Jean-Charles Buttier, Charles Heimberg, Nora Kohler (sldd), James Guillaume. L’émancipation par les savoirs, Editions Noir et rouge, 2021.

« Ce n’est pas la science (...) que je redoute pour ces jeunes gens : c’est l’influence d’un certain milieu, (…) c’est l’embourgeoisement ». L’homme qui s’exprime ainsi se nomme James Guillaume. Il est au centre d’un ouvrage collectif intitulé James Guillaume. L’émancipation par les savoirs1 publié par les éditions Noir et rouge.

Avant d’acquérir la nationalité française en 1889, James Guillaume fut l’une des figures du mouvement ouvrier suisse. On lui doit notamment une imposante histoire de la Première Internationale2 dont il fut l’un des acteurs majeurs en tant que membre de la Fédération jurassienne et ami intime de Michel Bakounine. Géographe de formation, anarchiste de conviction, internationaliste, tel était James Guillaume. Fasciné par la Révolution française, il était aussi profondément francophile… et volontiers germanophobe, symptôme de quelques années de lutte violente au sein de la Première Internationale contre les prétentions hégémoniques de Marx, Engels et consorts, et leur mépris des Slaves et des Français3.

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Mais à ce portrait, il manque une dimension, celle du pédagogue, acteur de la mise en place de l’école républicaine française aux côtés de son ami Ferdinand Buisson, bras droit de Jules Ferry. En effet, l’histoire retiendra, non sans amusement, que c’est un anti-étatiste devenu fonctionnaire qui oeuvra à l’édition d’un imposant Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, la bible des hussards noirs de la République, sous l’amicale férule du républicain radical Ferdinand Buisson.
Guillaume et Buisson, étrange attelage qu’unissent quatre choses : ils furent tous deux membres de la Première Internationale ; ils ont été élevés dans le protestantisme libéral d’alors, ouvert à la pensée critique ; ils partagent une même conviction : l’instruction, débarrassée des dogmes théologiques, permet l’émancipation ; pragmatiques, ils veulent agir concrètement sur le monde sans attendre le Grand Soir.

Mais une chose distingue profondément Guillaume et les défenseurs des politiques éducatives républicaines, chose qui apparaît notamment en 1913 à l’occasion d’une réforme portée par Buisson visant à favoriser les études longues au sein des classes populaires : Guillaume s’y oppose parce qu’il ne veut pas « extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et les faire entrer dans la classe dirigeante ». Il ne veut pas d’une école « pour le peuple », chargée de former de bons citoyens, patriotes et électeurs, et de dégager de la masse des gueux une élite de méritants embourgeoisés. Il ne veut pas qu’on instruise le peuple pour mieux le museler. Compagnon de route de la CGT syndicaliste-révolutionnaire, Guillaume défend au contraire une « école du peuple », donnant à celui-ci des outils pour qu’il s’émancipe collectivement du capitalisme et de l’État. A l’heure de la Parcoursup et de l’individualisation des parcours scolaires au nom de la liberté individuelle, la position de James Guillaume pose une question : « Quelle réforme visant à étendre les possibilités de scolarisation de certains enfants issus de la classe des producteurs serait compatible avec le maintien d’une conscience collective et d’une solidarité propres à cette classe ? »

Notes
1 Ce livre a pour origine un colloque tenu à Genève en 2016.
2 James Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (volume 1, 1864-1872), Editions Grounauer, 1980. Ce livre est précédé d’un long texte de Marc Vuilleumier. Lire également Marcello Musto, Pour lire la Première Internationale, Editions sociales, 2022.
3 Sa détestation du Reich bismarckien et de la social-démocratie allemande ne l’abandonnera jamais… En 1914, à la façon d’un Kropotkine, il se rangea du côté de la France, terre des Lumières et de la Révolution de 1789.