Victoire Feuillebois, Maître Tolstoï, CNRS Editions, 2024.

Singulier personnage que Léon Tolstoï, géant de la littérature russe, auteur d’Anna Karénine, de Guerre et paix, et d’une foultitude de récits, témoignages, nouvelles et pamphlets politiques.
Grâce à Maître Tolstoï, Victoire Feuillebois nous rappelle que le patriarche barbu et austère a consacré une trentaine d’années de sa vie à la pédagogie, une pédagogie dédiée à l’enfance paysanne russe.

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L’histoire du comte Tolstoï est celle d’un rejeton de l’aristocratie, paresseux, noceur, flambeur, qui se cherche dans la vie comme dans la littérature. Un voyage en Europe occidentale confirme son intérêt pour la pédagogie ; un intérêt tel qu’il en vînt à considérer avec mépris ses écrits littéraires et la littérature elle-même. Durant des années, il travaille à un Abécédaire destiné aux enfants des moujiks vivant autour de son domaine de Iasnaïa Poliana, là-même où il a établi une première école. Car il ne compte pas en rester à la théorie. Il veut révolutionner en actes l’apprentissage de la lecture.
A quoi ressemble une école tolstoïenne ? A une « école qui a appris à relativiser son propre rôle » ; une école qui refuse de « dénaturer l’enfant » ; une école de la liberté, sans programme et dont la porte est toujours ouverte ; une école de l’égalité où l’enfant « existe » autrement dit est considéré comme un « sujet autonome » et non un réceptacle à connaissances et à châtiments corporels ; une école mixte où l’on s’amuse en apprenant, où la bienveillance est valorisée, où punitions et récompenses sont proscrites ; une école qui ne laisse pas périr la « chose la plus précieuse, cette étincelle de spiritualité qui illumine si souvent les yeux des enfants » ; et une école qui « prépare les paysans à une vie de paysan », autrement dit une école pragmatique pour une vie simple, sobre, ascétique…

Le pragmatisme de Tolstoï ne vise pas à condamner la jeunesse paysanne à rester socialement à sa place mais à créer une brèche à l’heure où le tsarisme considère l’éducation des gueux comme une menace pour l’ordre social. Dans une lettre adressée en 1860, à l’aube de son projet éducatif, Tolstoï avait écrit que la « marche efficace des affaires ne consiste pas à savoir ce qu’il faut faire, mais à savoir ce qu’il faut faire en premier, puis en deuxième ». Le penseur mystique avait les pieds sur terre !
« La liberté est l’horizon de l’école tolstoïenne », écrit Victoire Feuillebois qui nous rappelle que « liberté » en russe se dit aussi bien svoboda que volia. A la liberté/svoboda, celle qu’on arrache en combattant et qu’il juge illusoire, Tolstoï, chrétien et individualiste, préfère la liberté/volia, ce « sentiment de pleine jouissance de vous-même, la sensation que vous vous trouvez dans un moment où tout vous est possible »… Là réside, selon lui, la véritable émancipation.
Pour Tolstoï, la pédagogie fut une vocation, et non un passe-temps, et rien, et surtout pas les critiques acerbes que ses travaux suscitèrent ne lui firent abandonner ce combat. Forte de cette conviction, Victoire Feuillebois nous invite à lire ou relire l’oeuvre romanesque de Léon Tolstoï à la lumière de cette obsession pédagogique.