Le Monde comme il va

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jeudi, novembre 17 2022

La laïcité dévoyée

Roland Pfefferkorn, Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée, Syllepse, 2022.

En moins de 100 pages, avec « Laïcité : une aspiration émancipatrice dévoyée », le sociologue Roland Pfefferkorn, fait entendre sa crainte de voir un tel combat tourner le dos « aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Eglises et de l’Etat ».

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Cette brochure s’inscrit dans l’excellente collection Coup pour coup des éditions Syllepse dont le format est aussi carré qu’un pavé. Il s’agit d’être concis, synthétique et d’aller à l’essentiel. Roland Pfefferkorn, spécialiste des inégalités sociales, s’est prêté au jeu en revisitant deux siècles de combats pour faire de la laïcité le socle sur lequel bâtir une société tolérante, respectueuse.

Il rappelle tout d’abord ce que la laïcité doit au conflit interne au christianisme, la réforme protestante ayant « rendu possible l’affirmation de la liberté de conscience en matière religieuse », et bien sûr à la philosophie des Lumières qui, bien que non anti-religieuse, remet en question la prétention des religions à régenter la vie des peuples et des Etats.
De la Révolution française de 1789 à l’adoption de la loi de séparation des églises et de l’Etat de 1905, la laïcité sera au cœur de bien des combats politiques et sociaux. Avec la fondation de la troisième République, nous entrons dans une nouvelle phase durant laquelle l’Etat républicain s’efforce de tenir à distance l’église catholique : le contrôle des âmes est au centre des préoccupations de l’un et de l’autre.
Mais toutes les âmes ne sont pas logés à la même enseigne. L’auteur rappelle que l’émancipation humaine promue par les républicains de gouvernement ne se préoccupe guère des femmes, privées notamment du droit de vote, des peuples colonisés, trop immatures pour se passer d’une bienfaisante tutelle, ou encore des Alsaciens et Mosellans puisque le régime concordataire adopté en 1801 ne fut pas remis en question par la loi de 1905, une loi de compromis qui voulait mettre l’Etat et non plus l’église au centre du village.

La question laïque fut et demeure en grande partie une question scolaire. Pendant longtemps, la gauche a flétri cette « catho-laïcité » qu’illustre le financement de l’enseignement privé par des fonds publics. Aujourd’hui, ce combat ne fait plus recette, car depuis 1989 et l’affaire dite de Creil, c’est la question du foulard, de sa présence en milieu scolaire, qui déchaîne les passions.
Roland Pfefferkorn rappelle judicieusement que le port du foulard dans l’enceinte scolaire n’était pas contraire au principe de la laïcité, et que c’est l’« emballement politico-médiatique » autour de cette affaire anodine et en passe d’être réglée par le dialogue entre les parents et l’institution1 qui a permis que quinze ans plus tard une loi bannisse tout signe religieux ostensible de l’école. L’auteur rappelle que certains, au mépris de l’histoire, ont considéré cette loi comme fidèle à l’esprit de 1905 alors qu’elle était le symbole d’un « dévoiement identitaire et autoritaire de la laïcité historique ». N’est-il pas significatif de voir des forces politiques conservatrices, réactionnaires se faire soudainement les défenseurs acharnés d’une laïcité qualifiée de ferment de l’identité française ? Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette rhétorique a fait de la loi de 2004 l’« arme d’une guerre culturelle » contre le « musulman », travesti pour les besoins de la cause en islamiste à coup sûr belliqueux. Pendant ce temps, depuis 2007, tous les présidents de la république se sont offert au moins un pèlerinage au Vatican. Etonnant, non ?

Note 1 : Un accord avait été trouvé très rapidement avec les parents, les jeunes filles gardant leur foulard dans la cour, mais pas en classe.

jeudi, novembre 10 2022

Business sur ordonnance

Gaëlle Krikorian, Des Big Pharma aux communs. Petit vadémécum critique de l’économie des produits pharmaceutiques, Lux, 2022.

Avec « Des Big pharma aux communs », la sociologue Gaëlle Krikorian nous offre un outil très utile, synthétique (moins de 130 pages), pour lutter contre les géants du business de la santé. Ce « Petit vadémécum critique de l’économie des produits pharmaceutiques » est organisé en trois parties : Symptômes, Diagnostic et Traitements.

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Symptômes. Ancienne militante d’Act Up, Gaëlle Krikorian souligne que l’accès réduit à certains médicaments ne doit rien à des problèmes d’approvisionnement mais qu’il est sciemment organisé par les multinationales du secteur afin de se garantir des prix de vente élevé. Leur but n’est donc pas « de vendre le plus d’unités possibles ». Tout le monde est logé à la même enseigne, même si les malades des pays pauvres ou ceux dont les systèmes de protection sociale sont les moins bienveillants subissent de plein fouet cette logique capitaliste et cette organisation de la rareté.

Diagnostic. Business is business, il n’y a pas de philanthropes chez Bayer, Sanofi et autres Pfizer, entreprises dont les dirigeants sont avant tout des gestionnaires et des banquiers qui ne sont pas tenus par le serment d’Hippocrate… Leur job n’est pas de soigner les gens mais de maximiser les profits et de rémunérer grassement les actionnaires : « En 2020, les huit premières multinationales pharmaceutiques affichaient des marges de profit allant de 15 à 25 % ». D’où leur intérêt pour les start-up du secteur et les promesses de rentes juteuses qu’elles portent.
La recherche coûte cher, dit-on, et sans protection des découvertes, personne n’aurait intérêt à investir. L’argument est entendable, sauf que « l’innovation résulte de la succession de financements publics de la recherche fondamentale » et qu’à ce titre, on ne voit pas pourquoi « il faudrait octroyer des monopoles aux firmes »… des firmes qui profitent également, en France, des « mécanismes de crédit d’impôt », sans parler de leur propension à optimiser leur fiscalité ou leur appétence pour les paradis fiscaux.
Pour l’auteur, le « manque absolu de transparence qui règne dans l’univers pharmaceutique favorise la multiplication des dérives ». C’est le cas du « secret des affaires » qui fait que les contrats liant l’État et les compagnies pharmaceutiques échappent à tout regard critique. Ce qui est fort dommage quand on connaît l’importance de « l’intervention du secteur privé dans l’élaboration des politiques publiques en matière de santé », des partenariats publics-privés, du lobbyisme ou de la capacité de certains hauts-fonctionnaires à se recaser, ne serait-ce qu’un temps, dans les directions du Big Business.

Traitements. Que faire en attendant le salvateur Grand soir ? Reprendre le slogan « Patients before Patents » (les Patients avant les brevets), arracher autant que possible la santé des mains des mercantis, mettre fin au « siphonnage des ressources publiques », relocaliser la production de médicaments, redonner du pouvoir à la puissance publique et faire évoluer le droit afin que « le droit d’exclure de l’usage (ne soit plus) au coeur de la définition de la propriété. » Pour l’autrice, c’est une « question de vie ou de mort », ni plus ni moins.

jeudi, novembre 3 2022

Algérie : des camps pour "pacifier"

Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de SciencesPo, 2022.


Humiliée en Indochine, elle ne pouvait accepter de l’être en Algérie. Afin d’isoler l’ALN, l’armée française lança un vaste plan de concentration des populations rurales dans des camps contrôlés militairement. L’historien Fabien Sacriste en retrace l’histoire dans Les Camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), livre publié par les Presses de SciencesPo.

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Je dis bien l’armée et non pas l’Etat, car dans une première phase, ce sont bien les militaires qui initient cette stratégie à visée avant tout sécuritaire qui impactera, en neuf ans, plus de deux millions d’Algériens. Confrontée à un adversaire mobile, insaisissable et bénéficiant du soutien volontaire (mais pas toujours) des villages de montagne parsemant le pays, l’armée comprend vite que regrouper les dites populations peut permettre de freiner la contagion nationaliste et de rendre plus compliqué l’approvisionnement et la mise au vert des combattants. Dès 1954, dans l’Aurès, des villages avaient été détruits, incendiés, bombardés, ce qui avait provoqué un exode forcé des habitants… que l’Etat français s’était efforcé de présenter comme le signe que les Algériens étaient demandeurs de protection. A partir de 1955, il s’agit de contraindre, toujours, puisque l’Indigène ne comprend que le langage de la force, mais aussi de convaincre les indécis des bienfaits de la colonisation. Il faut gagner les cœurs dans ce qui n’est pas officiellement une guerre mais une « pacification ».

L’opération est donc présentée comme la seule façon de protéger les populations civiles des exactions nationalistes mais l’injonction à rejoindre les camps permet également de mesurer le degré de soumission/insoumission des fellahs algériens. Ne pas se soumettre, autrement dit continuer à vivre dans des zones considérés désormais comme « interdites » signe votre arrêt de mort ; alors l’armée intervient, tue, brûle les hameaux, détruit les récoltes pour que les fellaghas ne puissent rien retirer de cette terre ainsi brûlée.
En une année, plus d’un demi-millier de camps voient le jour, et pour les installer, l’armée s’affranchit aisément du cadre fixé par les autorités civiles. Problème : l’intendance ne suit pas car les moyens affectés à cette politique sont largement insuffisants. Ces camps manquent de tout : d’eau potable et de nourriture bien évidemment, mais aussi d’enseignants ou de personnel médical ; des conditions si dégradés et dégradantes que l’auteur évalue à 200 000 le nombre de décès imputés à cette politique concentrationnaire.

Que faire de ces millions de personnes arrachés de leurs terres, déracinés, parqués dans des conditions extrêmement précaires, plongés dans l’oisiveté contrainte ou, quand ils le peuvent, obligés de marcher pendant des kilomètres pour rejoindre leurs champs ? Que faire sinon constater que ces camps deviennent avec le temps un vivier de recrutement pour le FLN qui y trouve des masses de population aigries et à l’écoute de sa propagande.
La reprise en main de ces camps par les autorités civiles à partir de 1959, la volonté de transformer ces camps de regroupement en « villages » qu’on désire « modèles », incarnation de l’Algérie nouvelle, moderne et disciplinée que la puissance coloniale désire voir éclore, tout cela n’empêche pas le FLN de progresser dans les cœurs. On peut gagner la bataille d’Alger mais pas celle du bled.

lundi, octobre 31 2022

Mes lectures d'octobre 2022

Pierre Crétois et Edouard Joudain (sldd), La démocratie sous les bombes. Syrie-Le Rojava entre idéalisation et répression, Le Bord de l'eau, 2022.
Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd'hui : enquête sur les cancers professionnels. Un fléau évitable, Ed. de l'Atelier, 2022.
Nicolas Da Silva, La Bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
Charles Piaget, Autogestion et révolution. Intervention 1974, Editions du Croquant, 2022.
Christophe Batardy, Le Programme commun de la gauche 1972-1977. C'était le temps des programmes, Presses universitaires de Bordeaux, 2021.

vendredi, octobre 21 2022

L’ivresse des communards

Mathieu Léonard, L’ivresse des communards. Prophylaxie antialcoolique et discours de classe (1871-1917), Lux, 2022.

C’est bien connu : la pauvreté est la funeste conséquence de l’imprévoyance des classes populaires ; imprévoyance qui provoque inévitablement des désordres sociaux. C’est sur cette vieille antienne que Mathieu Léonard a construit son livre L’ivresse des communards. Prophylaxie antialcoolique et discours de classes (1871-1914).
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Ivrogne et paresseuse, entourée de pétroleuses et de filles soumises, de « l’affreuse vermine que l’on nomme la cocotte de bas-étage », voici à quoi ressemblait la masse des communards sortis des cabarets et partis à l’assaut du ciel au printemps 1871. Comment s’étonner des pillages, des meurtres, de la destruction de monuments nationaux, des incendies ? Désinhibée par l’abus de vinasse et de liqueurs, la masse, crédule, faible d’esprit, en un mot dégénérée, ne pouvait que se vautrer dans la luxure et faire parler ses bas instincts.
Discours classiques portés par la bonne société, les littérateurs comme les médecins, dont beaucoup partagent l’avis d’un de leurs confrères : « Il n’y avait chez les (communards) que des ambitieux, que des orgueilleux, des pervers et des pervertis, de toute espèce, de la pire espèce principalement, tous plus ou moins alcoolisés ». Mais les communards, eux-mêmes, ceux qui ont en charge la défense du Paris assiégé, s’inquiètent tout autant de l’état sanitaire de leurs camarades de barricades. La Commune promulgue plusieurs décrets afin de discipliner la Garde nationale et que la sobriété y règne. Les communards doivent être irréprochables ou, plutôt, à la hauteur des idéaux qu’ils professent !

Une fois les communards fusillés ou exilés, que faire ? Comment moraliser ce peuple ataviquement porté aux abus ? Faut-il fermer les cabarets, faire la chasse aux bouilleurs de cru, en finir avec la tradition ouvrière de la Saint-Lundi qui voit les ouvriers déserter les ateliers et hanter les tavernes… tout cela sans se mettre à dos tous ceux qui vivent de l’alcool ? L’enjeu est d’importance : en finir avec l’alcoolisme ouvrier, c’est également en finir avec « le socialisme destructeur », avec cette « égalité chimérique promise par des rêveurs ou des charlatans », derrière lesquels évidemment se cache, pour certains comme Edouard Drumont, le Juif, ce « chimpanzé circoncis ».

Pour le mouvement syndical, pour nombre de militants révolutionnaires, notamment anarchistes, l’ambition est autre. Si le peuple boit, c’est pour oublier ses conditions de travail et de logement. Comme l’écrit la Doctoresse libertaire Madeleine Pelletier, « comment espérer faire comprendre le socialisme à des gens qui sont toujours à moitié ivres ? » Il faut donc sortir le prolétariat des « assommoirs » qu’il fréquente, condition pour en faire un travailleur conscient ou, plutôt, un individu émancipé, car le courant anarchiste individualiste est particulièrement en pointe dans ce combat, n’hésitant pas à faire sien certains discours eugénistes qui l’amène d’ailleurs à promouvoir la contraception comme moyen pour régénérer la population française.

L’étude de Mathieu Léonard se clôt en 1914, mais en conclusion, il souligne judicieusement que durant le mouvement des Gilets jaunes certains préfets ont interdit ou restreint la vente d’alcool...

mercredi, octobre 19 2022

La transition espagnole et l'anarchisme

Reyes Casado Gil, La transition en rouge et noir. CNT (1973-1980), Le Coquelicot, 2022.

Le 2 juillet 1977, 300 000 personnes participent à un meeting de la CNT à Barcelone. Dans une Espagne débarrassée de Franco mais non encore stabilisée, cette démonstration de force laisse penser que l’anarchisme ibérique est redevenu une force incontournable. Il n’en sera rien. Reyes Casado Gil nous en dit plus avec La transition en rouge et noir. CNT (1973-1980).

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Ce travail universitaire nous plonge dans l’Espagne tourmentée des années 19701. Le franquisme est orphelin de son généralissime depuis novembre 1975, et les élites politiques et économiques cherchent le moyen de faire évoluer le régime sans en perdre le contrôle. Cette période de décompression autoritaire tourne bien vite à la démocratisation sous la pression des grèves violentes, de la lutte armée et de l’esprit insubordonné d’une jeunesse ibérique influencée, comme dans d’autres par l’esprit de mai, la Beat generation, la contre-culture. Cette démocratisation est marquée par une amnistie quasi-générale2, la légalisation des organisations ouvrières et partis de gauche, ainsi que par la signature d’accords sociaux visant à assainir la situation économique et à poser les bases d’une pacification des rapports sociaux.

De cette pacification, les anarchistes ne veulent pas : la révolution est à l’ordre du jour. Ils vivent alors au mitan des années 1970 une période faste où les organisations si fragiles des années de clandestinité multiplient leurs effectifs. Pour la nouvelle génération qui entre en politique et dans la contestation sociale radicale à ce moment, la CNT incarne le romantisme révolutionnaire et l’idéal autogestionnaire de 1936. Or, la CNT des années 1970 n’est que l’ombre de ce qu’elle fut : elle existe dans l’exil, animée par des vétérans de la guerre civile3, tandis que quelques noyaux de militants, isolés les uns des autres, l’ont maintenu en vie en Espagne, pendant des décennies, malgré la répression.

La démocratisation lui offre la possibilité de redevenir une force centrale, d’autant plus qu’elle est la seule force syndicale refusant de pactiser avec le gouvernement. Mais comment fédérer des révolutionnaires aussi dissemblables qu’un ouvrier septuagénaire vivant depuis près de quatre décennies à Toulouse ou Paris, persuadé d’être le véritable dépositaire de l’histoire et de l’avenir de l’anarcho-syndicalisme espagnol, et un jeune libertaire chevelu de Barcelone ou Valence, soixante-huitard d’esprit, souvent étudiant, oscillant entre anarchisme, marxisme et conseillisme, exaltant le spontanéisme et la liberté individuelle ? Mais résumer le conflit à un problème générationnel induirait en erreur : comme toute organisation, tout au long de son histoire, la CNT a vu des militants se déchirer sur des questions d’orientation. C’est le cas là-encore puisqu’une partie des militants ibériques défend la nécessité pour l’organisation de prendre acte de l’évolution du droit syndical : pour peser et contrer la puissance des syndicats réformistes, il faut, disent-ils, accepter de participer aux élections professionnelles.
Hérésie ! Il ne faut pas longtemps pour que l’organisation n’implose violemment. Lors du 5e congrès de 1979, une cinquantaine de syndicats se retire. Dès lors, la CNT aura deux têtes : une CNT orthodoxe, « puriste », pour laquelle 1936 c’était hier, et une CNT dite rénovée ; deux CNT se réclamant d’un même héritage. La justice (bourgeoise!) accordera à la première l’usage exclusif du nom, obligeant la seconde changer de dénomination. Depuis 1989, elle s’appelle CGT. Et depuis, l’anarcho-syndicalisme, comme force organisée, n’existe plus qu’à l’état résiduel de l’autre côté des Pyrénées.

Notes
1 Les ouvrages en français sur cette période me semblent rares. Je ne connais que celui, récent de Arnaud Dolidier, Tout le pouvoir à l’assemblée ! Une histoire du mouvement ouvrier espagnol pendant la transition (1970-1979), Syllepse, 2021.
2 Seuls les militants emprisonnés pour terrorisme sont maintenus en détention.
3 Sur la reconstitution de la CNT en France, lire José Berruezo, Contribution à l'histoire de la CNT espagnole en exil, Le Coquelicot, 2021.

dimanche, octobre 9 2022

Pour la dignité : luttes ouvrières et racisme

Vincent Gay, Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, PUL, 2021.

C’est un travail aussi remarquable qu’important que nous livre Vincent Gay avec Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, livre publié par les Presses universitaires de Lyon.
Le sociologue nous entraîne, au début de l’ère mitterrandienne, dans les usines Citroën et Talbot de la région parisienne, notamment à Aulnay-sous-bois, où une usine modèle a ouvert en 1973 ; modèle dans le sens où tout est fait pour que la productivité y règne en maître, et que la contestation sociale y soit proscrite. Deux ingrédients pour cela : une population ouvrière en grande partie immigrée, et pour une bonne part immigrée de fraîche date, parlant peu ou pas français, surveillée par un encadrement fort, intrusif, omniprésent et omnipotent, qui lui rappelle au quotidien où est sa place. Deux ingrédients et un discours : nous formons une grande famille que rien ne doit désunir, et surtout pas les syndicats politisés.

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Là-bas sévit le syndicalisme indépendant, autrement dit de droite, qui a pour nom CFT, Confédération française du travail, dernier avatar du syndicalisme « jaune ». Avec l’appui de la direction, la CFT règne en maître entre les quatre murs de l’usine, mais aussi en dehors. Elle fait la pluie et le beau temps car elle est l’interlocutrice indispensable pour l’ouvrier spécialisé, notamment marocain1. Elle a des yeux et des oreilles partout, ce qui lui permet de mettre au pas les éventuels récalcitrants, les mécontents qui pourraient être tentés de tourner leurs regards vers les syndicalistes rouges, ces pestiférés qu’on ostracise, dénigre, humilie, intimide au quotidien. Vincent Gay montre que le pouvoir de la CFT repose sur un climat permanent d’insécurité psychologique dans lequel violence, persuasion, perversité2, paternalisme et racisme se conjuguent.

Tout s’effondre au printemps 1982. Les OS immigrés, interchangeables, « OS à vie » puisque toute promotion interne leur est interdite, se révoltent, bouleversent l’ordre usinier, et tout autant la CGT rapidement débordée par un mouvement qu’elle ne contrôle pas et par un afflux de syndiqués sans culture syndicale ; quant au pouvoir socialiste, il est tout aussi désarçonné par ces deux années de luttes, par cette irruption d’un nouvel acteur sur la scène revendicative (l’ouvrier immigré, musulman de surcroît, en pleine montée de l’Islam politique3) d’autant que la crise de la métallurgie rend de plus en plus obsolètes les postes peu qualifiés massivement occupés par ces mêmes travailleurs immigrés.

Difficile de rendre compte du travail de Vincent Gay tant il est riche d’enseignements sur la difficulté du syndicalisme français à intégrer les travailleurs immigrés et leurs demandes spécifiques, notamment en matière religieuse4, sur le rôle ambigu des délégués de chaîne, la gestion par l’État de ces bras devenus inutiles à l’heure des restructurations industrielles5, ou encore la virulence du racisme en milieu ouvrier où règnent la hiérarchie ethnoraciale et la gestion ethnique de la force de travail. A lire, absolument !

Notes
1 Le contrôle social est également assumée par les représentants de l’Amicale des travailleurs marocains en France, le pouvoir marocain étant soucieux que ses ressortissants ne soient pas pervertis par leur séjour en France.
2 Les OS (en très grande majorité immigrés et musulmans) sont fortement invités par leur supérieur hiérarchique à payer un coup (d’alcool s’entend) en fin de semaine ou à lui ramener un cadeau du bled.
3 La gauche ne fut pas la dernière à voir dans cette apparition politique la main des « Khomeynistes », le barbu remplaçant le pro-soviétique comme incarnation de l’anti-France, et la CGT devenant un « syndicat d’Arabes ».
4 Difficulté accentuée par le fait que les appareils syndicaux sont tenus principalement par des ouvriers qualifiés et « français ».
5 L’aide au retour de la gauche se voulant plus sociale que le dispositif lancé par la droite quelques années auparavant. Le but reste le même : renvoyer dans leurs pays des travailleurs non qualifiés dont on ne sait que faire.

dimanche, octobre 2 2022

Mes lectures de septembre 2022

Reyes Casado Gil, La transition en rouge et noir. CNT (1973-1980), Le Coquelicot, 2022.
Francis Dupuis-Déri, Panique à l'université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux, 2022.
Mohammed Harbi, L'Autogestion en Algérie. Une autre révolution ? (1963-1965), Syllepse, 2022.
Noam Chomsky, Une vie de militantisme, Ecosociété, 2022.
Gaëlle Krikorian, Des Big Pharma aux communs. Petit vadémécum critique de l'économie des produits pharmaceutiques, Lux, 2022.
Georges Sorel, Matériaux d'une théorie du prolétariat, Ressources, 1981.

vendredi, septembre 30 2022

Femmes et engagement

Atelier des passages, Révolutionnaires. Récits pour une approche féministe de l’engagement, Editions du Commun, 2022.

Elles s’appellent Andréa, Camille, Marisa, Anne-Catherine, Maryvonne ou encore Herma. Elles sont d’ici ou d’ailleurs et sont au coeur de ''Révolutionnaires. Récits pour une approche féministe de l’engagement', livre publié par les Editions du Commun.
En 1970, le MLF avait mené une action durant laquelle il avait arboré deux banderoles. Sur la première, on pouvait lire : « Il y a plus inconnu que le soldat (inconnu), c’est sa femme » ; sur la seconde, ces mots : « Un homme sur deux est une femme », slogan qui mit la maréchaussée en colère puisqu’elle pensa que ces pétroleuses traitaient de pédés la moitié du sexe dit fort ! C’était le temps où les femmes en tant que femmes n’avaient pas d’histoire puisque celle-ci les maintenait en lisière.

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L’Atelier des passages rassemble des trentenaires et quadragénaires qui ont décidé de tendre leurs micros à des militantes des générations précédentes afin qu’elles partagent leurs expériences et leurs combats pour l’émancipation.
Elles s’appellent donc Andréa, Camille, Marisa, Anne-Catherine, Maryvonne ou encore Herma, et non, Rosa comme Luxemburg, Alexandra comme Kollontaï, Louise comme Michel ou Gisèle comme Halimi. Ce ne sont donc pas des militantes de premier plan, mais qu’importe : elles sont des « figures inspirantes » pour les nouvelles générations.

Elles sont donc six à avoir accepté de parler de leurs engagements politiques et sociaux. Certaines n’ont jamais cessé de militer depuis leur adolescence quand d’autres ont fait des pauses, traversé des déserts pendant longtemps avant de renouer avec l’activisme. L’une a connu la guérilla, la clandestinité et l’exil, puis le retour sur sa terre natale, retour difficile puisqu’elle fut incapable de renouer avec son militantisme initial ; une seconde a expérimenté la vie communautaire de l’autre côté du rideau de fer, avant cette « année de folie » que fut pour elle 1989, mais surtout ensuite dans une communauté du réseau Longo Maï ; une troisième a tâté en Suisse de la politique institutionnelle ; deux se sont investis dans le syndicalisme...

Trajectoires diverses donc, mais cependant deux choses les unissent. Elles ne tiennent pas au féminisme et à son histoire qui ne m’ont pas paru centrales dans leurs récits. Elles ne tiennent pas plus à une quelconque nostalgie pour un âge d’or militant ; je pense bien évidemment aux années 1970 où comme le dit Camille, « nous ne séparions pas la lutte et la vie, nous étions tout le temps en lutte ». Il y a tout d’abord le rejet du militantisme gauchiste et du modèle léniniste, le rejet du verbalisme révolutionnaire et du carcan doctrinaire, à laquelle elles préfèrent désormais l’expérimentation sociale, ce que l’on appelle les « alternatives », capables de toucher et d’interpeler les gens bien plus que nombre de discours intellectuels abscons. Comme le dit Anne-Catherine, « Nous avions été la génération du militantisme sacrificiel, préparant dans l’austérité des lendemains radieux ».

Il y a enfin la certitude que l’utopie est mobilisatrice : « Le plus grand problème dans la vie, dit Herma, c’est le manque de perspective, quand il n’y a soudainement plus rien de possible » ; c’est pourquoi « Il faut avoir des rêves » comme le dit Marisa, capables de faire naître des « alternatives qui ne soient pas récupérables » par le capitalisme, passé maître dans l’art d’ingérer la critique et de la reformuler à son profit..

jeudi, septembre 22 2022

Châtier les pauvres

Henry Fielding, Ecrits sur la pauvreté et le crime. L’enquête de 1751 et le Projet de 1753, Classiques Garnier, 2022.


Dans le remarquable chapitre 28 du Capital, section consacrée à l’accumulation primitive, Karl Marx évoque les différentes lois qui depuis le 16e siècle avaient pour fonction de réprimer ce « prolétariat sans feu ni lieu », autrement dit ces paysans chassés des campagnes par les propriétaires terriens, et devenus ainsi vagabonds1. Un siècle plus tôt, le romancier devenu magistrat Henry Fielding faisait de même. Ses écrits viennent d’être publiés par les éditions Garnier sous le titre Ecrits sur la pauvreté et le crime.

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Mais Fielding n’est pas Marx. Alors que le second s’indigne de cette « législation sanguinaire » qui fait des vagabonds des « criminels volontaires » et non les victimes d’un nouvel ordre social, le premier regrette amèrement que le laxisme, la tolérance aient mises les dites lois quelque peu au rencard, permettant ainsi le développement de la criminalité et de la délinquance. Car quand la loi ne cornaque pas le bas peuple, celui-ci laisse parler ses bas-instincts...

Dans son Enquête sur l’augmentation récente du brigandage de 1751, Fielding appelle le pouvoir à prendre au sérieux le banditisme et les mœurs dissolues du peuple, mœurs qui expliquent ses difficiles conditions sociales d’existence. Car si le peuple ne s’adonnait pas au plaisir du jeu, s’il ne buvait pas autant de ce gin frelaté qui a envahi le royaume, s’il n’essayait pas de singer les mœurs des élites (qui, elles, ont les moyens de jouir de la vie)2, eh bien le peuple ne vivrait pas dans l’indigence. Et de l’indigence à la délinquance, il n’y a qu’un pas que franchissent trop souvent des pauvres, « dépourvus de toute armature morale » et prisonniers de leurs passions malsaines.
Il faut donc lutter avec ardeur contre l’ivrognerie, ce « vice odieux », interdire les jeux d’argent pour les classes populaires, et remettre de la vertu et de la morale dans la vie du peuple. Il faut surtout mettre au travail l’immense majorité des pauvres, autrement dit « des personnes (valides) n’ayant ni biens leur permettant de subsister sans travailler, ni profession ou métier qui pourraient leur fournir des ressources satisfaisantes en travaillant »3.

Pourtant, depuis le 17e siècle, l’Angleterre a mis en place, grâce à une taxe spéciale, tout un réseau de workhouses (de maisons de travail) qui prennent en charge les pauvres, les nourrissent et les font travailler afin de sauver leurs âmes d’une funeste oisiveté. Mais voilà, nous dit Henry Fielding, les workhouses sont mal gérées et ne remplissent pas leurs missions ; au lieu de mettre au travail les pauvres, elles les laissent désoeuvrés. D’où le Projet d’assistance efficace pour les pauvres que Fielding rédige en 1753 ; un projet très documenté et ambitieux qui a la forme d’une workhouse, un établissement semi-carcéral où chômeurs, vagabonds, délinquants sont enfermés et remis dans le droit chemin qui mène au labeur et à Dieu. Forcés à travailler, à produire des marchandises destinées au marché, ils contribueront ainsi « à la puissance et à la richesse publiques ».

Moraliste et conservateur, soucieux des deniers publics, Henry Fielding veut que le pognon de dingue arraché des poches bourgeoises et destiné à l’assistance aux pauvres fasse preuve de son utilité économique et sociale. Cela m’a rappelé ces mots de Friedrich Engels : « Je n'ai jamais vu une classe si profondément immorale, si incurablement pourrie et inté­rieu­rement rongée d'égoïsme (…) que la bourgeoisie anglaise (…). Pour elle il n'existe rien au monde qui ne soit là pour l'argent (…). Avec une telle rapacité et une telle cupidité, il est impos­sible qu'il existe un sentiment, une idée humaine qui ne soient souillés. »4

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1 Au 16e et au 17e siècle, le mouvement des enclosures vise à clôturer des terres afin d’y mettre des moutons dont la laine sera utilisée dans les filatures qui émergent çà-et-là. Des champs et des communaux que les petits paysans utilisaient pour leur maigre bétail sont convertis en espaces de pâturage clos. Cette évolution du foncier est une catastrophe sociale puisqu’elle provoque un fort appauvrissement de la population rurale : les laboureurs n’ont plus qu’à survivre sur leur lopin de terre ou bien à quitter l’agriculture pour se faire ouvrier-lainier ou plus souvent vagabond. Comme l'a écrit un dénommé Lupton en 1622 : « Les enclosures rendent gras les troupeaux et maigres les pauvres gens. ».
2 « Le goût du luxe est sans doute plus un mal moral qu’un mal politique (…). Dans les pays libres, du moins, une des formes de liberté revendiquée par le peuple est d’être aussi vicieux et débauché que les élites ». (p. 77)
3 Fielding distingue trois catégories de pauvres : ceux qui sont incapables de travailler, les valides désireux de travailler et les valides réfractaires au travail.
4 La situation des classes laborieuses en Angleterre, 1845.

jeudi, septembre 15 2022

Entreprises agro-alimentaires et santé publique

Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Munoz, Des lobbys au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, Raisons d’agir, 2022.

C’est à une plongée fort instructive à laquelle nous invitent Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Munoz avec leur livre intitulé Des lobbys au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, publié par les éditions Raisons d’agir. Plongée dans le monde du lobbying aux multiples facettes dont on ne mesure pas toujours le pouvoir de nuisance et surtout la capacité à se renouveler en fonction des enjeux du jour.


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L’affaire est connue depuis longtemps : les firmes agro-industrielles ont développé des tactiques redoutables, plus subtiles que brutales, pour freiner les volontés réformatrices portées par la puissance publique et défendues par quelques associations de consommateurs. A la fin des années 1970, il y eut la célèbre campagne contre le veau aux hormones qui opposa firmes, agriculteurs, éleveurs et gauche paysanne. Depuis, beaucoup d’associations et de nutritionnistes ciblent les fabricants de plats cuisinés ou bien les vendeurs de soda, accusés de favoriser les comportements addictifs (sucre) et de nuire à l’état sanitaire de la population, notamment de la jeunesse (obésité).
L’affaire est connue, certes, mais il était plus qu’utile de mener « une enquête d’ensemble sur les interventions mises en œuvre par l’industrie agro-alimentaire. » Benamouzig et Cortinas Munoz ont donc retroussé leurs manches et mis au jour les mille-et-un réseaux mis en place par les multinationales de l’alimentation industrielle. Ces dernières ont bien compris qu’elles devaient « contrôler les conditions de production et de diffusion de l’information » plutôt que de s’en tenir à une posture défensive.
Il leur faut donc « produire des connaissances » en se trouvant des alliés dans le monde scientifique, d’où la multiplication des think tanks, ceci afin de « fabriquer du doute », donc de mettre en question les arguments de leurs adversaires ; et si cela ne suffit pas, les célèbres procédures « bâillon » sont là pour intimider l’impudent.
Il leur faut évidemment poursuivre leur travail en direction des élus, leur faire comprendre que les réglementations trop exigeantes sont nuisibles pour l’emploi. Cela passe par le soutien à des clubs très courus par les parlementaires comme le Club de la table française, le Club des amis du Cochon ou, mon préféré, le club Vive le foie gras, mais aussi par la multiplication des colloques, réunions et autres séminaires, lieux où l’on peut faire des rencontres opportunes, où se constituent en somme des réseaux de connaissances et parfois de connivences ; il n’est ainsi pas rare de voir des députés proposés des amendements dont la rédaction doit plus au lobby agro-alimentaire qu’à leur maîtrise de la question. Et n’oublions pas les petits cadeaux, les invitations à Cannes ou à Roland-Garros, tout comme l’implication de certaines firmes dans l’organisation d’événements en lien avec des ONG. La philanthropie, rappelons-le, est une arme puissante capable de transformer Bill Gates en Saint Thomas.

« Les menaces et les incitations distribuées par l’industrie aux scientifiques, aux experts et aux décideurs, nous disent les auteurs, constituent au fil du temps un champ organisationnel capable de reconfigurer l’espace institutionnel dans lequel les politiques nutritionnelles sont élaborées ». Contre cela, ils plaident pour en finir avec l’opacité et donc « rendre plus lisible le travail politique de l’industrie (…) premier pas vers une réflexion collective sur les conditions de possibilité d’une démocratie sanitaire étendue au secteur agro-alimentaire. » Vaste ambition...

vendredi, septembre 2 2022

Mes lectures de l'été 2022

Dimitri Manessis et Jean Vigreux, Rino Della Negra footballeur et partisan, Libertalia, 2022.
Laurent Denave, S’engager dans la guerre des classes, Raisons d’agir, 2021.
Christopher Stone, Les arbres doivent-ils plaider ?, Le Passager clandestin, 2022.
Alain Deneault, Moeurs de la gauche cannibale à la droite vandale, Lux, 2022.
Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Munoz, Des lobbys au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, Raisons d’agir, 2022.
Tristan Poullaouec et Cédric Hugrée, L'université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire, Raisons d'agir, 2022.
Henry Fielding, Ecrits sur la pauvreté et le crime. L'enquête de 1751 et le Projet de 1753, Classiques Garnier, 2022.
Wu Ming 1, Q comme complot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Lux, 2022.
Moyen-Orient (Revue), n°55 (Bilan géostratégique 2022. Le Moyen-Orient à l'ombre de l'Ukraine), 2022.
Moyen-Orient (Revue), n°54 (Talibans. Le grand retour...), 2022.
L'Economie politique (Revue), n°94 (Peut-on échapper au capitalisme de surveillance ?), Alternatives économiques, 2022.
Jean-François Bayart, Ibrahima Poudiougou, Giovanni Zanoletti, L'Etat de distortion en Afrique de l'Ouest. Des empires à la nation, Karthala, 2019.
Elise Marienstras, Wounded Knee ou l’Amérique fin de siècle, Ed.Complexe, 1992.
Larry Watson, Montana 1948, 10/18, 1999.
Joël Michel, Colonies de peuplement. Afrique 19-20e siècles, CNRS Editions, 2018.
Romain Bertrand, Le long remords de la conquête. Manille Mexico Madrid : l’affaire Diego de Avila (1577-1580), Seuil, 2015.
Didier Eribon, Retour à Reims, Flammarion, 2018.
Myriam Revault d'Allonnes, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Seuil, 2018.
Rémi Gueyt, La mutation tchécoslovaque analysée par un témoin (1968-1969), Editions ouvrières, 1969.
Paul Mattick, Intégration capitaliste et rupture ouvrière, EDI, 1972.

lundi, juin 20 2022

Racisme et psychiatrie aux Etats-Unis

Elodie Edwards-Grossi, Bad brains. La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice raciale (19-20e siècles), PUR, 2021.

Avec Bad brains. La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice raciale, Elodie Edwards-Grossi « retrace l’histoire de la médicalisation du corps noir par la profession psychiatrique aux Etats-Unis ».
Ce travail, issu d’une thèse de doctorat, nous rappelle que l’on a beau souligner avec force que la race n’existe pas, qu’elle n’est qu’une construction sociale soumise aux caprices du temps, elle demeure omniprésente dans les pratiques sociales, ici, américaines.


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Comment qualifier la personne assise en face de moi et souffrant de troubles mentaux ? Ai-je affaire à un malade, par ailleurs Noir de peau, ou plutôt à un Noir malade ? Les pathologies dont elle souffre sont-elles liées à sa personnalité ou bien sont-elles favorisées par le fait qu’elle est de telle race et porteuse de telle culture ? La soi-disant prévalence de telle ou telle pathologie dans la communauté noire1, comme la schizophrénie, a-t-elle des racines sociales ou culturelles et raciales ? Comment établir une relation de confiance entre patient et soignant n’ayant pas la même couleur de peau dans un univers où le taux de mélanine est au fondement des relations sociales ? Telles sont les questions qui se posent dans l’Amérique de la ségrégation, questions qui rejaillissent constamment, reformulées selon le goût du jour. Et tout cela s’inscrit évidemment dans le cadre d’une société de classes, autrement dit dans un univers où il vaut mieux être argenté si l’on veut être correctement soigné… ce qui n’est pas le cas de la grande majorité des patients noirs, relégués, notamment dans le sud, dans des établissements de soin sous-équipés et sous-dotés en personnel. L’ouvrage très dense et passionnant d’Elodie Edwards-Grossi est ainsi tout autant une « histoire sociale des théories psychiatriques et des pratiques qui définissent le corps noir comme porteur de pathologies spécifiques » qu’une « histoire institutionnelle des espaces psychiatriques ».

Depuis plus d’un siècle, le corps noir occupe les esprits des médecins psychiatres américains blancs. De la même façon que de ce côté-ci du monde, on expliquait, au 19e siècle notamment, la situation sociale des classes populaires par leur légendaire imprévoyance, outre-Atlantique, on tend à expliquer l’inadaptation des Noirs à un monde qui ne les supporte qu’en lisière par leur « nature », par leur « culture » particulières pathogènes, notamment la place occupée par la mère dans les familles afro-américaines ou la fameuse « culture de la pauvreté ». Suivant la même logique, il est alors extrêmement tentant d’expliquer les révoltes raciales des années 1960 par la paranoïa et l’immaturité des hommes noirs américains, ce qui revient à faire de l’activisme noir une déviance mentale et à transformer une crise politique et sociale en crise sanitaire ; mais ce n’est pas la première fois que l’ordre médical se met au service de l’ordre tout court !
Cette biologisation de la race, ces discours racistes, culturalistes, essentialistes ne sont pas sans conséquence sur la façon dont, en les réinterprétant, les psychiatres noirs, socialement marginalisés, vont alors appréhender leur pratique professionnelle. Car si les Noirs sont ainsi, les médecins noirs ne sont-ils pas les mieux placés pour soigner leur « communauté » ? L’autrice parle à ce sujet de « racialisation stratégique » où l’entre-soi culturel, avec toutes ses limites, est pensée comme une arme émancipatrice contre le racisme institutionnel, « un véritable complément à l’acte biomédical ». Elle nous rappelle ce faisant que la psychiatrie et le politique ont toujours été intimement liés2...



1. L’autrice parle à ce sujet des « biais raciaux dans l’administration des diagnostics ».
2. cf. Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique, 2021.

Martin Monath et le défaitisme révolutionnaire

Nathaniel Flakin, Un Juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht. « Arbeiter und soldat », Syllepse, 2021.

Il s’appelait Martin Monath et fut liquidé par la Gestapo en août 1944. Nathaniel Flakin lui rend un bel hommage dans « Un Juif berlinois organise la résistance dans la Wehrmacht », publié par les éditions Syllepse.
Enfant d’une famille de boutiquiers juifs ukrainiens installés à Berlin au début du siècle, Martin Monath s’est d’abord impliqué dans le mouvement sioniste de gauche, se rêvant pionnier dans une Palestine socialiste binationale. Rompant avec le sionisme, il se rapprocha du mouvement communiste avant de se rallier au trotskisme peu de temps avant que la guerre n’éclate.

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Il n’a pas encore 30 ans et se refuse à fuir une Allemagne conquise par le national-socialisme alors que nombre de ses amis et parents ont pris le chemin de la Palestine. « L’insouciance de Martin Monath paraît stupéfiante, presque pathologique » écrit l’auteur. En effet Monath, juridiquement apatride, réside sous de fausses identités à Berlin et vit grâce à un pactole financier conséquent dont le préfacier avoue ne pas connaître la provenance. Et en bon internationaliste, il abolit les frontières, se rend en Belgique, en France pour organiser la résistance, mais une résistance singulière puisqu’elle repose sur un principe fondamental : celui du défaitisme révolutionnaire. Rejetant toute idée d’Union sacrée comme en 1914, ces militants révolutionnaires n’ont qu’un but : organiser le prolétariat pour préparer la révolution. Rien que ça ! Car il n’échappera à personne qu’ils ne sont alors qu’une poignée à défendre une telle position iconoclaste. Leurs armes : des mots, de la pugnacité et un courage infini. Leur cible : le prolétariat français des usines et celui qui, sous l’uniforme allemand, défend des intérêts qui ne sont pas les siens. L’espoir de Martin Monath ? Convaincre des soldats allemands à s’organiser en cellules clandestines anti-nazies pour préparer la révolution.

Sous une fausse identité, le désormais Parisien Martin Monath se lance dans la bagarre avec le petit noyau de militants trotskystes français encore en liberté, notamment dans l’Ouest de la France. En juillet 1943 paraît le premier numéro d’Arbeiter und soldat (Travailleur et soldat)1. Cinq autres numéros suivront avant que la répression ne s’abatte sur le petit groupe, l’un des soldats allemands membres d’une des cellules l’ayant trahi. Nous sommes en octobre 1943 et cette trahison est fatale pour les internationalistes puisqu’une centaine de personnes, soldats allemands ou militants trotskystes sont arrêtés, déportés ou fusillés : c’est toute l’organisation mise sur pied qui s’effondre en une poignée de jours.
Martin Monath n’est pas du nombre, mais le répit sera de courte durée. En juillet 1944, la Milice l’arrête à Paris et le confie à la Gestapo, des griffes de laquelle on sort rarement. Martin Monath connut alors le destin tragique de bien d’autres opposants mais il était écrit qu’il leur donnerait du fil à retordre. Fin juillet, la Gestapo le laisse pour mort dans le bois de Vincennes, une balle dans la tête, l’autre dans la poitrine. Un policier français le découvre agonisant et le transporte à l’hôpital Rothschild où il est soigné quelques jours, le temps que ses amis préparent son exfiltration. La Gestapo ne leur en laissera pas le temps. Elle viendra le cueillir, sans doute le 3 août, et l’exécutera quelques jours plus tard alors que le peuple de Paris se soulève, enfin.

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Note 1. Le contenu de ce journal clandestin est reproduit en fin d’ouvrage.

mercredi, juin 15 2022

1953 : un 14 juillet sanglant

Maurice Rasjfus, 1953, un 14 juillet sanglant, Editions du Détour, 2021.


Que s’est-il passé dans les rues de Paris ce jour de fête nationale ? C’est à cette question que répond Maurice Rajsfus dans 1953, un 14 juillet sanglant, livre publié par les éditions du Détour.
Initialement sortie en 2003, cette enquête présente un double intérêt. D’un côté, elle documente une page d’histoire sociale oubliée. De l’autre, elle nous interpelle : comment diable un tel événement a-t-il pu disparaître de notre mémoire collective ? Car, qui se souvient que ce 14 juillet-là, la police a tiré sur des manifestants algériens, autrement dit des citoyens français ? Ce livre est donc important car, comme le souligne l’historienne et préfacière Ludivine Bantigny, « il lutte contre (un) double meurtre : la tuerie, puis l’oubli. »

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Les faits tout d’abord. Ce 14 juillet, un important défilé communiste et cégétiste parcourt les rues de la capitale, dans l’ordre et la discipline. Il s’agit pour les deux organisations de défendre la « République » celle des travailleurs, dans un contexte de tensions sociales et politiques aigu. Les tensions sont multiples : la guerre d’Indochine pèse sur le budget national, creusant un déficit qui certains qualifient d’abyssal, et des réformes importantes sont d’ailleurs en cours d’élaboration1 ; rares enfin sont les manifestations qui ne dégénèrent pas.
En queue de cortège, quelques milliers d’ouvriers algériens prennent place, encadrés par les militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques2 de Messali Hadj, le vieux leader indépendantiste alors en résidence surveillée. Aux slogans relatifs à leur condition sociale, ils ajoutent le rejet du colonialisme et de la répression policière. Au moment de la dislocation, place de la Nation, alors qu’un violent orage s’abat sur les manifestants dont beaucoup se mettent à courir pour chercher un abri, la police s’en prend alors à leur cortège et tire, tuant sept hommes et faisant des dizaines de blessés.

Qui sont les responsables d’une telle tragédie ? Les nationalistes algériens, s’écrie le gouvernement, pour lequel la police n’a fait que riposter à l’agression dont elle était victime ; point de vue que l’on retrouve très largement dans la presse nationale ou locale : des Algériens fanatisés, véritables commandos armés de couteau, auraient déclenché une émeute en chargeant les forces de l’ordre et, ce faisant, provoqué l’inévitable riposte ; quant à la presse syndicale non cégétiste, elle est à l’unisson : elle se tait ou voit dans les événements la conséquence d’une énième provocation communiste. Rares sont ceux qui pointent du doigt une police raciste, adepte de la ratonnade et nourri à l’anticommunisme. Rares sont ceux qui rappellent qu’à l’origine de la fusillade, il y a la volonté policière d’arracher des mains des manifestants des drapeaux nationalistes et un portrait de Messali Hadj. Les policiers tuèrent tout simplement pour laver l’affront.

Il faut lire, en clôture de ce livre, le compte rendu de la séance d’interpellations à l’Assemblée nationale du 16 juillet 1953. On est alors saisi d’une sorte de vertige, tant les informations qu’il contient et, surtout, la rhétorique gouvernementale qui s’y déploie, frappent par leur criante actualité. On y parle aussi bien de tirs sans sommation que de déchéance de nationalité, ou encore de photographes matraqués afin qu’ils ne portent pas témoignages de ce qui se déroule sous leurs yeux. Et plus il y a ces mots définitifs du ministre de l’Intérieur d’alors : « Je ne pense pas que vous puissiez appuyer sur aucun fait concret l’affirmation selon laquelle il existe dans la police un racisme quelconque ». Tout est dit en peu de mots : la police, ce rempart, ne peut et ne doit en aucune circonstance, être mise en question.

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1 Elles seront à la base d’un mouvement social d’ampleur, au mois d’août, tout aussi méconnu que cet assassinat.
2 Nouveau nom du Parti du peuple algérien dissous en 1939 (mais maintenu actif dans la clandestinité durant la seconde guerre mondiale).

vendredi, juin 3 2022

Contre le racisme : les leçons d'Howard Zinn

Howard Zinn, Contre le racisme. Essais sur l’émancipation des Afro-Américains, Lux, 2022.


En 2010, Howard Zinn nous quittait sur le chemin le menant à une manifestation. A 87 ans, l’historien américain, auteur d’une célèbre Histoire populaire des Etats-Unis (Agone), continuait son combat pour l’émancipation. Combattre le racisme. Essais sur l’émancipation des Afro-Américains rassemble une douzaine d’articles qu’il consacra au sujet durant sa longue carrière d’activiste ; articles écrits pour l’essentiel entre 1959 et les années 1970 alors qu’il était l’un des acteurs de ces combats politiques.
Howard Zinn a toujours mis en avant son « double vécu d’écrivain et de militant, (son) rôle d’intellectuel engagé qui met son savoir au service du changement social » et lorsqu’il a rédigé sa passionnante autobiographie, il lui avait donné pour titre L’impossible neutralité (Agone).

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Que veut dire être neutre dans l’Amérique de la ségrégation ? Comment ne pas prendre parti et comment ne pas prendre sa part dans le combat contre l’injustice ? L’historien qu’il était, en poste dans une université noire du sud des Etats-Unis, ne s’est pas posé la question : « Je ne voyais pas comment j’aurais pu enseigner les notions de liberté et de démocratie en classe tout en restant muet sur leur absence à l’extérieur de la classe ».
Le mouvement noir américain doit beaucoup à des femmes, souvent jeunes et étudiantes, qui bravèrent les interdits, revendiquant le droit d’être libres au pays de la liberté. Zinn nous fait partager ces combats à la façon d’un reporter engagé, soulignant l’importance des actions non-violentes pour gagner à soi cette frange de la population blanche pour laquelle la ségrégation, et donc son maintien, n’est pas la première des préoccupations. Il résume cette approche par ces mots : « L’être humain, écrit-il, peut cerner posément un problème, jauger les forces qui s’opposent à ce qu’on le règle, puis tenter d’éviter habilement les obstacles ou, si l’équilibre des pouvoirs le permet, de les renverser ».

Il montre également que les luttes des années 1960 ont bousculé le jeu politique en mettant face à leur responsabilité aussi bien la bourgeoisie noire que l’État fédéral. Une bourgeoisie noire à deux têtes : celle qui ne fait pas de la fin de la ségrégation un objectif central et fustige ces jeunes Noirs qui, au péril de leur vie, ont obtenu la déségrégation des bibliothèques, des cinémas, des fast-food ; celle qui est investie dans la lutte mais est dépassée par ces mouvements d’ampleur parce que les tactiques employées ne font pas partie de son répertoire d’actions. Un Etat fédéral qui laisse faire en se retranchant derrière une certaine lecture des textes juridiques pour justifier son inaction qui confine bien souvent au soutien tacite au consensus. Mais Howard Zinn s’en prend également aux « marxistes de salon, ces mandarins de la théorie révolutionnaire » qu’on ne voit jamais dans les luttes sociales, à ces intellectuels dits radicaux, éternels donneurs de leçons, pour lesquels les luttes ne sont pas assez ceci et toujours trop cela, mais aussi aux intellectuels bien moins radicaux qui ont toujours critiqué les mouvements abolitionnistes du 19e siècle qui, par leur radicalité, aurait retardé une évolution positive de la condition noire.

Howard Zinn a la foi. Non en Dieu, mais en la capacité de chacun à s’indigner et à se battre : Zinn était un défenseur de l’action directe, ayant construit sa pensée en empruntant à Marx sa critique du capitalisme et son humanisme, à l’anarchisme, l’action directe et le « rejet de toutes formes d’autorité qui s’imposeraient par intimidation », et à Henry David Thoreau, la non-violence et la désobéissance civile. Un réformiste qui avait foi dans la capacité des individus en lutte à penser de nouveau le monde et à agir sur lui.

mercredi, juin 1 2022

Mes lectures de mai 2022

Anne-Catherine Schmidt-Trimborn, La ligue d'Action française. Organisations, lieux et pratiques militantes, Ed. Petere Lang, 2022. --- Ma note.
Yasnaya Elena Aguilar Gil, Nous sans l'Etat, Ici-bas, 2022.
Howard Zinn, Combattre le racisme. Essais sur l'émancipation des Afro-Américains, Lux, 2022.
Alternatives Sud (Revue), n°29 (Fuir l'Amérique centrale), Centre tricontinental.

mardi, mai 31 2022

L'Action française : retour sur son histoire

Anne-Catherine Schmidt-Trimborn, La ligue d’Action française (1905-1936). Organisations, lieux et pratiques militantes, Peter Lang, 2022.

Durant le premier tiers du 20e siècle, l’Action française incarna l’extrême-droite. Or on ne la connaît bien souvent qu’à travers la figure de son leader Charles Maurras. Grâce à Anne-Catherine Schmidt-Trimborn, autrice de La ligue d’Action française (1905-1936). Organisation, lieux et pratiques militantes, on en sait dorénavant davantage.

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Si Charles Maurras et Maurice Barrès partageaient le même bain nationaliste, catholique, antisémite, xénophobe et réactionnaire, ils se distinguaient sur un point fondamental : Barrès est resté un républicain autoritaire tandis que Maurras s’est fait le chantre d’un monarchisme renouvelé ou plutôt régénéré par une action militante en direction des classes populaires. C’est cette orientation qui l’emporta et permit la transformation de la Revue d’Action française en organisation politique en 1905, période de fortes turbulences politiques et sociales.

« Chacun travaille comme il l’entend dans sa région, sa province, sa ville ou son village… sans mot d’ordre venu de nulle part », tel est le principe affiché par la direction de l’AF. Mais quand on abandonne le terrain des principes pour celui de l’action concrète comme l’a fait l’autrice, force est de constater que Maurras n’attendait qu’une chose de ses troupes : une obéissance absolue, notamment des maigres élites qui émergeaient de leur sein. Maurras d’ailleurs méprisaient profondément ces seconds couteaux. Hors du cercle très étroit et très parisien, tout n’était que médiocrité.
Dans un premier et court temps, le regard de l’AF se tourna vers le monde ouvrier turbulent aux prises avec la république des notables et le socialisme parlementaire ; la récolte fut bien maigre. Dans les années 1920, elle trouva des appuis dans le monde paysan et celui des industriels effrayés par le bolchevisme. Dans les années 1930, elle partit à la conquête des élites, en place ou à venir, capables de guider le peuple. Mais tout au long de ces trente années d’existence, l’AF resta une structure dominée par des aristocrates, s’appuyant sur les professions libérales, petites-bourgeoises. Son implantation fut inégale, dépendant évidemment des relais dont elle pouvait disposer localement : patronat dans le Nord, aristocratie foncière dans l’Ouest et le sud-ouest ; implantation qui se heurtait également aux résistances qu’elle pouvait y rencontrer, y compris au sein du bloc réactionnaire, très fragmenté entre vieille droite traditionaliste, fascistes et monarchistes. Ce sera le cas notamment en 1926 quand le Vatican condamne l’Action française, provoquant une saignée dans les effectifs militants.

Des effectifs militants qu’il faut mobiliser en permanence pour maintenir vivante la flamme. Mobiliser pour occuper le terrain médiatique en faisant des coups, au sens propre comme au figuré, ou en se lançant dans la bataille électorale en 1919, ce qui signe son intégration dans le champ politique de la Troisième République. Mobiliser pour occuper la rue en mettant en place une troupe de choc, les Camelots du Roi, capables de faire le coup de poing avec les « rouges ». Mais pour les plus radicaux, l’Action française en resta aux mots et fut incapable d’imaginer, d’organiser »un véritable projet de renversement de la République » comme en février 1934. Cela fait écrire à l’autrice qu’il y eut un « décalage de plus en plus remarquable au fil des années entre les ambitions des dirigeants et les aspirations des militants et c’est ce qui explique l’incapacité de l’Action française à se transformer en parti politique au sens propre du terme. »

jeudi, mai 19 2022

Perdre sa vie à la gagner

Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021.


Avec Les frères Bonneff, reporters du travail, l’historien Nicolas Hatzfeld sort de l’oubli une importante contribution à la connaissance des conditions de travail de la classe ouvrière française d’avant la Grande Boucherie de 1914.
Léon et Maurice Bonneff n’ont pas trente ans quand ils se lancent dans le journalisme et deviennent, comme l’écrit Nicolas Hatzfeld, des « enquêteurs rigoureux et documentés, attentifs aux réalités ouvrières et soucieux de transformation sociale ». Pour le compte de L’Humanité, journal socialiste fondé par Jean Jaurès, ils vont parcourir pendant six années l’hexagone et fournir près de 300 articles qui sonnent comme autant de condamnations du capitalisme, de sa cupidité et de son mépris pour les gueux. La force de leurs textes ? Le refus du lyrisme et du pathos. Les frères Bonneff ne sont pas des stylistes, ils ne jouent pas sur les affects pour interpeller le lecteur mais sur la capacité de chacun à prendre la mesure du désastre social qui se déroule sous ses yeux ou non loin. Pour paraphraser Fernand Pelloutier, il apporte au lectorat intéressé par la question sociale la science du malheur ouvrier. Et pas seulement, car les Bonneff ne réduisent pas le salariat au monde ouvrier ; les employés ne sont pas oubliés, tout comme d’ailleurs les travailleurs immigrés.


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Lire les Frères Bonneff, c’est plonger dans un monde du travail où se côtoient mille métiers aujourd’hui disparus : meuliers, épaneurs, levageurs, emplisseuses… ; c’est plonger dans un univers prolétaire où les femmes et enfants ne sont pas invisibilisés, où la grande ville industrielle, cette grande avaleuse de bras, côtoie le bourg rural, règne de la mono-industrie. C’est aussi mesurer tout ce que nous devons à celles et ceux qui refusèrent jadis de se taire et d’accepter l’inacceptable. Car l’inacceptable est partout. Dans le Jura, chez les meuliers, dont les Bonneff nous disent : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». En Bretagne, où des gamins illettrés de la campagne sont arrachés à leurs familles pour travailler dans une verrerie qui a un « insatiable appétit de garçonnets ». Dans les Vosges ou les Pyrénées où les répétiteurs des collèges travaillent de 19 à 20 heures par jour. Et que dire des ouvrières fleuristes dont un tiers ne doit sa survie qu’à l’Assistance publique tant les salaires sont bas, et de ceux qui meurent, déjà, de cette amiante qui envahit leurs poumons.

Les Bonneff pourraient s’insurger, hurler. Rares sont les moments où ils s’emportent. Non, ils documentent : les salaires indécents, les conditions de travail déplorables, les corps souffrant, les estropiés et la mort lente, la toute-puissance patronale, les entraves à la syndicalisation, la rudesse des rapports entre ouvriers, et des ouvriers avec les apprentis, sans oublier cet alcool qui coule à flot, qui brûle les gosiers autant que les existences, car il faut résister et tenir, coûte que coûte. L’espoir ? Les Bonneff le trouve dans la capacité des travailleurs à faire front, à s’organiser, à faire de la solidarité le socle sur lequel pourrait se bâtir un monde plus humain ; c’est par la grève que l’émancipation sociale fraiera son chemin.

Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné à la terrasse d’un café par un étudiant nationaliste. Léon et Maurice Bonneff ne lui survivront que quelques mois. Ce ne sont pas les mâchoires de l’usine capitaliste qui eurent raison d’eux mais la guerre et ses marchands de canon.

lundi, mai 16 2022

La condition raciale made in USA

Magali Bessone et Matthieu Renault, WEB Du Bois : double conscience et condition raciale, Editions Amsterdam, 2021.

William Edward Burghardt Du Bois, alias WEB Du Bois, demeure soixante ans après sa mort l’une des figures afro-américaines majeures du combat pour l’émancipation. Magali Bessone et Matthieu Renault nous le font mieux connaître avec leur livre « WEB du Bois. Double conscience et condition raciale » aux Editions Amsterdam.

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En 2019, les éditions La Découverte rééditait Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale, un classique de la sociologie américaine sorti initialement en 1899. Dans ce travail pionnier, nourri de statistiques et de paroles d’acteurs, le jeune WEB du Bois nous offrait une description minutieuse de la condition noire dans une Amérique blanche et raciste, une Amérique de la ségrégation, de la discrimination institutionnalisée et de la pureté raciale qui intéressa tant Adolf Hitler1 ; rappelons que dans les Etats du sud « est noir tout individu, quelle que soit sa couleur, qui comporte dans son ascendance, à quelque degré que ce soit, une personne désignée comme noire », par exemple un arrière-arrière grand-père. Il nous montrait également une communauté fracturée socialement, dont les deux pôles auraient le visage du lumpen-prolétaire issu des champs de coton et urbanisé de fraîche date et une maigre élite urbaine et éduquée, dont WEB Du Bois était lui-même issu. Il évoquait déjà la difficulté pour un citoyen américain noir de ne pas se sentir nègre dans le regard majoritaire, ce qu’il appellera la double conscience dans ses travaux ultérieurs. C’est ce fil que les philosophes Magali Bessone et Matthieu Renault tirent dans leur ouvrage.

« Je n’étais pas un Américain, je n’étais pas un homme (mais) un homme de couleur dans un monde blanc » écrit WEB du Bois ; et un monde blanc bien décidé à le laisser en lisière, y compris quand celui qui frappe à la porte est diplômé de Harvard... Pour Du Bois, tous les Noirs américains vivent ce dilemme, mais pas de la même façon. Il pense notamment à la maigre élite sociale noire d’alors qui craint par dessus tout d’être assimilée aux classes noires les plus pauvres ; un prolétariat rural ou urbain en haillons, sans éducation, aux mœurs déplorables qu’il conviendrait d’éduquer avant de songer à l’émanciper, thèse défendue par une partie de la bourgeoisie noire pour le plus grand plaisir des dominants qui entendent se réserver l’exercice de la démocratie.
Contre cette honte d’être soi, à laquelle Du Bois a parfois cédé dans sa jeunesse, il appelle l’élite afro-américaine à se dire fière d’être noire, et à faire de cette fierté « le ciment de l’unité de la communauté noire ». Dans Black reconstruction paru en 1935, il écrit que « le combat (du Noir américain) est une lutte à mort. Soit il vainc, soit il meurt. Il entrera dans la civilisation moderne, ici en Amérique, en tant qu’homme noir, sur un parfait pied d’égalité avec tout homme blanc, quel qu’il soit, sans aucune restriction, ou alors il n’y entrera pas du tout. Soit l’extermination radicale, soit l’égalité absolue. Aucun compromis n’est possible. »

Ces mots de WEB du Bois et le livre de Bessonne et Matthieu qui soulignent l’évolution de sa pensée m’ont remis en mémoire une anecdote racontée par le sociologue Hicham Benaissa2. Il intervenait dans une entreprise où des cadres s’en prenaient à une de leurs collègues qui avaient décidé de se voiler, y voyant là une atteinte à la laïcité, alors que depuis des années ils côtoyaient une femme de ménage tout aussi voilée sans que cela ne les dérange. Hicham Benaissa en concluait que le foulard de la femme de ménage est invisible parce qu’il est « à sa place symbolique, à la place sociale à laquelle il (est) structurellement renvoyé dans les représentations. » L’immigré (ou « issu de » comme l’on dit...) est accepté au banquet mais à la condition de rester à la place qu’on lui a assignée.

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1. James Q. Whitman, Le modèle américain d'Hitler. Comment les lois raciales américaines inspirèrent les nazis, Colin, 2018.
2. Ma présentation du livre d'Hicham Benaissa.

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