Elodie Edwards-Grossi, Bad brains. La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice raciale (19-20e siècles), PUR, 2021.

Avec Bad brains. La psychiatrie et la lutte des Noirs américains pour la justice raciale, Elodie Edwards-Grossi « retrace l’histoire de la médicalisation du corps noir par la profession psychiatrique aux Etats-Unis ».
Ce travail, issu d’une thèse de doctorat, nous rappelle que l’on a beau souligner avec force que la race n’existe pas, qu’elle n’est qu’une construction sociale soumise aux caprices du temps, elle demeure omniprésente dans les pratiques sociales, ici, américaines.


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Comment qualifier la personne assise en face de moi et souffrant de troubles mentaux ? Ai-je affaire à un malade, par ailleurs Noir de peau, ou plutôt à un Noir malade ? Les pathologies dont elle souffre sont-elles liées à sa personnalité ou bien sont-elles favorisées par le fait qu’elle est de telle race et porteuse de telle culture ? La soi-disant prévalence de telle ou telle pathologie dans la communauté noire1, comme la schizophrénie, a-t-elle des racines sociales ou culturelles et raciales ? Comment établir une relation de confiance entre patient et soignant n’ayant pas la même couleur de peau dans un univers où le taux de mélanine est au fondement des relations sociales ? Telles sont les questions qui se posent dans l’Amérique de la ségrégation, questions qui rejaillissent constamment, reformulées selon le goût du jour. Et tout cela s’inscrit évidemment dans le cadre d’une société de classes, autrement dit dans un univers où il vaut mieux être argenté si l’on veut être correctement soigné… ce qui n’est pas le cas de la grande majorité des patients noirs, relégués, notamment dans le sud, dans des établissements de soin sous-équipés et sous-dotés en personnel. L’ouvrage très dense et passionnant d’Elodie Edwards-Grossi est ainsi tout autant une « histoire sociale des théories psychiatriques et des pratiques qui définissent le corps noir comme porteur de pathologies spécifiques » qu’une « histoire institutionnelle des espaces psychiatriques ».

Depuis plus d’un siècle, le corps noir occupe les esprits des médecins psychiatres américains blancs. De la même façon que de ce côté-ci du monde, on expliquait, au 19e siècle notamment, la situation sociale des classes populaires par leur légendaire imprévoyance, outre-Atlantique, on tend à expliquer l’inadaptation des Noirs à un monde qui ne les supporte qu’en lisière par leur « nature », par leur « culture » particulières pathogènes, notamment la place occupée par la mère dans les familles afro-américaines ou la fameuse « culture de la pauvreté ». Suivant la même logique, il est alors extrêmement tentant d’expliquer les révoltes raciales des années 1960 par la paranoïa et l’immaturité des hommes noirs américains, ce qui revient à faire de l’activisme noir une déviance mentale et à transformer une crise politique et sociale en crise sanitaire ; mais ce n’est pas la première fois que l’ordre médical se met au service de l’ordre tout court !
Cette biologisation de la race, ces discours racistes, culturalistes, essentialistes ne sont pas sans conséquence sur la façon dont, en les réinterprétant, les psychiatres noirs, socialement marginalisés, vont alors appréhender leur pratique professionnelle. Car si les Noirs sont ainsi, les médecins noirs ne sont-ils pas les mieux placés pour soigner leur « communauté » ? L’autrice parle à ce sujet de « racialisation stratégique » où l’entre-soi culturel, avec toutes ses limites, est pensée comme une arme émancipatrice contre le racisme institutionnel, « un véritable complément à l’acte biomédical ». Elle nous rappelle ce faisant que la psychiatrie et le politique ont toujours été intimement liés2...



1. L’autrice parle à ce sujet des « biais raciaux dans l’administration des diagnostics ».
2. cf. Florent Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique, 2021.