Maurice Rasjfus, 1953, un 14 juillet sanglant, Editions du Détour, 2021.


Que s’est-il passé dans les rues de Paris ce jour de fête nationale ? C’est à cette question que répond Maurice Rajsfus dans 1953, un 14 juillet sanglant, livre publié par les éditions du Détour.
Initialement sortie en 2003, cette enquête présente un double intérêt. D’un côté, elle documente une page d’histoire sociale oubliée. De l’autre, elle nous interpelle : comment diable un tel événement a-t-il pu disparaître de notre mémoire collective ? Car, qui se souvient que ce 14 juillet-là, la police a tiré sur des manifestants algériens, autrement dit des citoyens français ? Ce livre est donc important car, comme le souligne l’historienne et préfacière Ludivine Bantigny, « il lutte contre (un) double meurtre : la tuerie, puis l’oubli. »

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Les faits tout d’abord. Ce 14 juillet, un important défilé communiste et cégétiste parcourt les rues de la capitale, dans l’ordre et la discipline. Il s’agit pour les deux organisations de défendre la « République » celle des travailleurs, dans un contexte de tensions sociales et politiques aigu. Les tensions sont multiples : la guerre d’Indochine pèse sur le budget national, creusant un déficit qui certains qualifient d’abyssal, et des réformes importantes sont d’ailleurs en cours d’élaboration1 ; rares enfin sont les manifestations qui ne dégénèrent pas.
En queue de cortège, quelques milliers d’ouvriers algériens prennent place, encadrés par les militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques2 de Messali Hadj, le vieux leader indépendantiste alors en résidence surveillée. Aux slogans relatifs à leur condition sociale, ils ajoutent le rejet du colonialisme et de la répression policière. Au moment de la dislocation, place de la Nation, alors qu’un violent orage s’abat sur les manifestants dont beaucoup se mettent à courir pour chercher un abri, la police s’en prend alors à leur cortège et tire, tuant sept hommes et faisant des dizaines de blessés.

Qui sont les responsables d’une telle tragédie ? Les nationalistes algériens, s’écrie le gouvernement, pour lequel la police n’a fait que riposter à l’agression dont elle était victime ; point de vue que l’on retrouve très largement dans la presse nationale ou locale : des Algériens fanatisés, véritables commandos armés de couteau, auraient déclenché une émeute en chargeant les forces de l’ordre et, ce faisant, provoqué l’inévitable riposte ; quant à la presse syndicale non cégétiste, elle est à l’unisson : elle se tait ou voit dans les événements la conséquence d’une énième provocation communiste. Rares sont ceux qui pointent du doigt une police raciste, adepte de la ratonnade et nourri à l’anticommunisme. Rares sont ceux qui rappellent qu’à l’origine de la fusillade, il y a la volonté policière d’arracher des mains des manifestants des drapeaux nationalistes et un portrait de Messali Hadj. Les policiers tuèrent tout simplement pour laver l’affront.

Il faut lire, en clôture de ce livre, le compte rendu de la séance d’interpellations à l’Assemblée nationale du 16 juillet 1953. On est alors saisi d’une sorte de vertige, tant les informations qu’il contient et, surtout, la rhétorique gouvernementale qui s’y déploie, frappent par leur criante actualité. On y parle aussi bien de tirs sans sommation que de déchéance de nationalité, ou encore de photographes matraqués afin qu’ils ne portent pas témoignages de ce qui se déroule sous leurs yeux. Et plus il y a ces mots définitifs du ministre de l’Intérieur d’alors : « Je ne pense pas que vous puissiez appuyer sur aucun fait concret l’affirmation selon laquelle il existe dans la police un racisme quelconque ». Tout est dit en peu de mots : la police, ce rempart, ne peut et ne doit en aucune circonstance, être mise en question.

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1 Elles seront à la base d’un mouvement social d’ampleur, au mois d’août, tout aussi méconnu que cet assassinat.
2 Nouveau nom du Parti du peuple algérien dissous en 1939 (mais maintenu actif dans la clandestinité durant la seconde guerre mondiale).