Hicham Benaissa
Le travail et l’Islam. Généalogie(s) d’une problématique, Editions du Croquant, 2020

« Pourquoi (...) ce qui semble se constituer aujourd’hui comme un « problème » ne l’a pas été (précédemment) ? » C’est à cette question classique des sciences sociales qu’Hicham Benaissa nous propose de réfléchir avec Le travail et l’Islam. Généalogie(s) d’une problématique, livre publié par les Editions du Croquant ; un livre qui comprend deux parties, l’une centrée sur les salariés, la seconde sur le patronat de culture arabo-musulmane1. C’est sur la première partie que je vais me concentrer.

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En ces temps troublés où les questions identitaires occupent le devant de la scène, où la laïcité est brandie comme un étendard par des forces politiques qui n’en furent jamais dans l’histoire les promoteurs, où « la frénésie juridique (…) s’est emparée du sujet de la laïcité et de la religion au travail », il est bon d’accompagner l’auteur au coeur des lieux d’exploitation pour y voir comment la question du voile, du halal ou de la prière fut appréhendée depuis les années 1970.

Nous voici donc dans une citadelle industrielle, un univers peuplé d’ouvriers spécialisés marocains, de confession musulmane, sans qualification ni culture politique et syndicale. Venus sans famille et destinés dit-on à repartir, ils ne sont que des bras à suer de la plus-value. L’enjeu, pour le patronat, dans cette décennie d’insubordination ouvrière, est d’empêcher que l’esprit contestataire post-68 ne gagne cette fraction du prolétariat. Ouvrir des salles de prière et les confier à des imams conservateurs doit favoriser la paix sociale et l’entre-soi2. Du côté des syndicats, prendre en considération les revendications religieuses des ouvriers musulmans est un moyen de nouer des relations avec ces travailleurs éloignés de l’action de classe. La bascule intervient au début des années 1980 quand la révolte des OS secoue Citroën et Talbot, et voit un Premier ministre socialiste transformer un conflit social3 en conflit politico-religieux. L’OS musulman pratiquant devient un agent conscient ou manipulé des islamistes iraniens. Pour Hicham Benaissa, « la construction sociale du problème musulman en France ne démarre (donc) pas avec les affaires du foulard de 1989 mais bien dans le cadre des grèves de l’automobile de 1982-1984 ». C’est que le monde a changé : l’immigré n’est pas reparti, il s’est installé avec femme et enfants ; destiné à n’être qu’un OS interchangeable, il est aussi la première victime des restructurations industrielles et, avec ou sans travail, il incarne de façon massive le précariat, ces classes laborieuses qui sont également des classes dangereuses. Dans un livre sorti en 1991, L’immigration prise aux mots, Simone Bonnafous avait déjà fait de 1984 la date à partir de laquelle, le « discours « social » sur les immigrés (avait basculé) dans le discours de crise typique, celui de la gêne quotidienne et de l’incompatibilité des cultures4. ». Aujourd’hui, pieux ou pas, l’Arabe est et demeure un musulman, de la même façon que son gamin qui marche pour l’Egalité en 1984 est renvoyé à son identité « ethnique » : il sera un Beur, non un rejeton du prolétariat réclamant de la République qu’elle tienne ses promesses.

Oui, le monde change. Avec le 21e siècle, le néolibéralisme triomphant célèbre l’individu libre, autonome, délié. Il célèbre la diversité et les trajectoires exceptionnelles qui laissent penser que la réussite individuelle est à la portée de tous, à l’heure où l’ascenseur social est en panne, que les structures de défense des classes populaires sont en crise profonde et que les problématiques portées par l’extrême-droite se sont imposées avec force dans le débat public.
De quels moyens de défense disposent les plus dominés d’entre les dominés pour se faire entendre ? La religion parce qu’elle est vecteur d’identité collective et source de solidarité en est un. Ainsi, l’Islam, nous dit l’auteur est « le moyen de se construire un « nous » quand on sait, en raison des faits, de l’expérience de chaque jour, quand on nous le rappelle au quotidien, que nous sommes exclus de mille et une manières du grand Nous » autrement dit de la communauté nationale. Revendiquer une salle de prière ou de l’alimentation halal est une façon de résister à l’atomisation et à la soumission, de dire que ce Nous existe.

J’ai particulièrement apprécié une anecdote racontée par l’auteur. Hicham Benaissa intervenait dans une entreprise privée dans laquelle un malaise était apparu depuis qu’une cadre avait décidé de se voiler. Cela déplaisait fortement à certains collègues qui au nom d’une conception erronée de la laïcité5 considérait qu’elle se devait de l’enlever. Après son intervention, il s’apprête à quitter les lieux quand il croise une femme de ménage, voilée, qui travaille ici depuis longtemps et à qui personne n’a reproché de bafouer la laïcité. Hicham Benaissa a raison quand il en conclue que si le foulard de la femme de ménage est invisible alors que celui porté par une cadre saute aux yeux, c’est qu’il est « à sa place symbolique, à la place sociale à laquelle il est structurellement renvoyé dans les représentations. » L’immigré est accepté au banquet mais à la condition de rester à la place qu’on lui a assignée6. Car beaucoup font de la race (et de la religion qu’on peut lui associer) « une forme biologique d’exclusion sociale (…) à seule fin de distinguer, discriminer, mettre à part7 ».

Notes
1 Hicham Benaissa nous montre les mille-et-une façons de vivre sa foi, d’en tirer profit ou d’en maîtriser les possibles conséquences économiques. Cela m’a rappelé ces mots de Maxime Rodinson : « L’attitude des individus est un compromis variable entre les impératifs de cette morale pratique et leurs réactions aux suggestions de la rationalité économique, c’est-à-dire aux opportunités de maximisation des biens et avantages dont chacun peut jouir en fonction de la même praxis sociale » (Islam et capitalisme, Seuil, p. 249). Sur la religiosité entrepreneuriale, lire Patrick Haenni, L’Islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Seuil, 2005.
2 Le patronat fit de même avec les immigrés polonais des années 1920. Dans la ville industrielle de Couëron (Loire-Atlantique), les Polonais avaient leur cité, leur curé et leur église.
3 La question de la dignité était également centrale dans ce conflit car Citroën et Talbot étaient réputés pour leur encadrement raciste et militariste.
4 Simone Bonnafous, L’immigration prise aux mots. Les immigrés dans la presse au tournant des années 80, Kimé, 1991.
5 La neutralité ne s’impose qu’au secteur public.
6 Sur le racisme en milieu populaire, je vous conseille Cartier/Coutant/Masclet/Siblot, La France des « petits-moyens. Enquête sur la banlieue pavillonnaire, La Découverte, 2008 ; Masclet/Misset/Poullaouec, La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Le Cavalier bleu, 2019.
7Cf. Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Gallimard, 2002 (1972).