Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021.


Avec Les frères Bonneff, reporters du travail, l’historien Nicolas Hatzfeld sort de l’oubli une importante contribution à la connaissance des conditions de travail de la classe ouvrière française d’avant la Grande Boucherie de 1914.
Léon et Maurice Bonneff n’ont pas trente ans quand ils se lancent dans le journalisme et deviennent, comme l’écrit Nicolas Hatzfeld, des « enquêteurs rigoureux et documentés, attentifs aux réalités ouvrières et soucieux de transformation sociale ». Pour le compte de L’Humanité, journal socialiste fondé par Jean Jaurès, ils vont parcourir pendant six années l’hexagone et fournir près de 300 articles qui sonnent comme autant de condamnations du capitalisme, de sa cupidité et de son mépris pour les gueux. La force de leurs textes ? Le refus du lyrisme et du pathos. Les frères Bonneff ne sont pas des stylistes, ils ne jouent pas sur les affects pour interpeller le lecteur mais sur la capacité de chacun à prendre la mesure du désastre social qui se déroule sous ses yeux ou non loin. Pour paraphraser Fernand Pelloutier, il apporte au lectorat intéressé par la question sociale la science du malheur ouvrier. Et pas seulement, car les Bonneff ne réduisent pas le salariat au monde ouvrier ; les employés ne sont pas oubliés, tout comme d’ailleurs les travailleurs immigrés.


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Lire les Frères Bonneff, c’est plonger dans un monde du travail où se côtoient mille métiers aujourd’hui disparus : meuliers, épaneurs, levageurs, emplisseuses… ; c’est plonger dans un univers prolétaire où les femmes et enfants ne sont pas invisibilisés, où la grande ville industrielle, cette grande avaleuse de bras, côtoie le bourg rural, règne de la mono-industrie. C’est aussi mesurer tout ce que nous devons à celles et ceux qui refusèrent jadis de se taire et d’accepter l’inacceptable. Car l’inacceptable est partout. Dans le Jura, chez les meuliers, dont les Bonneff nous disent : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». En Bretagne, où des gamins illettrés de la campagne sont arrachés à leurs familles pour travailler dans une verrerie qui a un « insatiable appétit de garçonnets ». Dans les Vosges ou les Pyrénées où les répétiteurs des collèges travaillent de 19 à 20 heures par jour. Et que dire des ouvrières fleuristes dont un tiers ne doit sa survie qu’à l’Assistance publique tant les salaires sont bas, et de ceux qui meurent, déjà, de cette amiante qui envahit leurs poumons.

Les Bonneff pourraient s’insurger, hurler. Rares sont les moments où ils s’emportent. Non, ils documentent : les salaires indécents, les conditions de travail déplorables, les corps souffrant, les estropiés et la mort lente, la toute-puissance patronale, les entraves à la syndicalisation, la rudesse des rapports entre ouvriers, et des ouvriers avec les apprentis, sans oublier cet alcool qui coule à flot, qui brûle les gosiers autant que les existences, car il faut résister et tenir, coûte que coûte. L’espoir ? Les Bonneff le trouve dans la capacité des travailleurs à faire front, à s’organiser, à faire de la solidarité le socle sur lequel pourrait se bâtir un monde plus humain ; c’est par la grève que l’émancipation sociale fraiera son chemin.

Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné à la terrasse d’un café par un étudiant nationaliste. Léon et Maurice Bonneff ne lui survivront que quelques mois. Ce ne sont pas les mâchoires de l’usine capitaliste qui eurent raison d’eux mais la guerre et ses marchands de canon.