Vincent Gay, Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, PUL, 2021.

C’est un travail aussi remarquable qu’important que nous livre Vincent Gay avec Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, livre publié par les Presses universitaires de Lyon.
Le sociologue nous entraîne, au début de l’ère mitterrandienne, dans les usines Citroën et Talbot de la région parisienne, notamment à Aulnay-sous-bois, où une usine modèle a ouvert en 1973 ; modèle dans le sens où tout est fait pour que la productivité y règne en maître, et que la contestation sociale y soit proscrite. Deux ingrédients pour cela : une population ouvrière en grande partie immigrée, et pour une bonne part immigrée de fraîche date, parlant peu ou pas français, surveillée par un encadrement fort, intrusif, omniprésent et omnipotent, qui lui rappelle au quotidien où est sa place. Deux ingrédients et un discours : nous formons une grande famille que rien ne doit désunir, et surtout pas les syndicats politisés.

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Là-bas sévit le syndicalisme indépendant, autrement dit de droite, qui a pour nom CFT, Confédération française du travail, dernier avatar du syndicalisme « jaune ». Avec l’appui de la direction, la CFT règne en maître entre les quatre murs de l’usine, mais aussi en dehors. Elle fait la pluie et le beau temps car elle est l’interlocutrice indispensable pour l’ouvrier spécialisé, notamment marocain1. Elle a des yeux et des oreilles partout, ce qui lui permet de mettre au pas les éventuels récalcitrants, les mécontents qui pourraient être tentés de tourner leurs regards vers les syndicalistes rouges, ces pestiférés qu’on ostracise, dénigre, humilie, intimide au quotidien. Vincent Gay montre que le pouvoir de la CFT repose sur un climat permanent d’insécurité psychologique dans lequel violence, persuasion, perversité2, paternalisme et racisme se conjuguent.

Tout s’effondre au printemps 1982. Les OS immigrés, interchangeables, « OS à vie » puisque toute promotion interne leur est interdite, se révoltent, bouleversent l’ordre usinier, et tout autant la CGT rapidement débordée par un mouvement qu’elle ne contrôle pas et par un afflux de syndiqués sans culture syndicale ; quant au pouvoir socialiste, il est tout aussi désarçonné par ces deux années de luttes, par cette irruption d’un nouvel acteur sur la scène revendicative (l’ouvrier immigré, musulman de surcroît, en pleine montée de l’Islam politique3) d’autant que la crise de la métallurgie rend de plus en plus obsolètes les postes peu qualifiés massivement occupés par ces mêmes travailleurs immigrés.

Difficile de rendre compte du travail de Vincent Gay tant il est riche d’enseignements sur la difficulté du syndicalisme français à intégrer les travailleurs immigrés et leurs demandes spécifiques, notamment en matière religieuse4, sur le rôle ambigu des délégués de chaîne, la gestion par l’État de ces bras devenus inutiles à l’heure des restructurations industrielles5, ou encore la virulence du racisme en milieu ouvrier où règnent la hiérarchie ethnoraciale et la gestion ethnique de la force de travail. A lire, absolument !

Notes
1 Le contrôle social est également assumée par les représentants de l’Amicale des travailleurs marocains en France, le pouvoir marocain étant soucieux que ses ressortissants ne soient pas pervertis par leur séjour en France.
2 Les OS (en très grande majorité immigrés et musulmans) sont fortement invités par leur supérieur hiérarchique à payer un coup (d’alcool s’entend) en fin de semaine ou à lui ramener un cadeau du bled.
3 La gauche ne fut pas la dernière à voir dans cette apparition politique la main des « Khomeynistes », le barbu remplaçant le pro-soviétique comme incarnation de l’anti-France, et la CGT devenant un « syndicat d’Arabes ».
4 Difficulté accentuée par le fait que les appareils syndicaux sont tenus principalement par des ouvriers qualifiés et « français ».
5 L’aide au retour de la gauche se voulant plus sociale que le dispositif lancé par la droite quelques années auparavant. Le but reste le même : renvoyer dans leurs pays des travailleurs non qualifiés dont on ne sait que faire.