Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de SciencesPo, 2022.


Humiliée en Indochine, elle ne pouvait accepter de l’être en Algérie. Afin d’isoler l’ALN, l’armée française lança un vaste plan de concentration des populations rurales dans des camps contrôlés militairement. L’historien Fabien Sacriste en retrace l’histoire dans Les Camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), livre publié par les Presses de SciencesPo.

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Je dis bien l’armée et non pas l’Etat, car dans une première phase, ce sont bien les militaires qui initient cette stratégie à visée avant tout sécuritaire qui impactera, en neuf ans, plus de deux millions d’Algériens. Confrontée à un adversaire mobile, insaisissable et bénéficiant du soutien volontaire (mais pas toujours) des villages de montagne parsemant le pays, l’armée comprend vite que regrouper les dites populations peut permettre de freiner la contagion nationaliste et de rendre plus compliqué l’approvisionnement et la mise au vert des combattants. Dès 1954, dans l’Aurès, des villages avaient été détruits, incendiés, bombardés, ce qui avait provoqué un exode forcé des habitants… que l’Etat français s’était efforcé de présenter comme le signe que les Algériens étaient demandeurs de protection. A partir de 1955, il s’agit de contraindre, toujours, puisque l’Indigène ne comprend que le langage de la force, mais aussi de convaincre les indécis des bienfaits de la colonisation. Il faut gagner les cœurs dans ce qui n’est pas officiellement une guerre mais une « pacification ».

L’opération est donc présentée comme la seule façon de protéger les populations civiles des exactions nationalistes mais l’injonction à rejoindre les camps permet également de mesurer le degré de soumission/insoumission des fellahs algériens. Ne pas se soumettre, autrement dit continuer à vivre dans des zones considérés désormais comme « interdites » signe votre arrêt de mort ; alors l’armée intervient, tue, brûle les hameaux, détruit les récoltes pour que les fellaghas ne puissent rien retirer de cette terre ainsi brûlée.
En une année, plus d’un demi-millier de camps voient le jour, et pour les installer, l’armée s’affranchit aisément du cadre fixé par les autorités civiles. Problème : l’intendance ne suit pas car les moyens affectés à cette politique sont largement insuffisants. Ces camps manquent de tout : d’eau potable et de nourriture bien évidemment, mais aussi d’enseignants ou de personnel médical ; des conditions si dégradés et dégradantes que l’auteur évalue à 200 000 le nombre de décès imputés à cette politique concentrationnaire.

Que faire de ces millions de personnes arrachés de leurs terres, déracinés, parqués dans des conditions extrêmement précaires, plongés dans l’oisiveté contrainte ou, quand ils le peuvent, obligés de marcher pendant des kilomètres pour rejoindre leurs champs ? Que faire sinon constater que ces camps deviennent avec le temps un vivier de recrutement pour le FLN qui y trouve des masses de population aigries et à l’écoute de sa propagande.
La reprise en main de ces camps par les autorités civiles à partir de 1959, la volonté de transformer ces camps de regroupement en « villages » qu’on désire « modèles », incarnation de l’Algérie nouvelle, moderne et disciplinée que la puissance coloniale désire voir éclore, tout cela n’empêche pas le FLN de progresser dans les cœurs. On peut gagner la bataille d’Alger mais pas celle du bled.