Le Monde comme il va

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mardi, juillet 9 2024

Mes lectures de juin 2024

Brigitte Stora, L'antisémitisme, un meurtre intime, Le Bord de l'eau, 2024.
Alternatives Sud, BRICS+. Une alternative pour le sud global, Centre tricontinental, 2024.
Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023. --- Ma chronique
Annie Kriegel, Le pain et les roses. Jalons pour une histoire des socialismes, 10/18, 1968.
Philippe Burrin, Hitler et les Juifs. Genèse d'un génocide, Seuil, 1989.
Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, La Découverte, 1999.
Manuel Azana, Causes de la guerre d'Espagne, PUR, 1999.
Vincent Duclert, Jaurès 1859-1914. La politique et la légende, Autrement, 2013.

lundi, juin 10 2024

La CNT et la transition démocratique

Arnaud Dolidier, La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), ACL, 2023.

Sur la couverture, une foule immense, une forêt de drapeaux noirs et deux visages adolescents heureux d’être là. Nous sommes à Barcelone, en juillet 1977, 150 000 personnes fêtent le retour au premier plan de l’anarcho-syndicalisme et de l’organisation qui l’incarne : la CNT. Deux ans plus tard, dans le brouhaha et le tumulte, la CNT implose, et avec elle, l’espoir d’un avenir sans Dieu, ni maître. Avec La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole, l’historien Arnaud Dolidier fait revivre cette poignée d’années qui condamnèrent l’anarchisme ibérique à la marginalité.

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Comment expliquer qu’en si peu de temps l’on soit passé de l’espoir à la désillusion ? Certains ont défendu l’idée que l’anarcho-syndicalisme, comme projet et pratiques, était condamné par l’Histoire en train de se faire : l’Espagne de 1976 n’est plus celle de l’été 1936 ; et l’on ne se bat pas avec les mêmes armes face à une démocratie bourgeoise qui met en avant le dialogue social raisonné ou une dictature. D’autres ont souligné le rôle de la répression étatique, et l’auteur insiste beaucoup sur la volonté de l’État espagnol de criminaliser la CNT, réactivant le mythe de l’anarchiste-voyou et poseur de bombes, figure intolérable à l’ordre de la démocratisation. D’autres encore ont vu dans cette implosion la conséquence d’un conflit interne au mouvement libertaire, conflit générationnel entre vieille garde de 1936 marquée par l’exil et jeunes pousses antifranquistes : les premiers restant accrochés à la centralité ouvrière et à la discipline organisationnelle quand les seconds, nourris à la contre-culture, souhaitent que l’organisation prennent en compte toutes les luttes sociales ; ce sont deux univers qui se font face et ne parlent pas la même langue. La CNT mêlent ainsi vieux et jeunes, orthodoxes et rénovateurs, gardiens du temple, anarchistes pur sucre et libertaires marxisants...
Tout cela n’est pas faux évidemment, mais Arnaud Dolidier nous invite à reconsidérer également la place de l’assembléisme dans le développement dudit conflit.

Résumons. Dans les années 1960, pour contourner le syndicat unique franquiste, les ouvriers ont fait de l’assemblée leur « espace souverain et décisionnel des luttes » en créant des commissions ouvrières. Mais à l’heure de la transition démocratique, les animateurs de ces commissions, communistes ou chrétiens, décident d’encadrer cette autonomie ouvrière trop radicale dans ses pratiques et ses aspirations au changement. La paix sociale doit accompagner la transition démocratique et éviter un éventuel coup d’Etat. Seuls les secteurs radicaux, dont les libertaires, vont s’en faire alors les défenseurs, condamnant ainsi la bureaucratisation du syndicalisme espagnol. Cependant l’assembléisme comme « nouvelle culture de classe » a interrogé également la place de la CNT dans le combat social. Pour l’auteur, « le monde ouvrier et les mobilisations populaires étaient traversés par de nouvelles pratiques et de nouveaux discours qui ont rejailli dans le mouvement libertaire », et celui-ci s’est révélé incapable de débattre sereinement et de produire une « synthèse cohérente », autrement dit, pour employer les mots de l’anarchiste italien Camilo Berneri un demi-siècle plus tôt, il fut incapable de produire « un anarchisme critique qui ne se contente pas des vérités acquises, des formules simplistes, un anarchisme qui soit à la fois idéaliste et en même temps réaliste, bref un anarchisme qui greffe des vérités nouvelles sur le tronc des vérités fondamentales, tout en sachant tailler ses vieilles branches ».

mardi, juin 4 2024

Eduardo Galeano et le monde à l'envers

Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers, Lux, 2023.


De feu Eduardo Galeano, je ne connaissais que Les veines ouvertes de l’Amérique latine, livre sorti en 1971 et longtemps interdit dans certains pays d’Amérique du sud tant sa critique de l’impérialisme, des multinationales et de leurs relais locaux déplaisaient aux gouvernements en place. Sens dessus dessous. L’école du monde à l’envers est sorti en 1998 en espagnol et en 2003 en français. Les éditions Lux viennent de le rendre de nouveau accessible au public francophone. Et tant mieux !

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« A l’école du monde à l’envers, écrit l’essayiste uruguayen, le plomb apprend à flotter, le bouchon à couler, les vipères à voler et les nuages à ramper le long des chemins ». L’école du monde à l’envers justifie les inégalités sociales et l’incarcération des pauvres, célèbre le « banditisme financier » et le saccage de la planète : « le monde à l’envers nous apprend à subir la réalité au lieu de la changer, à oublier le passé au lieu de l’écouter et à accepter l’avenir au lieu de l’imaginer ».

Depuis son laboratoire latino-américain, Eduardo Galeano disséquait le monde, les gamins sniffeurs de colle et courant les rues comme ceux qui s’épuisent dans les ateliers de la sueur pour garnir de marchandises nos magasins vendeurs de rêves. Monde pourri par le sexisme et le racisme, un monde dans lequel la prison, comme lieu de relégation et non de rédemption, occupe une place centrale : « Le pouvoir coupe et recoupe la mauvaise herbe, mais il ne peut pas attaquer la racine sans attenter à sa propre vie ». C’est pour cela que la peur est devenue « la matière première des industries prospères de la sécurité privée et du contrôle social », et qu’elle tient tant de place à la télévision. Peur de l’autre, de l’ennemi héréditaire et peur de soi, de ne plus être à la hauteur, de faire partie de ces « gens en trop » dans ce monde régi par la rentabilité : « Etre, c’est être utile, pour être il faut être vendable ». Vendable pour pouvoir acheter et consommer : « On remplit les vides intérieurs en les bourrant d’objets » à l’obsolescence programmée, mais « chaque citoyen aura beau acheter, ce sera toujours trop peu comparé à tout ce qui a besoin d’être vendu. »
« Au nom de la liberté d’entreprise, de la liberté de circulation et de la liberté de consommer, l’air du monde devient irrespirable » nous dit Galeano. Pollution des terres et des mers bouffées par le plastique, pollution dans les assiettes, pollution des corps gavés d’antidépresseurs, de drogues légales et illégales.

N’y a-t-il donc aucun espoir d’éviter le désastre attendu ? Avant, il fallait soumettre la nature pour en tirer le maximum, aujourd’hui nous nous employons à la préserver : n’est-ce pas le signe que le monde évolue ? Non, nous dit Galeano, car « dans un cas comme dans l’autre, la nature est hors de nous : la civilisation qui confond les montres et le temps confond aussi la nature et les cartes postales. » Galeano n’attend rien des prophètes ni de l’intelligentsia dite de gauche qu’il appelle les « caméléons contemporains », ralliés au système. Le problème, nous dit-il, est que « nous souffrons d’une crise universelle de la foi en la capacité humaine de changer l’histoire ». Alors il nous appelle à rêver d’un monde où « personne ne mourra de faim parce que personne ne mourra d’indigestion », où « la police ne sera plus la malédiction de ceux qui ne peuvent pas l’acheter », où « les déserts du monde seront reboisés comme les déserts de l’âme. »

mercredi, mai 29 2024

Mes lectures de mai 2024

Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l'extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Le Bord de l'eau, 2024. --- Ma chronique.
Gonzalo Wilhelmi, Le mouvement libertaire pendant la transition. Madrid 1975-1982, Le Coquelicot, 2023.
Daniel Finn, Par la poudre et par la plume. Histoire politique de l'IRA, Agone, 2023.
Samuel Moyn, L'Affaire Treblinka. 1966 une controverse sur la Shoah, CNRS Editions, 2024.
Anatole Le Bras, Aliénés. Une histoire sociale de la folie au 19e siècle, CNRS Editions, 2024.
X. Tabet, F. Martinez, M. Peloille (sous la direction de), Fabriques latines de l'eugénisme 1850-1930, PUR, 2024.
Jean-Loup Amselle, Elikia M'Bokolo (sldd), Au coeur de l'ethnie. Ethnie, tribazlisme et Etat en Afrique, La Découverte, 1999.
Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, PUF, 1988.
Thomas C. Holt, Le Mouvement. La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques, La Découverte, 2021.
James Livingston, Fuck work! Pour une vie sans travail, Flammarion, 2018.
Violette Marcos (sous la direction de), L'antifranquisme en France 1944-1975, Loubatières, 2013.
Michelle Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France 19e-20e siècles, PUR, 2005.
Florent Brayard, Comment l'idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Fayard, 1996.
Gérard Duménil, Michaël Löwy, Emmanuel Renault, Lire Marx, PUF, 2009.

mardi, mai 28 2024

Combattre un génocide (Rwanda, 1994)

Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Le Bord de l’eau, 2024.

Il y a trente ans, des centaines de milliers de Rwandais étaient massacrés par un pouvoir aux abois. L’historien Jean-Pierre Chrétien est l’une des voix françaises qui dénonça aussitôt le pouvoir génocidaire et son fidèle allié, la France alors mitterrandienne. Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), publié par Le Bord de l’eau, lui rend hommage en proposant un ensemble de textes, d’interventions et de courriers produits avant, pendant et après le génocide ; car l’affaire rwandaise fut l’objet de violentes controverses franco-françaises1.

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Jean-Pierre Chrétien est un spécialiste reconnu de la région des Grands Lacs auquel il a consacré l’essentiel de ses travaux2 ; des écrits qui ont permis de mieux comprendre ce que l’on nous présentait trop souvent comme un conflit de plus opposant deux tribus, Hutus et Tutsis, unis depuis la nuit des temps par une détestation commune. C’est contre cette grille de lecture qui doit tant à l’idéologie coloniale qu’il s’est élevé, en dénonçant la politique autoritaire du pouvoir rwandais tenu par un clan affairiste, prêt à tout pour conserver le pouvoir politique, condition sine qua non pour consolider sa domination économique ; une politique reposant sur une rhétorique nationaliste et raciste faisant d’un partie de la population, les Tutsis, des ennemis de l’intérieur, pire même, une race à exterminer : « Expliquer le génocide rwandais par des haines traditionnelles, écrit Jean-Pierre Chrétien, reviendrait à expliquer Auschwitz par une lutte interethnique entre Aryens et Sémites ».

Le génocide fut l’oeuvre d’extrémistes hutus issus des cercles du pouvoir, militaires, curés, journalistes, intellectuels, planificateurs des tueries qui ensanglantèrent le pays et dans lesquelles ils impliquèrent une partie de la population locale. Les Tutsis ne sont pas morts à cause d’un « atavisme inéluctable et répétitif » mais parce qu’une fraction de l’élite hutu a fait de leur liquidation physique la condition de sa survie politique et de celle de la Nation.
Jean-Pierre Chrétien s’est élevé contre cet « intégrisme ethnique », ce « nazisme tropical », et contre le soutien que lui apportèrent les autorités françaises y compris quand il prit la forme d’une intervention dite humanitaire pour stopper les massacres (et opportunément exfiltrer le gouvernement), ou quand nos dirigeants, toute honte bue, se mirent à défendre la thèse d’un double génocide, à rendre responsable la rébellion d’un tel déchaînement de haine et surtout, à absoudre le Pays des droits de l’homme de toute responsabilité.

Il faut lire Jean-Pierre Chrétien pour mieux comprendre ce qui s’est joué dans ce petit pays du coeur de l’Afrique, pour prendre la mesure de ce que fut à l’époque la « politique africaine de la France ». Il faut le lire pour se rappeler que les Africains n’ont pas attendu la colonisation pour avoir une histoire, et que « l’immuabilité de la tradition africaine n’a jamais existé que dans l’esprit des Européens »3 : pour le meilleur et pour le pire, les populations africaines font de la politique. Le pire est advenu au Rwanda en 1994.

Notes
1 Je vous renvoie à la lecture de Politique africaine n°166 (France-Rwanda : rapports, scènes et controverses françaises), Karthala, 2022.
2 Citons l’indispensable L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire (Aubier, 2000), ainsi que Rwanda, racisme et génocide. L’idéologie hamitique (écrit avec Marcel Kabanda, Belin, 2013).
3 Ces mots de Jean-François Bayart sont issus d’un livre publié sous la direction de Jean-Piere Chrétien : L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Karthala, 2008.

mercredi, mai 22 2024

Histoire populaire des mouvements noirs américains

Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, Presses universitaires de Rennes, 2023

Pour souligner tout l’intérêt du livre que nous propose l’historien Olivier Mahéo, je pourrais raconter l’histoire suivante.
Il était une fois, en 1955, dans la ville de Montgomery (Alabama), symbole de l’Amérique de la ségrégation raciale, une ouvrière noire du nom de Rosa Parks qui, épuisée par sa journée de travail, refusa obstinément de céder sa place dans le bus à un homme blanc. Par ce geste aussi spontané, inédit que rebelle, et grâce à un pasteur noir du nom de Martin Luther King, elle lança bien involontairement le mouvement non-violent des droits civiques qui allait changer le visage de l’Amérique.

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Tout est vrai dans mon récit : l’année, le lieu, le geste fort, Parks et King, le mouvement des droits civiques. Tout est vrai et pourtant rien n’est juste. Comme le souligne la préfacière, les « lacunes et simplifications occultent des pans entiers des mouvements noirs en un récit qui se veut largement consensuel et apaisé ».

Dans ce livre, l’auteur s’en prend au récit dominant qui met en avant des figures masculines, héroïques et charismatiques, issues de la petite élite intellectuelle noire, qui insiste sur le rejet de la violence comme moteur du changement social et donc sur les vertus du dialogue pour faire évoluer la société américaine. Olivier Mahéo resitue le mouvement des droits civiques dans l’histoire longue du combat émancipateur au sein duquel la classe ouvrière noire1 a joué un rôle majeur dès lors que la porte des syndicats lui fut ouverte et que la répression étatique ne la marginalisa pas complètement. Ces prolétaires, parfois communistes et pro-soviétiques, ne partageaient pas la quête de respectabilité de la bourgeoisie (médecins, professeurs ou avocats), qui entendait montrer que l’égalité des droits ne remettrait pas en question l’ordre économique, social... et patriarcal. Car les femmes ont joué un rôle majeur au sein d’un mouvement dominé par les hommes qui entendait les contenir dans des tâches subalternes ou de représentation. Rosa Parks ne décida pas sur un coup de tête de rester assise parce que physiquement, elle était éreintée par sa journée de travail : « Ce dont j’étais fatiguée, c’était de céder » a-t-elle écrit. Quadragénaire, militante depuis longtemps et qui jamais ne cessa de l’être, critique d’un mouvement pas assez radical et actif à ses yeux, Rosa Parks se préparait depuis des mois à commettre ce délit et à en faire une question politique centrale. Les médias, nous dit l’auteur, l’ont « figée dans le courage d’une unique journée » alors qu’elle incarnait l’engagement politique d’une génération qui n’avait pas attendu le pasteur King pour entrer en lutte.

En ressuscitant les voix de ces militantes et militants, incarnations de la « gauche noire » défaite, Olivier Mahéo nous rappelle que le mouvement fut parcouru par de multiples tensions et ce, tout au long de son histoire : bourgeoisie contre classes populaires du ghetto, hommes fiers de leur masculinité contre féministes luttant pour ne plus jouer les utilités, quadragénaires libéraux modérés qui veulent conserver le leadership et lier leur sort aux libéraux américains contre jeunes pousses radicales qui veulent s’émanciper d’une tutelle sclérosante et qui se retrouveront bientôt dans le discours des Black Panthers. La mémoire des vaincus a beaucoup à nous apprendre…

Note
1. Je vous renvoie à la lecture de : Peter Cole, « Black and white together... ». Le syndicat IWW interracial du port de Philadelphie (montée et déclin 1913-1922), Les Nuits rouges, 2021. ; Dan Georgakas et Marvin Surkin, Detroit : pas d’accord pour crever. Une révolution urbaine, Agone, 2015 ; David R. Roediger, Le salaire du blanc. La formation de la classe ouvrière américaine et la question raciale, Syllepse, 2018.

samedi, mai 4 2024

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent...

Michel Offerlé, Patron, Anamosa, 2024

Y’en a pas un sur cent et pourtant ils sévissent. Je parle ici des patrons auxquels Michel Offerlé s’est intéressé pour le compte des éditions Anamosa et de leur collection Le mot est faible.
Cette introduction, sarcastique, pourrait laisser entendre que l’auteur a plongé sa plume dans le vitriol pour évoquer ces premiers de cordée vilipendés par les uns, honorés par les autres. Il n’en est rien. Le patron carnassier se nourrissant de la chair des prolétaires, le patron-vampire décrit par Marx, le patron visionnaire et mécène à ses heures, passionné autant par l’art que par la défiscalisation, ne sont pas au coeur du livre. Michel Offerlé nous propose, et c’est plus judicieux, une plongée en terres patronales, où se côtoient, se mêlent et s’entrechoquent les grands et les petits entrepreneurs ; entrepreneurs et non pas patrons, de la même façon que les subordonnés sont devenus des collaborateurs, et les licenciements des plans de sauvegarde de l’emploi. Michel Offerlé souligne que, chahutés par des décennies d’insubordination ouvrière, les patrons ont cherché à « évacuer le stigmate de l’exploiteur », en se nommant entrepreneurs. Au pater familias gérant ses gens, il valait mieux préférer l’audacieux au souffle créateur, le meneur d’hommes, le dirigeant ou, aujourd’hui, le startuper décontracté et disruptif. Avouons-le, cette « mue onomastique » n’a pas fait long feu...

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Combien sont-ils, ces patrons ? Quelques centaines de milliers, mais tout dépend de qui l’on range statistiquement dans la catégorie. Pour l’INSEE, 200000 personnes répondent à son critère : « chef d’entreprise d’au moins onze salariés », ce qui exclut de fait nombre d’artisans et d’auto-entrepreneurs, ces nouvelles figures de la France réconciliée avec l’entreprise.
Il serait évidemment vain de chercher une quelconque homogénéité du côté des revenus, faramineux pour certains, et fort moyens pour beaucoup. A ce sujet, Michel Offerlé nous invite à « redonner de la complexité aux raisons d’agir » des patrons : la cupidité n’est pas le seul moteur ou même l’origine de leur aventure entrepreneuriale ; celle-ci a également sa source dans leur volonté d’indépendance, leur désir de transmettre ou leur goût pour l’innovation.
Hétérogénéité également du côté du capital scolaire : devenir patron, se mettre à son compte, monter son affaire demeure une voie de promotion sociale pour certains. Si des patrons sont des « fils de », avec pour seul horizon la poursuite de l’oeuvre familiale, d’autres sont des pionniers et doivent se constituer ce capital relationnel indispensable pour prospérer et défendre ses intérêts. Car un patron descend rarement dans la rue pour faire entendre sa voix. A ces démarches tapageuses et braillardes, il préfère la quiet politics, autrement dit pour reprendre les mots de l’auteur les « contacts directs et peu publicisés », afin de peser sur les orientations économiques et sociales du territoire. Si les patrons sont majoritairement de droite, peu affichent clairement leur couleur. Mais tous se rassemblent globalement autour du rejet de l’« État paperassier, inquisiteur, spoliateur ») et d’un désir fort : qu’on cesse de les dénigrer et qu’on reconnaisse enfin leur contribution au bien commun ; d’où leur goût immodéré pour les honneurs, les médailles, les distinctions, les palmarès et les prix…

mercredi, mai 1 2024

Mes lectures d'avril 2024

Roland Marchal, Centrafrique: la fabrique d'un autoritarisme, Les Etudes du CERI n°268-269, 2023.
Michel Offerlé, Patron, Anamosa, 2024.
Victoire Feuillebois, Maître Tolstoï, CNRS Editions, 2024. --- Ma note.
Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Gallimard, 2022.
Enzo Traverso, La fin de la modernité juive. Histoire d'un tournant conservateur, La Découverte, 2016.
Mouvement Utopia, Le travail, quelles valeurs ?, Editions Utopia, 2015.

mardi, avril 23 2024

Santé : des destins inégaux

Paul-Loup Weil-Dubuc, L’injustice des inégalités sociales de santé, Editions Hygée, 2023.

Le constat est tragiquement et tristement connu : « Où que l’on se situe dans le monde, la gradation des états de santé suit scrupuleusement la hiérarchie des positions banales », en d’autres termes, « les inégalités de santé sont largement sociales ». Et nous l’acceptons. C’est à cette question que s’est attaché le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc avec L’injustice des inégalités sociales de santé, publié par Hygée Editions.

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Il y a plus d’un siècle, pour le compte du journal L’Humanité, les frères Bonneff parcourait le monde du travail et dénonçaient les conditions de travail déplorables, néfastes pour la santé des prolétaires1. A propos des meuliers jurassiens, ils déclaraient : « S’il faut quinze ans pour tuer les robustes, dix années suffisent pour terrasser les autres ». Et aujourd’hui ? On continue de mourir de cancers professionnels, ou d’accidents du travail dans, avouons-le, une certaine indifférence2. C’est ainsi, on n’y peut rien. Et avouons-le, dans les classes populaires, l’idée que la santé est un capital à entretenir n’est guère entrée dans les mœurs. Or, il leur revient de se prendre en charge, de devenir des « entrepreneurs d’eux-mêmes » et d’adopter les bonnes conduites face à l’alcool, aux sodas, à la junk food, au tabac. S’ils ne les adoptent pas, ce qui est leur droit, et qu’ils en subissent les conséquences sur leur santé, pourquoi diable la société, qui a fait ce qu’elle devait avec ses campagnes de sensibilisation, devrait-elle se sentir responsable ? Notre corps nous appartient, nous en disposons comme nous l’entendons, pour le meilleur comme pour le pire. Pour l’auteur, ces « discours néolibéraux de responsabilisation qui font l’éloge de patients acteurs de leur santé, proactifs, se prenant en main, apparaissent moins comme les causes des inégalités sociales de santé que comme les outils de leur justification. » On absout le système capitaliste, les contraintes liées à l’organisation du travail et on pointe un doigt accusateur sur le travailleur négligent : tu as pêché, tu es puni.

Or, les sociologues l’attestent, « le souci et l’attention pour sa propre santé sont statistiquement corrélées au statut socio-économique ». Paul-Loup Weil-Dubuc souligne ainsi les difficultés rencontrées par les routiers pour se maintenir en bonne santé : tabac, troubles du sommeil, mauvaise alimentation font des ravages dans cette profession. Pour lui, « les inégalités sociales de santé sont injustes parce qu’elles traduisent une hiérarchie des vies ». Les classes populaires, fatalistes, ont intégré l’idée qu’elles produiraient peu de beaux vieillards. Nos « milieux de vie (…) façonnent nos corps, nos gestes, nos croyances » et « si les individus sont inégaux face à la mort, c’est d’abord parce qu’ils sont inégaux face à la vie ».


Notes
1 Nicolas Hatzfeld (Présentation), Les Frères Bonneff reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Classiques Garnier, 2021 ; lire également Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
2 Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022 ; Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023 ; Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.

lundi, avril 15 2024

Chomsky, une vie d'engagements

Noam Chomsky, Une vie de militantisme. Avec Charles Derber, Suren Moodliar, Paul Shannon, Ecosociété, 2022.


A 96 ans, le linguiste et militant américain Noam Chomsky impressionne par la longévité de son engagement politique. Une vie de militantisme (Ecosociété), rassemble pour l’essentiel des entretiens entre ce critique inlassable de l’ordre du monde et des intellectuels et militants pour qui il demeure une source d’inspiration. Ce n’est donc pas une autobiographie comme a pu nous en proposer son grand ami Howard Zinn avec L’Impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant (Agone, 2013), et je ne sais d’ailleurs si Chomsky a l’intention de nous en léguer une.

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Chomsky et Zinn ont beaucoup de points commun. Ce sont tous deux des rejetons de l’immigration juive d’Europe de l’est, laïcs et révolutionnaires, qui ont passé leur jeunesse dans les quartiers ouvriers de leur ville respective, ont connu l’antisémitisme, n’ont jamais adhéré à l’idéologie sioniste, et ont fait une brillante carrière universitaire. Trajectoire sociale ascendante donc, mais qui ne s’est pas traduite par un abandon opportuniste de leurs convictions initiales, du moins de ce qui en faisait le coeur.
Ils ont connu les années 1930 où, nous dit Chomsky, régnait paradoxalement un « sentiment d’espoir généralisé » dans la classe ouvrière, le New Deal et la célèbre loi Wagner sur le syndicalisme de 1935 lui laissant penser que le socialisme pourrait s’imposer dans ce temple de l’individualisme libéral. Ils ont connu les années 1960 marquées par les luttes contre le racisme, la ségrégation raciale et la guerre du Vietnam, luttes qui furent d’une grande violence et qui jetèrent en prison ou dans la tombe des milliers d’activistes.

Face à la fragmentation de la société américaine, à cette atmosphère soit de guerre raciale, soit de guerre religieuse, Zinn et Chomsky ont une approche similaire. Pour Chomsky, une partie de l’électorat réactionnaire, notamment les évangélistes, n’est pas condamnée à le rester, et il faut absolument redonner de l’espoir aux classes populaires. il faut donc « être à l’affût des possibles », refuser la violence qui ne profite qu’aux gros bras, éviter les propos méprisants, stigmatisants qui sont contre-productifs, et chercher les points d’appui, comme les luttes pour la santé, le climat ou le développement d’infrastructures communautaires qui peuvent faire consensus et mettre en mouvement des segments de la population qui autrement s’ignorent ou s’affrontent sur le terrain des valeurs. Ce qu’on appelle les luttes identitaires intéressent Chomsky, il les soutient et ne remet nullement en cause leur légitimité. Il plaide pour qu’elles n’abandonnent pas le terrain à ses yeux fondamental de la lutte des classes, des « enjeux liés au travail et aux travailleurs ».
Marqué, comme Howard Zinn, par le mouvement pour les droits civiques et par son long cousinage avec l’anarcho-syndicalisme, Noam Chomsky considère que « les militants de gauche ont pour rôle d’amener leurs concitoyens à prendre conscience de leur capacité d’agir ». Et il y a urgence. Le pragmatisme de Chomsky trouve sa racine dans un profond pessimisme dont le réchauffement climatique et le risque de conflagration mondiale entre puissances impérialistes sont les causes, et dans la conviction profonde que seuls les mouvements populaires seront en capacité d’empêcher la catastrophe annoncée. Il met donc tous ses espoirs dans la capacité des gens à peser sur le cours de l’histoire par leur mobilisation, leur vote et à lier leurs combats contre la destruction de la planète, la misère sociale, le néolibéralisme et le délabrement démocratique.

lundi, avril 8 2024

Tolstoï et la pédagogie

Victoire Feuillebois, Maître Tolstoï, CNRS Editions, 2024.

Singulier personnage que Léon Tolstoï, géant de la littérature russe, auteur d’Anna Karénine, de Guerre et paix, et d’une foultitude de récits, témoignages, nouvelles et pamphlets politiques.
Grâce à Maître Tolstoï, Victoire Feuillebois nous rappelle que le patriarche barbu et austère a consacré une trentaine d’années de sa vie à la pédagogie, une pédagogie dédiée à l’enfance paysanne russe.

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L’histoire du comte Tolstoï est celle d’un rejeton de l’aristocratie, paresseux, noceur, flambeur, qui se cherche dans la vie comme dans la littérature. Un voyage en Europe occidentale confirme son intérêt pour la pédagogie ; un intérêt tel qu’il en vînt à considérer avec mépris ses écrits littéraires et la littérature elle-même. Durant des années, il travaille à un Abécédaire destiné aux enfants des moujiks vivant autour de son domaine de Iasnaïa Poliana, là-même où il a établi une première école. Car il ne compte pas en rester à la théorie. Il veut révolutionner en actes l’apprentissage de la lecture.
A quoi ressemble une école tolstoïenne ? A une « école qui a appris à relativiser son propre rôle » ; une école qui refuse de « dénaturer l’enfant » ; une école de la liberté, sans programme et dont la porte est toujours ouverte ; une école de l’égalité où l’enfant « existe » autrement dit est considéré comme un « sujet autonome » et non un réceptacle à connaissances et à châtiments corporels ; une école mixte où l’on s’amuse en apprenant, où la bienveillance est valorisée, où punitions et récompenses sont proscrites ; une école qui ne laisse pas périr la « chose la plus précieuse, cette étincelle de spiritualité qui illumine si souvent les yeux des enfants » ; et une école qui « prépare les paysans à une vie de paysan », autrement dit une école pragmatique pour une vie simple, sobre, ascétique…

Le pragmatisme de Tolstoï ne vise pas à condamner la jeunesse paysanne à rester socialement à sa place mais à créer une brèche à l’heure où le tsarisme considère l’éducation des gueux comme une menace pour l’ordre social. Dans une lettre adressée en 1860, à l’aube de son projet éducatif, Tolstoï avait écrit que la « marche efficace des affaires ne consiste pas à savoir ce qu’il faut faire, mais à savoir ce qu’il faut faire en premier, puis en deuxième ». Le penseur mystique avait les pieds sur terre !
« La liberté est l’horizon de l’école tolstoïenne », écrit Victoire Feuillebois qui nous rappelle que « liberté » en russe se dit aussi bien svoboda que volia. A la liberté/svoboda, celle qu’on arrache en combattant et qu’il juge illusoire, Tolstoï, chrétien et individualiste, préfère la liberté/volia, ce « sentiment de pleine jouissance de vous-même, la sensation que vous vous trouvez dans un moment où tout vous est possible »… Là réside, selon lui, la véritable émancipation.
Pour Tolstoï, la pédagogie fut une vocation, et non un passe-temps, et rien, et surtout pas les critiques acerbes que ses travaux suscitèrent ne lui firent abandonner ce combat. Forte de cette conviction, Victoire Feuillebois nous invite à lire ou relire l’oeuvre romanesque de Léon Tolstoï à la lumière de cette obsession pédagogique.

dimanche, mars 31 2024

Mes lectures de mars 2024

Joshua Cole, Le provocateur. L'histoire secrète des émeutes antijuives de Constantine (août 1934), Payot, 2023.
Robert Hirsch, La gauche et les Juifs, Le Bord de l'eau, 2022.
Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix, La France du temps présent 1945-2005, Belin, 2010.
Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l'Allemagne nouvelle (1929), Les Belles Lettres, 2012.
Federico Tarragoni, L'esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociologique, La Découverte, 2019.
Quentin Deluermoz, Le crépuscule des révolutions 1848-1871, Seuil, 2012.
James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, La Découverte, 2021.

samedi, mars 30 2024

Les Juifs communistes immigrés dans la Résistance

Maurice Rajsfus, L’an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, Editions du Détour, 2022, 438 p.

Sa vie durant, Maurice Rajsfus (1928-2020) s’est insurgé. Issu d’une famille juive polonaise immigrée en France dans les années 1920, ce rescapé de la rafle du Vel’ d’hiv’ a connu mille métiers et soutenu mille causes. La retraite venue, il fut un historien-militant à la plume acérée, pourfendeur de tous les autoritarismes. On lui doit plusieurs dizaines d’ouvrages, dont L’an prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne 1930-1945, réédité récemment par les éditions du Détour.

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Dans ce livre publié initialement en 1985, l’auteur nous plonge dans le Paris de l’immigration juive polonaise, et nous met au contact « d’une communauté d’exilés politiques qui se déchirent sur les enjeux du moment ». Les sionistes n’ont d’yeux que pour la Palestine, les bundistes1 rêvent d’une Pologne socialiste, les communistes considèrent que le paradis niche à Moscou. Les relations sont exécrables mais dépendent beaucoup de ce qui se décide lors des congrès de la Troisième Internationale. Hier, le réformiste était un « social-fasciste », aujourd’hui, il est un camarade avec lequel il faut s’unir2. Les procès de Moscou et les purges aux relents antisémites, le pacte germano-soviétique et le dépeçage conjoint de la Pologne par Hitler et Staline... tout cela, au mieux, interrogent les militants. Mais comme le parti, guidé par Staline, ne saurait se tromper, ces communistes polonais exilés resteront des militants disciplinés… et ce, jusqu’à leur mort.
La mise au ban du PC en 1939 pousse les militants, dont certains ont fait partie des brigades internationales en Espagne, à s’organiser dans la clandestinité. Au sein des FTP-MOI3, sous l’autorité du parti, ils tentent d’entraver la collaboration économique là où les juifs, patrons comme ouvriers, sont omniprésents. Cela passe essentiellement par l’incendie d’ateliers de confection ou le sabotage des marchandises. Mais ce sont bien évidemment les actions armées du groupe dit Manouchian qui sont passées à la postérité. Maurice Rasjfus l’affirme, sur la base de nombreux témoignages : ce groupe a été lâché par un PC en pleine « croisade ultranationaliste » qui envoyait ces hommes au casse-pipe tout en se méfiant d’eux car trop indisciplinés4… et pas assez Français. Il va plus loin : « les militants immigrés représentaient (pour le PC) une piétaille dont on avait le plus grand besoin mais que l’on s’apprêtait à rejeter dans l’ombre dès qu’il ne serait plus nécessaire de faire appel à leur détermination sans faille ». Il considère qu’après-guerre, le PCF, dans sa volonté de concilier drapeau rouge et drapeau tricolore, a volontairement minoré leur contribution à la Résistance, et que l’antisémitisme n’était pas étranger à cette politique. Mais ce qui désolait encore plus Maurice Rajsfus, c’était le refus de cette génération militante de poser un regard critique sur un parti devenu une « formation nationaliste et chauvine », et d’admettre « que le sens de leur combat (avait) été bafoué ».

1 Sur l’histoire du Bund, lire : Henri Minczeles, Histoire générale du Bund - Un mouvement révolutionnaire juif, Austral, 1995, 526 p.
2 Le septième congrès du Komintern (1935) signe l’abandon de la stratégie « classe contre classe » adoptée par le précédent (1928).
3 Les Francs-tireurs et partisans - main-d'œuvre immigrée sont créés en 1942.
4 Le fait que certains d’entre eux aient participé à la guerre d’Espagne ne plaidaient pas en leur faveur.

dimanche, mars 17 2024

Le travail et la performance : une histoire

Guillaume Lecoeur, Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, Presses universitaires de Rennes, 2023.


Beaucoup connaissent Taylor et son taylorisme, le fasciste Henry Ford et son fordisme, voire même Taiichi Ono et son toyotisme. En revanche, nous devons être nombreux à ne pas connaître Dalton et Mitchell, Newell Martin, Welch, Hans Selye voire même Elton Mayo. Grâce à son livre Le travail comme performance. Critique d’une conception dominante du travail, le sociologue et historien Guillaume Lecoeur nous met dans les pas de ces physiologistes qui s’échinent à « trouver les meilleurs moyens d’améliorer les performances au travail ».

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Pendant longtemps, la qualité d’un travailleur manuel a dû beaucoup à son expérience, à sa maîtrise des outils en sa possession, à son inventivité et à sa capacité à résoudre les problèmes qui se posaient à lui. Avec la révolution industrielle, la parcellisation des tâches et le développement du machinisme, la rapidité d’exécution et la soumission de l’homme au rythme que lui impose la machine ont pris une importance considérable. L’homme est devenu un rouage au service de la productivité. Les physiologistes s’affrontent : l’école vitaliste, spiritualiste, est de plus en plus contesté par l’école mécaniste, rationaliste, pour qui le corps est une machine, analysable comme telle.

L’école mécaniste allemande a une forte influence sur les physiologistes américains de la fin du 19e siècle qui entendent se mettre au service de leur jeune nation, ce pays neuf, porté par l’individualisme libéral et un fort nationalisme, qui se développe à grande vitesse en incorporant des vagues massives de migrants. Les physiologistes industriels s’intéressent aux systèmes nerveux et sanguins, au rendement musculaire, à la fatigue, à l’adrénaline et, dès les années 1960, au stress qui, objet de recherche, est devenu un moyen de faire du business en vendant des expertises. Leurs travaux, nous dit Guillaume Lecoeur, ont « davantage une visée opérationnelle et stratégique qu’une visée fondamentale ». Ils viennent concurrencer l’approche empirique de Taylor ; un taylorisme de plus en plus contesté, que la physiologie industrielle entend ringardiser grâce à ses travaux de recherches. Cependant, dans ceux-ci, l’ouvrier demeure « réduit à des activités de besoin », tel un animal de laboratoire, l’entreprise est bien souvent pensée comme un système clos, et, pour un homme comme Elton Mayo, très influencé par les physiologistes, les désordres sociaux ont leur source non dans les conditions d’existence des masses mais dans l’esprit des agitateurs !
« Le travail ne se mesure pas » clame le psychanalyste Christophe Dejours. Il n’est ni le seul, ni le premier à contester avec virulence la physiologie industrielle. Dès le 19e siècle, écrit Guillaume Lecoeur, « une lutte épistémologique existait entre les tenants des définitions physiologistes, industrialistes et gestionnaires du travail sur la performance, et les sciences humaines et sociales du travail, et celle-ci a eu des implications non négligeables sur notre manière de penser le travail au sein des institutions savantes ». C’est pourquoi il plaide pour le développement de recherches interdisciplinaires et pour une « formation professionnelle à la raison critique et à la réflexivité ». Pas sûr que ce dernier point ait les faveurs du ministère...

vendredi, mars 8 2024

2024 : les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu

Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024.

Oyez bonnes gens, relayez ce vœu de Marc Perelman : 2024. Les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu ! C’est un vœu et le titre de son réquisitoire publié par les Editions du Détour.
Architecte de formation, Marc Perelman est, avec Jean-Marie Brohm et d’autres, un pourfendeur du sport de compétition, de sa place dans le capitalisme contemporain et de l’idéologie qu’il véhicule.

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Il déteste le football et sans doute autant les Jeux Olympiques. Mais si le football est souvent critiqué, y compris par les supporters, pour ses dérives (salaires mirobolants, violences…), ce n’est pas le cas des Jeux qui représentent pour beaucoup, et d’abord, un rendez-vous sportif de premier plan placé sous le signe de la fraternité humaine. Le business, les mauvais passions, le dopage, tout cela passe au second plan...
En moins de deux cents pages, l’auteur se propose « d’analyser le coeur du projet olympique et de ses valeurs, ainsi que les conséquences sociopolitiques sur nos territoires et dans nos vies, de l’idéologie qu’il défend puissamment ». Car les JO, ça coûte cher, et le Comité international olympique (CIO) n’est pas du genre partageux. Comme la FIFA pour le football, le CIO est un Etat dans l’État. Il impose ses règles, fait primer le droit suisse sur le droit national, et n’oublie jamais de se remplir les poches. Pourquoi se gênerait-il puisque pas grand monde n’ose par son action compromettre la bonne tenue des jeux, pas plus les syndicats que les partis de gauche, alors que le conditions de travail sur les chantiers de construction des équipements sportifs, la bétonisation de la Seine-Saint-Denis, le recours massif au bénévolat, la gentrification de certains quartiers ou la déportation des indésirables interrogent légitimement. Au nom de l’idéologie sportive, l’heure est à l’Union sacrée. Même la cathédrale de Notre-Dame-de-Paris a été réquisitionnée pour faire resplendir de mille feux Paris 2024 !
L’unanimité ne pose pas question. D’abord, on la postule, et c’est parce que les Parisiens veulent les Jeux qu’il est inutile de leur demander leur avis ! Ensuite, qui oserait s’opposer à une fête alliant sport, écologie, santé, culture, cohésion sociale et amour de son prochain ? Qui oserait voir une contradiction entre la maxime coubertienne « L’important c’est de participer » et les objectifs chiffrés de médailles du ministère des Sports ?
Les Jeux Olympiques portent mal leur nom, car le sport de compétition n’est pas un jeu. Il valorise le culte de l’effort, du dépassement de soi, de la compétition et non de l’entraide, et transforme les athlètes en machines masochistes, médicalisées et performantes. En cela, il est « l’un des principaux rouages du mode de production capitaliste dont il reproduit la chaîne à travers la concaténation suivante : compétition, rendement, mesure, record ». C’est le sport de compétition qu’il faut critiquer, non ses excès, car ces derniers sont sa vérité.

En guise de conclusion, je vous offre une citation de l’ineffable Pierre de Coubertin, chantre raciste et sexiste de l’olympisme dont Marc Perelman nous offre un florilège en fin d’ouvrage. Cet éloge du sport en situation coloniale me semble particulièrement éclairant : « Les sports sont un instrument de disciplinisation. Ils engendrent toutes sortes de bonnes qualité d’hygiène, de propreté, d’ordre, de self-control. Ne vaut-il pas mieux que les indigènes soient en possession de pareilles qualités et ne seront-ils pas ainsi plus maniables qu’autrement ? Mais surtout ils s’amuseront. »

dimanche, mars 3 2024

Amazonie, capitalisme et pétrole

Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.

Nous voici à Andoas, village quechua perdu au coeur de l’Amazonie péruvienne, site d’une ancienne mission jésuite, dont le nom est également celui d’une base pétrolière. Amazonie, communautés indiennes, religion, capitalisme et extractivisme sont au coeur du livre de la politiste Doris Buu-Sao Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, publié par CNRS Editions.

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Pour vous présenter ce livre à bien des égards passionnant, je pourrais me reposer sur trois propos de l’autrice : l’ouvrage souligne « la complexité des relations qui se tissent entre le monde industriel des compagnies pétrolières et celui des communautés natives de l’Amazonie péruvienne », il nous propose de « rompre avec les lectures tantôt romantiques, tantôt désabusées qui célèbrent l’héroïsme de la résistance indigène », et de ne pas oublier que « l’essentialisme stratégique (…) ne doit pas occulter la dynamique d’adaptation et les hiérarchies internes par lesquelles ces sociétés prennent forme et se transforment ».

Certains pourraient penser que les Indiens d’Amazonie vouent aux gémonies les compagnies pétrolières qui s’accaparent des terres et polluent leur environnement. Ce serait oublier que ces compagnies sont également pourvoyeuses d’emplois, donc d’argent et de réussite sociale individuelle pour les populations locales. En témoigne le développement des « entreprises communautaires » auxquelles les compagnies font appel pour tout type de travaux. Ce projet social-démocrate datant des années 1970, influencé par le modèle coopératif, a traversé les décennies et les régimes et s’est avéré un « outil de conversion au capitalisme » des communautés indiennes qui, aujourd’hui, se déchirent pour ne pas être écartées du marché de la sous-traitance. N’oublions pas : qui dit travail dit discipline, autrement dit adoption de façons de vivre modernes donc respectables, ce qui suppose de rompre avec l’image de l’Indien plus lascif et licencieux que besogneux, nomade courant la forêt et vivant au jour le jour. L’Indien ne doit plus être ce sauvage arriéré mais un Péruvien comme les autres aspirant au Progrès et à la promotion sociale, même si à fin stratégique il peut grimer son visage et défiler une lance à la main.

Des Indiens peuvent donc se mobiliser fortement contre les dégâts provoqués par l’extractivisme, et ils l’ont fait longtemps, au péril de leur vie, dans un pays marqué par des décennies de guerre civile ouverte ou larvée. L’appréhension est toujours de mise dès lors qu’il s’agit de défier l’État ou les puissants groupes industriels. Cependant, l’État péruvien a fini par comprendre l’importance de prévenir les conflits « socio-environnementaux » en instaurant un dialogue avec les communautés locales. Doris Buu-Sao parle à ce propos de « marché de la pacification » sociale. Une nouvelle élite indienne, passée par l’Université, parfois liée au mouvement évangéliste ou aux mouvements radicaux, y trouve là un débouché professionnel, que ce soit dans les ONG ou dans l’administration. La contestation sociale se professionnalise, le dialogue social se ritualise, et chacun joue sa partition.
Mouvement irréversible ? Rien ne l’est. Aujourd’hui, la situation décrite par l’autrice en conclusion est catastrophique : quasi arrêt de la production pétrolière, sites pollués et non restaurés par les pollueurs qui se sont mis en liquidation judiciaire… « La question qui se pose, écrit Doris Buu-Sao, est ce qui restera de ces territoires dans lesquels le capitalisme extractif a durablement transformé l’environnement biophysique, les modes de vie et les aspirations. »

samedi, mars 2 2024

Mes lectures de février 2024

Eduardo Galeano, Sens dessus dessous. L'école du monde à l'envers, Lux, 2023.
Marc Perelman, 2024. Les Jeux olympiques n'ont pas eu lieu, Editions du Détour, 2024. --- Ma chronique.
L'Humanité, 100 ans après sa mort. Que faire avec Lénine, L'Huma,nité, 2023.
Olivier Mahéo, De Rosa Parks au Black Power. Une histoire populaire des mouvements noirs, 1945-1970, PUR, 2024.
Moyen-Orient (Revue), n°61 (01/2024, Crise alimentaire et géopolitique de la faim), 2024.
Raphaël Wintrebert, Attac, la politique autrement ? Enquête surl'histoire et la crise d'une organisation militante, La Découverte, 2007.
Pierre Milza, Le fascisme italien et la presse française 1920-1940, Editions Complexe, 1987.
Myriam Revault d'Allonnes, L'esprit du macronisme ou l'art de dévoyer les concepts, Seuil, 2021.
Nicolas Oblin, Sport et capitalisme de l'esprit, Editions du Croquant, 2009.
Gabriel Mollier, Brève histoire du syndicalisme enseignant et de l'Ecole émancipée des origines à nos jours, Editions EDMP, 2004.
Max Adler, Le socialisme de gauche, Critique sociale, 2014.

samedi, février 24 2024

Rennes, ville rebelle

Collectif à l’Ouest, Protester à Rennes dans les années 1968. Mobilisations et trajectoires biographiques, Presses universitaires de Rennes, 2023.

Dans les années 2010, des collectifs de chercheurs, sociologues, politistes, historiens décidèrent d’ausculter l’activité et le milieu militant des années 1970 dans cinq villes françaises. Rennes fut l’une d’elles. Grâce aux Presses universitaires de Rennes et aux chercheurs, pour l’essentiel des politistes, réunis sous le nom de Collectif à l’Ouest, nous découvrons ce que c’était que de Protester à Rennes dans les années 1968.

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Depuis longtemps, et c’est heureux, les chercheurs intéressés par Mai 1968 ont porté leurs regards loin du Quartier latin, des élites intellectuelles et des bastions ouvriers revendicatifs. Sortir de Paris, négliger les figures iconiques tant chéries par les grands médias permettent de mieux appréhender ce que l’événement 68 a ouvert comme perspectives émancipatrices à toute une génération de militants. Les années 1970 furent bien des années d’insubordination, de remise en question de l’autorité, que celle-ci s’exerce dans le cadre professionnel, familial, scolaire…

Je pensais trouver dans ces pages des contributions spécifiques sur le mouvement nationaliste breton, le PSU et son « Vivre et travailler au pays », ou encore sur les maoïstes, même si ces questions ont déjà travaillé par d’autres1. Il n’en est rien ou presque : une contribution sur le salariat féminin du textile évoque la question identitaire et l’implication des enfants de Mao dans le mouvement ouvrier ; et nous les retrouverons à l’occasion du mouvement des étudiants en médecine descendant dans la rue en 1973, transformant la faculté en lieu de vie, vouant aux gémonies les mandarins, leur pédagogie et leur absence d’empathie pour les malades.
Le Collectif à l’Ouest a préféré porter son regard sur le dynamisme du mouvement lesbien, créateur d’espaces revendicatifs, conviviaux, affinitaires où l’on apprend à se défendre et à assumer publiquement son orientation sexuelle, même si pour beaucoup les « stratégies de dissimulation » demeurent indispensables pour vivre sereinement. Il s’est intéressé au syndicalisme réactionnaire de la Confédération française du travail, solidement implanté dans les deux usines Citroën de la région rennaise mais, en fait, incapable de s’imposer au-delà, voire tout simplement d’exister sans le soutien du patronat2.

Ils se sont également intéressés à la conversion du capital contestataire militant en capital politique, trajectoire classique qu’on ne peut réduire à un vulgaire opportunisme, ou encore aux relations de ces militants avec leur famille qui relativise l’idée d’une rupture radicale entre les générations.
Comme le souligne le postfacier, ces différentes études sur Mai 68 sont nécessaires pour « disqualifier les clichés (et) ruiner (les) visions simplettes ou légendaires de Mai 68, solidifiées par un demi-siècle de sédimentation mémorielle. » Il se murmure qu’un travail similaire devrait paraître bientôt sur Nantes l’indocile...

Notes

1 Tudi Kernalegenn, Drapeaux rouges et gwenn-ha-du. L’extrême gauche et la Bretagne dans les années soixante-dix, Rennes, Apogée, 2005, 223 p. ; Kernalegenn (Tudi), Prigent (François), Richard (Gilles), Sainclivier (Jacqueline) dir., Le PSU vu d’en bas. Réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950-années 1980), Rennes, PUR, 2010, 373 p.

2 Voir le remarquable travail de Vincent Gay (Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, Presses universitaires de Lyon) qui décrit de façon précise les pratiques développées par la CFT chez Talbot et Citroën.

dimanche, février 18 2024

Naissance de la CGTU

Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2024.

Dans l’histoire plus que centenaire du syndicalisme français, une organisation n’a guère attiré l’attention. Avec Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), publié par les PUFC, nous en savons désormais un peu plus sur cette scission de la CGT survenue en 1922 ; une CGTU qui n’a pas encore trouvé son historien près de 90 ans après sa disparition. Pire même : si l’on parcourt les ouvrages classiques sur l’histoire du syndicalisme hexagonal, la plupart ne lui consacre que quelques pages1. Le travail de l’historien Jean Charles, décédé en 2017, est donc de première importance quand bien même il s’agit ici d’une thèse inachevée, entamée au milieu des années 1960 et abandonnée à la fin du 20e siècle.

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La première partie du livre, passionnante, s’intéresse aux origines de la CGTU : nous sommes en 1918, la Grande boucherie va bientôt s’arrêter ; la révolution russe captive, inquiète, intrigue ce que la France compte de militants anticapitalistes ; certains, et ils sont nombreux, n’ont pas digéré le ralliement de « leur » CGT à l’Union sacrée, eux qui depuis plus de vingt ans clamaient que le devoir des révolutionnaires était de faire la Révolution et non de s’acoquiner avec la bourgeoisie au nom de l’intérêt national. Jean Charles nous plonge dans cette période de rêves et d’incertitudes (1918-1922), et souligne à quel point la plus grande confusion (le mot est faible) régnait alors au sein de la confédération et des tendances qu’elle abritait. Faut-il quitter immédiatement cette CGT embourgeoisée, briseuse de la grève des cheminots de 1920, ou bien en conquérir la direction ? Et si une nouvelle organisation doit voir le jour, quelle orientation défendra-t-elle : sera-t-elle syndicaliste révolutionnaire, anarchisante ou intimement liée à ce Parti communiste qui vient de naître ? Mille débats et mille combats car la direction réformiste va employer tous les moyens pour contenir la dissidence puis rendre la scission inévitable. Celle-ci intervient à la fin de l’année 1921. Le plus dur commence : comment faire cohabiter dans une même organisation des syndicalistes qu’une seule chose unissait : la détestation de l’ancienne direction.

Dans une seconde partie, beaucoup plus austère, Jean Charles s’est intéressé à la façon dont la nouvelle organisation s’est construite et sur quelles forces elle pouvait compter. Combien sont-ils ces syndicalistes unitaires ? Un peu plus de 400 000... sans doute. L’auteur en convient, il est impossible d’être précis, même vaguement, et n’allez pas croire que cette opacité soit voulue. Non, elle est bien davantage structurelle, liée à la façon dont les syndicats, les fédérations d’industrie, les trésoriers locaux et ceux des syndicats d’entreprise gèrent les fameux timbres payants mensuels destinés aux syndiqués, et surtout font remonter les informations à la trésorerie confédérale. Alors, pour appréhender un peu mieux la puissance de la CGTU, Jean Charles a analysé ce qu’il appelle la « natalité et la mortalité syndicale », autrement dit il a comptabilisé les créations et disparitions des syndicats durant cette poignée d’années et évalué leur puissance numérique. De cela ressort un constat : 80 % des syndicats comptent moins de deux cents adhérents, mais ils représentent moins de 30 % des effectifs globaux. La force de la CGTU, à son apogée (1927) repose donc massivement sur une poignée de secteurs (les chemins de fer, les métaux, le bâtiment, l’énergie) ; et sur une poignée de départements comme le Nord et la région parisienne.

Note 1. Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, Editions Complexe, 1995, pp. 126-137.

dimanche, février 11 2024

Un temps d'insubordination (1970-1974)

Philippe Artières et Franck Veyron (sous la direction de), Ripostes. Archives de luttes et d’actions 1970-1974, CNRS Editions, 2023.

Avec Ripostes. Archives de luttes et d’actions 1970-1974, publié par CNRS Editions, Philippe Artières, Franck Veyron et leurs acolytes nous plongent en images dans le tumulte politique et social de la France de l’après-1968. Images ne sous-entend pas photographies car dans ce beau livre en quadrichromie, ce qui domine, ce sont les reproductions de tracts, d’affiches et de une de presse.
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Ce livre accompagne une exposition proposée par La Contemporaine, vénérable institution nanterroise qui tient à la fois de la bibliothèque, du musée et du centre d’archives ; une exposition qui met en valeur les mille-et-un documents rassemblés depuis près d’un demi-siècle.

Les auteurs ont proposé à une vingtaine de contributeurs de choisir une pièce de l’exposition et de « s’en saisir pour restituer et analyser les événements évoqués, connus ou inconnus ».
La question de la violence, y compris quand elle n’est que discours ou soutien, était au coeur du militantisme d’alors. C’est ce qui ressort des six chapitres de l’ouvrage sobrement intitulé Informer, Soutenir, Dénoncer, Désobéir, Riposter et Débattre. Informer parce qu’il faut contrer la propagande d’État et défendre la liberté d’expression. Soutenir ceux qui affrontent le franquisme au risque du garrot, ou ceux qui, en Corse, pose la question de l’émancipation politique et culturelle. Il faut dénoncer le racisme et les conditions carcérales indignes dans lesquelles croupissent les victimes d’un ordre social injuste. Il faut désobéir et permettre aux femmes d’échapper à une maternité non désirée, aux paysans de défendre leurs terres, aux appelés du contingent de faire entendre leurs voix discordantes, aux Guadeloupéens de secouer le joug colonial. Il faut riposter, à l’usine et dans la rue, parce qu’on ne saurait se satisfaire de mots.
Certains événements relatés dans ces pages ont marqué l’histoire politique et sociale. Je pense ici à l’aventure du journal Libération et plus largement au développement d’une presse révolutionnaire, au martyr du révolutionnaire libertaire anti-franquiste Salvador Puig Antich, à l’imposante mobilisation de 1973 sur le plateau du Larzac, portée par les paysans-travailleurs ou à l’assassinat de Pierre Overney par un vigile d’extrême-droite embauché par la régie Renault. D’autres le sont beaucoup moins et méritent l’attention comme l’émergence d’un syndicalisme anticolonialiste en Guadeloupe, les mobilisations antiracistes, l’antimilitarisme révolutionnaire, la méfiance à l’égard de l’institution policière ou encore la grève avec occupation des ouvrières de l’usine textile Burton de Boulogne-sur-Mer.

Ces Archives de luttes et d’actions témoignent de la vigueur de la contestation politique, sociale et culturelle de l’immédiat après-68, dans laquelle les pratiques d’action directe avaient toute leur place. Un demi-siècle plus tard, « le débat sur la désobéissance civile et les formes légitimes de riposte(s) est toujours au centre de notre présent politique », et il l’est d’autant plus qu’un nauséeux parfum de fin de siècle s’invite trop souvent dans l’actualité.

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