Le Monde comme il va

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mardi, novembre 14 2023

Accidents du travail : "C'est le métier qui veut ça"

Véronique Daubas-Letourneux, Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2023.

Chaque année, 700 travailleurs meurent au turbin, et l’on dénombre plus de 900000 accidents du travail. La sociologue Véronique Daubas-Letourneux nous en dit plus dans son livre : Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles (Bayard).

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L’autrice, en s’intéressant aux accidents du travail « ordinaires », nous invite à aller « au-delà du fait divers » pour prendre la mesure de cette catastrophe sociale. Que nous disent les statistiques ? Que ce sont les hommes qui sont massivement touchés par les accidents graves et mortels, mais depuis une vingtaine d’années, nous assistons à une montée en flèche du nombre de femmes victimes d’accidents du travail. Que les jeunes sont plus touchés que les anciens par les accidents, mais ce sont ces derniers qui sont les plus durement affectés. Deux phrases que l’on pourrait remplacer par une poignée de mot-clés : métiers du care, services, intérim, précarité, performance…

Métiers du care et services (comme le nettoyage) parce que les femmes y sont massivement présentes et que c’est là qu’elles s’y cassent le dos. Intérim et précarité parce que les jeunes sont envoyés au charbon dans des univers professionnels qu’ils ne maîtrisent pas ou peu ; ce qui pousse Véronique Daubas-Letourneux à parler d’un double marché de l’emploi, celui des salariés permanents d’un côté, mieux protégés, et celui des abonnés à l’intérim et à la sous-traitance. Performance et productivité parce que c’est en leur nom que le prolétaire prend des risques ou qu’on le pousse à en prendre pour « satisfaire le client ».

En donnant la parole aux victimes, Véronique Daubas-Letourneux nous rappelle que les chiffres ne disent pas tout de la catastrophe. Celle-ci est plus profonde : combien d’accidents non déclarés sous la pression de l’employeur ? Combien de travailleurs blessés vont au chagrin chaque jour de peur de perdre leur prime d’assiduité ? Ou de se faire mal voir : des collègues que leurs absences mettent dans l’embarras puisqu’ils vont devoir travailler plus, en effectif réduit ; de la hiérarchie, surtout, qui a vite fait de leur coller une étiquette de tire-au-flanc ou d’incompétents et de maladroits. Et puis il y a la peur, celle de perdre son travail si d’aventure on vous déclare inapte à sa poursuite. Véronique Daubas-Letourneux parle à ce propos de triple peine : peine physique lié au handicap et aux séquelles, peine financière (pertes des primes liés à l’emploi par exemple), peine sociale puisque « 95 % des déclarations d’inaptitude se soldent par un licenciement ».

En cassant les collectifs de travail, en fragmentant le salariat, gouvernements et patronat ont largement érodé la capacité de « nuisance » des syndicats ; et dans le secteur des services, où règnent la précarité et le turn-over, les syndicats sont largement absents…
« C’est le métier qui veut ça » déclare fataliste l’un des enquêtés, préparateur de commande au dos en vrac. C’est plus sûrement la logique du capitalisme qui l’exige...

dimanche, novembre 5 2023

La guerre et les races

Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.

Il en va des soldats comme des chasseurs : il y a les bons et il y a les mauvais. Mais dans la France impériale de la 3e République, ce n’est pas l’individu que l’on juge ainsi mais l’ethnie. Avec Races guerrières. Enquêtes sur une catégorie impériale 1850-1918, l’historienne Stéphanie Soubrier nous plonge au coeur des stéréotypes coloniaux ; des stéréotypes, précisons-le d’emblée, qui ne sont pas une création française, et qui ne visent pas uniquement les peuples coloniaux (l’armée se méfiant tout autant des Méridionaux que des Bretons rustres et alcooliques).

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Qu’est-ce qu’une « race guerrière » ? Certains répondraient les Sénégalais puisqu’on en fît des tirailleurs ; sauf que la plupart d’entre eux ne l’étaient pas, et qu’il convient de prendre toujours en considération « le caractère instable des dénominations raciales ».
Lorsqu’en 1910 l’officier Charles Mangin écrit La Force noire, vibrant plaidoyer pour l’utilisation de troupes africaines sur le sol européen en cas de revanche contre l’Allemagne, cela fait plus d’un demi-siècle que militaires, médecins, fonctionnaires, anthropologues catégorisent les populations peuplant l’Empire. Il y aurait donc des peuples guerriers et des peuples non-guerriers. Le courage, la bravoure, l’endurance, l’esprit de discipline et de sacrifice, qualités indispensables pour faire un bon fantassin, deviennent alors des « attributs biologiques collectifs », tout comme la fourberie, l’arrogance ou la nonchalance. Il va sans dire qu’un sol trop fertile, qu’une nature trop généreuse, qu’un goût pour le commerce n’aident pas à forger des tempéraments portés à l’effort et au combat.

Une « race guerrière » n’a pas peur de la mort. De plus, souligne Mangin, reprenant l’avis de nombre de médecins, « le système nerveux du Noir est beaucoup moins développé que celui du Blanc » ; le Noir est moins sensible à la douleur parce qu’il n’est pas arrivé au même niveau de développement intellectuel. Le Noir guerrier est donc un sauvage qui a conservé ce que la race française a perdu, depuis que le coq est devenu un « chapon endormi », que l’égalitarisme républicain a fait du citoyen un raisonneur indocile et que la civilisation l’a ramolli. Si la France veut rester une grande Nation et non plus dégénérer, elle doit encadrer et discipliner la « sauvagerie » du guerrier noir qui, livré à lui-même, n’utiliserait qu’à demi ses qualités naturelles. C’est sous la férule paternelle du colonisateur que le Noir sous l’uniforme pourra se réaliser.
Rien de scientifique dans ces analyses souvent contradictoires qui n’ont qu’un but : orienter le recrutement. Car, pendant longtemps, l’armée française a recruté qui voulait bien la rejoindre, principalement des esclaves rachetés à leurs maîtres. Et sous la Troisième République, c’est bien davantage la prime d’engagement, l’assurance de manger à sa faim chaque jour et de nourrir sa famille, ainsi que le prestige de l’uniforme qui attira le jeune Africain plutôt qu’un quelconque atavisme pour le métier des armes. Ce n’est que dans un second temps que des sous-officiers africains se saisiront à leur avantage des discours faisant de leur groupe ethnique une société guerrière…

De races guerrières, on ne parlera plus après 1918, car, écrit Stéphanie Soubrier, « la Grande Guerre a révélé l’inadéquation de la catégorie coloniale de race guerrière aux nouvelles formes du combat ». Les armes de destruction massive ont rendu accessoires la baïonnette et le corps-à-corps, prépondérants lors des guerres coloniales….

vendredi, novembre 3 2023

Trotskistes en Résistance (1939-1945)

Robert Hirsch, Henri Le Dem, François Préneau, Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945), Syllepse, 2023.

Leurs noms ne vous diront rien. Certains ont échappé ou sont revenus de l’enfer, d’autres pas. Robert Hirsch, François Préneau et Henri Le Dem leur rendent hommage dans un passionnant ouvrage intitulé Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945) publié par les éditions Syllepse.

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Jeunes mais déjà aguerris, solidaires, audacieux, issus des milieux communistes, socialistes révolutionnaires ou des auberges de jeunesse, une poignée de prolétaires de la région nantaise se lance sans peur du lendemain dans la Résistance, mais une Résistance particulière. Contre l’Union sacrée, ils en appellent au défaitisme révolutionnaire. Considérant que la lutte armée est contre-productive puisque la répression qu’elle entraîne décime l’avant-garde ouvrière, désarmant de fait le prolétariat, ceux que les staliniens appellent les « hitléro-trotskistes », en viennent à écrire qu’en « déboulonnant les rails et en posant des bombes, on prépare la défaite de la classe ouvrière ».

Délaissant la lutte armée, ces jeunes partisans de la Quatrième Internationale se lancent en 1943 dans la confection et la distribution au sein des principales usines nantaises d’un bulletin clandestin : Front ouvrier. Un bulletin dont on ne connaissait que quelques numéros et dont les auteurs ont retrouvé une collection quasi-complète en se plongeant dans les archives policières.
Tiré à quelques centaines d’exemplaires, ce bulletin affirme que le second conflit mondial n’est que la répétition du premier (autrement dit un conflit entre puissances impérialistes1), et qu’il faut se ternir prêt et préparer la révolution mondiale qui, à n’en pas douter, éclatera à la fin des hostilités ; d’où la nécessité d’entrer en relations avec les soldats de la Wehrmacht pour créer en son sein des foyers antinazis qui en renversant Hitler rendront « possibles les Etats-Unis socialistes du monde qui tueront la misère et la guerre ». Ce travail de fraternisation sera mené, avec l’appui de quelques Nantais, à Brest pendant quelques mois de l’année 1943, mais trahi par un soldat allemand, le groupe finistérien sera décimé par la répression, tout comme les noyaux trotskistes parisiens. A Nantes en revanche, la plupart des militants échapperont par miracle à la Gestapo et continueront à faire vivre Front ouvrier jusqu’à la Libération. Mais ce bulletin clandestin ne se contentent pas de populariser les thèses trotskistes dans la classe ouvrière, il est aussi un outil pour mieux appréhender grâce à ces échos d’entreprises ce que fut le quotidien des travailleurs manuels sous la botte nazie. Etait-il lu largement dans les usines où il était diffusé ? Impossible de le savoir, mais selon certains témoins, son contenu a eu une influence non négligeable sur les pratiques et attitudes de certains collabos. Car les rédacteurs n’hésitent pas : outre les appels à la solidarité de classe contre les brimades et le STO, ils dénoncent nommément les petits chefs zélés qui font turbiner les prolos pour le compte de l’Allemagne nazie, ou ceux qui s’adonnent au marché noir en détournant les denrées alimentaires destinées aux restaurants d’entreprise.

En décembre 1944, Front ouvrier cesse de paraître, et ses animateurs participent à la création du Parti communiste internationaliste. Débute alors pour eux un nouveau combat : comment exister politiquement dans un univers dominé à gauche par le Parti des fusillés : le PCF ?

Note
1. Le racisme et la haine antisémite, qui sont pourtant au coeur de la pensée nazie, ne tiennent aucune place dans leurs analyses. Pour l’anecdote, ils installeront leur première imprimerie clandestine au sous-sol d’un magasin de fringues tenu par les parents d’un de leurs militants, des Juifs lituaniens réfugiés en France.

mercredi, novembre 1 2023

Mes lectures d'octobre 2023

Roberto Nigro, Antonio Negri. Une philosophie de la subversion, Editions Amsterdam, 2023.
François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. la révolution indicible, Presses de SciencesPo, 2023.
Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, CNRS Editions, 2023.
Tamara Boussac, L'Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Presses de SciencesPo, 2023.
Georges Ribeill (Textes rassemblés et présentés), Bakounine, Marx. La grande discorde, Les Nuits rouges, 2023.
Georges Lefebvre, Quatre-vingt-neuf, Editions sociales, 2023.
Daniel Mollenhauer, A la recherche de la "vraie république". Les radicaux et les débuts de la Troisième République 1870-1890, Le Bord de l'eau, 2023.
Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023. --- Ma chronique.
Karine Parrot, Etranger, Anamosa, 2023.

samedi, octobre 21 2023

Haymarket, les martyrs de Chicago

Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des origines du 1er mai, Lux, 2023.

On les appelle les martyrs de Chicago. Ils étaient militants ouvriers et révolutionnaires, et ils finirent au bout d’une corde. Martin Cennevitz en fait le portrait dans Haymarket. Récit des origines du 1er mai, publié par les éditions Lux.

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L’histoire est connue de beaucoup. A Chicago, fin avril 1886, la classe ouvrière naissante entre en action. A la faveur de la renégociation annuelle des contrats de travail, elle veut obtenir les huit heures. Le patronat ne veut évidemment pas en entendre parler. A l’issue d’un meeting de protestation contre les violences patronales, et alors que la foule commence à se disperser, une bombe est lancée sur les forces de l’ordre. La presse, aux mains des industriels, se déchaîne alors contre les syndicalistes et les anarchistes qu’elle rend responsables de l’attentat. La Police rafle huit hommes (Neebe, Lingg, Schwab, Fielden, Spies, Engel, Parsons et Fischer). Leur particularité : aucun n'était sur place lors de l'explosion, hormis Fielden, présent à la tribune. Le procès se tient dans la foulée, procès politique, truqué dont l’issue ne fait aucun doute : seul Neebe échappe à la peine de mort. Malgré les campagnes internationales de solidarité, quatre hommes sont pendus en novembre 1887, trois sont maintenus en détention ; le dernier, Louis Lingg, a préféré le suicide à la potence. deux ans plus tard, le mouvement socialiste international décidera de faire du 1er Mai un moment d’hommages à ces martyrs et d’affirmation des revendications ouvrières.

L’historien Martin Cennevitz mêle dans ce livre le récit des événements et le portrait de ces huit victimes de la justice de classe en tentant d’imaginer les sentiments qui les habitèrent. Huit hommes assez représentatifs de la jeune classe ouvrière américaine : un seul est né sur le sol américain, les autres sont des immigrants venus de la vieille Europe pour s’inventer une vie ou fuir la répression. Chicago est ainsi une Babel ouvrière où les nationalités se côtoient : Polonais, Irlandais, Tchèques et bien sûr Allemands. Chicago est une ville-phare où la presse révolutionnaire et syndicale est largement diffusée et les noyaux militants, nombreux.

Martin Cennevitz nous fait mieux connaître Louis Lingg, l’adepte de la propagande par le fait, Albert Parsons, homme de tous les combats à l’âme syndicaliste, Fischer et Engel les radicaux qui pensent que seule la dynamite émancipera le prolétariat, ou encore, Spies, l’intellectuel renégat qui, pour sauver sa peau, a fait acte de contrition… comme l’ont fait Fielden et Schwab. Martin Cennevitz ne juge personne, de la même façon qu’il ne met pas sur le dos des amis de Louis Lingg, anarchistes individualistes comme lui, l’organisation de l’attentat ; car on ne sait toujours pas si l’attentat fut leur œuvre ou le fruit d’une manipulation policière.
En conclusion, Martin Cennevitz nous emmène à Islamabad, le 1er mai 2020, où une femme a brandi « un grand panneau rouge sur lequel (s’étalaient) huit visages surgis du passé », ceux des martyrs de Chicago, « parce qu’au crépuscule d’un vendredi noir se dessine toujours l’horizon lumineux de formes de vie plus dignes à gagner ».

Volga, l'indomptable

Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, CNRS Editions, 2023.

La Volga ne fut ni le Rhin, ni le Nil, et pourtant nombreux furent les pouvoirs à se pencher sur son lit pour lui imaginer un avenir grandiose. L’immense fleuve est au coeur du livre du géographe Pascal Marchand, Volga. L’héritage de la modernité, publié par CNRS Editions.

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La Volga ne fut pas le Rhin car son caractère capricieux, avec ses crues gigantesques l’empêcha d’accueillir sur ses berges des centres commerciaux d’envergure ; elle ne fut pas plus le Nil car aucune agriculture ne put profiter de ses crues fertilisantes, du fait des étés trop courts. L’immense Volga est ainsi : indomptable.
Tsars comme bolcheviks, tous rêvèrent de faire de la Volga autre chose qu’une réserve à poissons, notamment du plus célèbre d’entre eux : l’esturgeon et la richesse qu’il porte (le caviar).
Dompter le fleuve, en faire un moteur du développement économique et du socialisme grâce à l’hydroélectricité : tel fut le credo du pouvoir soviétique. Leur raisonnement, rappelle l’auteur, était simple : il suffit de retenir l’eau au moment de la fonte des neiges en créant d’immenses lacs-réservoirs liés chacun à une centrale hydroélectrique, puis de relâcher cette eau en fonction des besoins. Raisonnement simple n’implique pas une politique à la hussarde : Pascal Marchand souligne au contraire la profusion d’études, d’articles, de rapports sur les conséquences du projet « Grande Volga » pour la flore, la faune, l’économie de la pêche, l’érosion des berges… : « nulle part ailleurs dans le monde un projet aussi vaste n’avait été fondé sur une telle somme de recherches scientifiques » ; la « Petite Mère Volga » allait se mettre au service du communisme ! Mais dans un univers bureaucratisé où chacun doit répondre aux exigences du Plan, la méfiance est de rigueur : l’auteur cite le cas des alevins de carpe relâchés en masse pour stimuler le secteur de la pêche, et qui ont fait le bonheur, non des pêcheurs, mais des carnassiers...

« Sur les cinquante années (1933-1987) de la phase de construction (de cette Nouvelle Volga), rien ou presque ne s’est passé comme prévu », nous dit l’auteur. On peut évidemment en rendre responsable, et à raison, la bureaucratie soviétique, ou encore la décennie de sécheresse inédite qui frappa la zone au début des années 1930 et remit en question tant de certitudes. Mais il me semble que de la lecture de ce livre, au moins trois leçons peuvent être retirées. La première est que toute politique volontariste de développement est vouée à l’échec sans implication et formation des populations : l’échec des plans d’irrigation ou de développement de l’agriculture et de la pêche en attestent. La seconde est qu’il est périlleux de poursuivre plusieurs lièvres en même temps : difficile de concilier la construction de barrages et la production hydro-électrique, qui repose sur des lâchers d’eau importants, avec la survie/protection des frayères ou l’alvinage intensif qui redoutent plus que tout les variations de température ; difficile de retenir l’eau en amont sans conséquence pour les nappes phréatiques et l’apport en sédiments en aval ; difficile d’industrialiser sans polluer...

La troisième leçon, je vous laisse la tirer de cette citation de Pascal Marchand : « La Volga a toujours davantage inspiré la démesure que la mesure ».

mercredi, octobre 18 2023

Un monde complètement surréel

Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux, 2023.

« Un monde complètement surréel », tel est le titre d’une courte brochure rassemblant quatre textes du célèbre militant de la gauche radicale nord-américaine Noam Chomsky.
Publié initialement en 2004, ce livre permet d’appréhender les grandes lignes de la pensée de ce critique inlassable du monde médiatique et de l’America First.

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Parce que la « langue peut aussi bien servir à obscurcir et à tromper qu’à expliquer et à clarifier » (Neil Brooks), le nonagénaire Chomsky nous aide depuis un demi-siècle à « décrypter le vocabulaire des puissants » avec un sens consommé de la formule et la ferme volonté de se faire comprendre du plus grand nombre. Pas de jargon, pas d’artifices littéraires. Et si les textes rassemblés ici ont entre trente et quarante ans, ils n’ont malheureusement guère perdu en pertinence.
Dans Contrôler l’opinion publique (1996), Chomsky pointe la mainmise du big business sur les grands médias et glisse, sarcastique, que « la liberté d’expression existe aux Etats-Unis (…) : il suffit d’avoir suffisamment d’argent pour se l’acheter ». Oui, le consentement se fabrique, et nous dit Chomsky « la propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme ».
La critique de l’impérialisme américain est au coeur de la pensée chomskyenne. Elle le fut dès ses premiers écrits, et elle continue à l’être. Ce n’est plus contre la guerre du VietNam que Chomsky se dresse mais contre les accords économiques internationaux comme l’ALENA qui offrent le monde aux multinationales, sans grandes contreparties. Le business avant tout, et qui sommes-nous pour oser intervenir dans des débats qui dépassent notre entendement ? « Le nouvel âge impérial, écrit Chomsky, marque une transition vers l’extrémité réactionnaire de l’éventail antidémocratique. »
Un nouvel âge impérial qui s’est bâti sur les ruines du Moyen-Orient à coups de mensonges et de propagande d’État. « Le monde complètement surréel » se tient là. « Washington détient le record mondial des tentatives d’assassinat de leaders étrangers » (songeons seulement à Salvador Allende), mais l’Empire du Bien continue à être honoré comme le pays de la liberté. L’intelligentsia américaine avale tout, et applaudit : « N’importe quel Etat totalitaire serait fier d’avoir une classe intellectuelle capable de telles acrobaties », et rares sont les Vladimir Danchev. Le nom de ce journaliste soviétique n’est pas passé à la postérité. Au début des années 1980, il avait dénoncé à la radio la politique de son pays en Afghanistan. Les médias occidentaux saluèrent son courage, Paris lui décerna un prix, et Vladimir Danchev écopa d’un séjour de quelques mois en hôpital psychiatrique. A coup sûr, il fallait être psychologiquement dérangé pour confondre la défense d’un gouvernement ami avec une invasion !

En Occident, nous dit Chomsky, « il n’y a pas de Danchev ici, excepté aux confins du débat politique », tellement les journalistes sont « inféodés au système doctrinal ». Pour lutter contre ce contrôle idéologique, « il ne peut y avoir de tâche plus urgente que d’arriver à comprendre les mécanismes et les méthodes de l’endoctrinement (…), faciles à saisir dans les sociétés totalitaires » mais bien moins là, écrit-il, où règne « le système de lavage de cerveau sous régime de liberté ».

samedi, octobre 7 2023

Les classes sociales pour penser le monde

Etienne Penissat, Classe, Anamosa, 2023.


On a prédit cent fois sa mort et nié son intérêt pour penser les sociétés modernes. Et la voici qui retrouve aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Classe est le nouveau mot ausculté par le sociologue Etienne Penissat pour le compte des éditions Anamosa et de son excellente collection Le mot est faible.

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Etienne Penissat nous rappelle tout d’abord que longtemps « la classe a servi de langage pour rendre visibles et audibles les conflits et les inégalités » et que le mot est demeuré « un enjeu de luttes ». Car la classe, comme tout concept, a une histoire ; je dirais même une histoire nationale. Elle est donc une « construction intellectuelle », un outil pour décrire et penser le monde, notamment à l’ère industrielle, quand apparaît et se structure la classe ouvrière.

Le singulier pose ici question car durant le 19e siècle, le pluriel était de rigueur : le monde des travailleurs manuels était un univers éclaté où se côtoyaient l’ouvrier-artisan, fier de ses savoir-faire et capable d’en imposer aux maîtres à l’occasion, et le prolétaire sans-le-sou, obligé de se vendre à vil prix pour survivre. Ce n’est qu’au 20e siècle que le singulier s’est imposé, conséquence de l’homogénéisation du monde ouvrier. La classe ouvrière prend le visage de l’ouvrier des grandes concentrations industrielles, celui qui a le coeur à gauche et une carte syndicale dans la poche. Classe ouvrière et mouvement ouvrier tendent alors à se confondre. Puis, avec la crise des années 1970 et la victoire idéologique du libéralisme, nous assistons à la « marginalisation de la classe comme vision légitime des divisions du monde social », y compris dans les travaux de sciences sociales. La classe n’a plus sa place sur le marché des idées…

Cependant, cette éclipse offre l’opportunité de mettre en question le « réductionnisme dont le mot classe a fait l’objet pendant son âge d’or ». Car l’ouvrier d’antan était aussi une ouvrière ou encore un immigré pas toujours catholique ! La prise en compte de la question du genre ou de l’origine permet, nous dit l’auteur, non d’affaiblir mais d’« enrichir la notion de classe sociale » et de rappeler que la classe ouvrière fut toujours plurielle, qu’« ouvrière n’est pas le féminin d’ouvrier » (D. Kergoat) et que les OS, sans espoir de promotion sociale, étaient massivement étrangers. Cette pluralité des formes de la domination était connue mais en faire un usage politique semblait à beaucoup délicat. Il y avait un front prioritaire et des fronts secondaires,voilà tout.

L’auteur se réjouit qu’aujourd’hui les « références à la classe (aient) repris une certaine vigueur », non parce que ceux qui les portent fantasment une « classe » forte et indivise mais parce que leurs discours constituent un antidote contre ceux qui fabriquent des « nous » à usage politique dangereux puisqu’ils enferment « les classes populaires dans des oppositions binaires » : Français contre immigrés, travailleurs contre chômeurs...
L’intersectionnalité, dont Etienne Penissat se fait le promoteur, « invite à sortir d’une vision essentialiste de chacune des formes de domination » et à « penser stratégiquement le développement des luttes spécifiques et leur articulation ». Compliqué ? Exigeant ? Sans doute, mais les combats émancipateurs d’hier laissèrent trop de dominés sur le bord du chemin...

mercredi, octobre 4 2023

Des paysans écologistes

Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, Champ Vallon, 2023.

Quel visage aura l’agriculture de demain ? Cette question traverse le dernier livre de l’historien Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, publié par Champ Vallon.
Le constat ne pousse pas à l’optimisme. Sols appauvris, nappes phréatiques à l’état critique, abeilles aux abonnés absents, algues vertes, cancers professionnels, perte de biodiversité… tout concourt à remettre en question radicalement l’agriculture productiviste. Mais, des méga-bassines aux recherches génétiques sur le vivant, l’agro-business prouve qu’elle n’entend pas rendre les armes. Son credo demeure : le Progrès nous sauvera du Progrès.

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Contre les « représentations paresseuses sur les paysans », l’auteur nous conte un demi-siècle de remise en question du modèle dominant en agriculture par les agriculteurs eux-mêmes. Dès les années 1960, avec la biodynamie, des paysans s’intéressent aux sols maltraités par l’usage massif des produits phytosanitaires. A partir des années 1970, le propos se fait plus radical : c’est la logique du capitalisme lui-même qui est attaquée par les paysans-travailleurs. La modernisation de l’agriculture, ça tue le petit paysan et ça endette les autres !
Sur tout le territoire, des paysans, souvent réunis en associations ou collectifs, inventent alors d’autres possibles. Leurs motivations ? Etre plus autonomes sur leur exploitation, protéger le vivant, se garantir un revenu suffisant et vivre au pays, autrement dit lutter contre les déserts ruraux et les accapareurs de terre. Les raisons qui les ont poussés à rompre sont nombreuses : la chimie les a rendus malades, une épidémie a décimé leur troupeau, le métier a perdu son attrait. Les différents scandales sanitaires (veau aux hormones, vache folle, algues vertes, chlordécone) mettent définitivement au premier plan la question du lien entre agriculture et détérioration de l’environnement, et l’importance de développer une agriculture biologique. Les paysans « marginaux », ces « hurluberlus », cessent de l’être aux yeux du grand public, obligeant les pouvoirs publics et le syndicat majoritaire à « greenwasher ». Car il n’aura échappé à personne qu’aucun gouvernement n’a osé remettre en question radicalement le modèle dominant qui a fait de la France une puissance agricole mondiale ; et la FNSEA se dit même aujourd’hui porteuse d’une « ambition agroécologique pragmatique » ! Or, le pragmatisme en agriculture, ça donne des Sainte-Soline, des Sivens, et ça répand des néonicotinoïdes dans les champs !

Aujourd’hui, d’autres questions se posent. Elles concernent : l’avenir de l’agro-pastoralisme confronté à la présence de l’ours et du loup ; celui de l’élevage, du respect de l’animal et de place de la viande dans l’alimentation humaine ; celui de la chasse et du partage des espaces ruraux ; mais aussi, de façon marginale, « l’idéologie du ré-ensauvagement » qui transforme l’agriculteur et l’éleveur en intrus d’une « nature » sacralisée qu’il faudrait restaurer pour rendre à sa sauvagerie initiale… alors que les humains n’ont pas attendu l’avènement de l’agriculture pour transformer leur environnement immédiat et en tirer de quoi vivre. Quel visage aura l’agriculture de demain ? Réponse difficile. Mais si l’on veut qu’elle soit respectueuse des écosystèmes, des travailleurs et des consommateurs, et que le bio soit accessible à tous, alors l’alliance entre paysans en rupture et citoyens-consommateurs autour de ce qu’on appelle « la démocratie alimentaire » se posera avec acuité.

samedi, septembre 30 2023

Mes lectures de septembre 2023

Noam Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux, 2023.
Etienne Penissat, Classe, Anamosa, 2023.
Jean-Philippe Martin, Des paysans écologistes. Politique agricole, environnement et société depuis les années 1960, Champ Vallon, 2023.
Hirsch/Le Dem/Preneau, Résistance antinazie, ouvrière et internationaliste. De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945), Syllepse, 2023.
Collectif, James Guillaume.L'émancipation par les savoirs, Noir et rouge, 2021.
Denis Cogneau,Un empire bon marché.Histoire et économie politique de la colonisation française, 19e - 21e siècle, Seuil, 2023.
Martin Cennevitz, Haymarket. Récit des origines du 1er mai, Lux, 2023.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Gallimard, 2021.
Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, CNRS Editions, 2023.
Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique 19e-20e siècle, Fayard, 2001.
Augusto Forti, Aux origines de l'Occident : machines, bourgeoisie et capitalisme, PUF, 2011.

mercredi, septembre 27 2023

Autopsie de Peron

Louis Mercier Vega, Autopsie de Peron. Un bilan du péronisme : Argentine 1930-1974, L’Atinoir, 2021.


L’homme est mort depuis un demi-siècle mais son fantôme continue de hanter le monde politique argentin. D’où l’utilité de cette réédition du livre de Louis Mercier Vega, Autopsie de Peron. Un bilan du péronisme (Argentine 1930-1974) publié par les éditions L’Atinoir.

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Louis Mercier-Vega était un anarchiste critique qui se gaussait autant du marxisme fossilisé que de l’anarchisme vaseux et de l’idolâtrie des principes. Afin d’échapper à la police, cet ancien de la colonne Durruti décide, en 1940, de gagner l’Amérique latine où il ne reste que deux années puisqu’il rejoint vite les Forces françaises libres et participe à la lutte anti-nazie. Est-ce ce séjour qui le pousse à s’intéresser au sous-continent américain ? Sans doute puisqu’il lui consacrera plusieurs ouvrages1 dont cette plongée dans l’histoire du péronisme.
Issu de la petite-bourgeoisie argentine, Juan Domingo Peron a mené une carrière militaire assez classique, dans un pays où, au sein de l’armée, les hauts gradés n’ont pas abandonné l’idée de jouer un rôle politique de premier plan, au service de la grande bourgeoisie terrienne, de l’église, de l’ordre et de la discipline : fascisme et nazisme plaisent à beaucoup, et Peron est du lot. Si lors du premier conflit mondial, l’Argentine fut neutre, lors du second, sous la pression américaine, le gouvernement finit par rompre ses relations avec les puissances de l’Axe mais sans pour autant leur déclarer la guerre. Les militaires comme Peron avalèrent la pilule...

C’est durant les années 1930 et 1940 que Peron, à qui l’on prête un certain « génie oratoire », s’imagine un destin d’exception. Dans une Argentine marquée par la violence sociale, l’ambitieux officier a conscience que l’ordre social est condamnée si les dominants sont incapables de construire des alliances avec les classes populaires. Lorsqu’il parvient au pouvoir en 1946, il met en place ce qu’il appelle le justicialisme, doctrine reposant sur une alliance entre trois fractions venant de l’armée, du syndicalisme ouvrier2 et du patronat convaincues de la nécessité pour le pays de se doter d’un Etat fort, interventionniste, développementaliste3, nationaliste et autoritaire ; autoritaire et non totalitaire puisque Peron ne remit pas en cause le pluralisme politique. Pour Peron, à l’instar du chancelier Bismark en son temps, satisfaire certaines revendications des ouvriers et des pauvres est la seule façon de couper l’herbe sous le pied des syndicalistes marxistes ou libertaires, de faire comprendre au peuple que la modération et la confiance dans la figure du chef bienveillant sont ses seules voies possibles d’émancipation.

Pour l’auteur, qui rappelons-le écrit ce livre en 1974, le péronisme n’est cependant pas un populisme. En réalité, Mercier-Vega, qui trouve la définition du populisme imprécise, s’intéresse davantage à ses singularités et à son histoire atypique puisque chassé du pouvoir en 1955, exilé chez Franco, Juan Peron y revient en 1973, dans un climat de guerre civile, où les forces se réclamant de lui, à droite comme à gauche, se déchirent violemment… et continuent à le faire encore aujourd’hui. Mercier-Vega se refuse donc à faire entrer ce péronisme insaisissable dans une case particulière et il se retrouverait sans doute dans ces mots du sociologue Guy Hermet : « Le populisme se comprend sans doute mieux dans la lumière brouillonne des formes accumulées qu’il a revêtues dans le temps et dans l’espace que par une synthèse intellectuelle forcément simplificatrice. Incohérent dans sa réalité, il résiste à l’abstraction cohérente. »4

Notes
1. Technique du contre-Etat. Les guérillas en Amérique du sud (Belfond, 1968) ; Mécanismes du pouvoir en Amérique latine (Editions universitaires, 1967) ; et à titre posthume La Révolution par l'État : une nouvelle classe dirigeante en Amérique latine (Payot, 1978).
2. Ministre depuis le coup d’État de 1943, chargé notamment du travail, Peron a fait passer quelques lois sociales qui lui permirent d’obtenir le soutien des classes populaires et de la puissante CGT.
3. D’où le soutien que lui apporte le patronat moderniste qui a besoin pour son business d’un Etat-entrepreneur.
4. Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique (19e – 20’ siècle), Fayard, 2001. Pour Guy Hermet, le péronisme est un populisme, tout comme le pense Guillaume de Gracia, le post-facier du présent ouvrage, auteur de Peron contre le populaire. Naissance d’un populisme, Editions sans nom, 2020.

lundi, septembre 18 2023

Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine

Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Presses de SciencesPo, 2023.

Si vous vous rendez en Ukraine, hors Crimée et Donbass, vous ne trouverez pas de statues de Lénine. Le Leninopad est passé par là : plus de 5000 statues à la gloire d’Oulianov ont été abattues depuis 1991. Le conflit mémoriel relatif à l’héritage soviétique est au coeur du livre du politiste Dominique Colas : Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine (Presses de SciencesPo).

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Critique radical de Lénine et du léninisme1, Dominique Colas s’est intéressé à la façon dont Poutine utilise l’histoire pour justifier sa politique expansionniste, de défense de la Russie éternelle. Poutine fait tout d’abord de Lénine, et donc de la Révolution russe, le père fondateur de l’Ukraine indépendante, au prix de quelques raccourcis. Lors de la Révolution, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Lénine, fin tacticien ou naviguant à vue, a défendu l’indépendance de l’Ukraine, mais avec l’espoir que les sirènes nationalistes seraient moins attractives aux oreilles des gueux que l’idéal communiste ; qu’en d’autres termes, à la possible sécession, on préférerait l’association. Il n’en fut rien : la guerre ensanglanta l’Ukraine des années durant, opposant l’armée rouge aux armées blanches et aux nationalistes2, mais aussi aux anarchistes… jusqu’à la victoire politico-militaire de Moscou3. L’Ukraine sortit meurtrie de cette poignée d’années marquée par des massacres, des pogroms4 et, déjà, par une terrible famine.

La guerre civile terminée, les bolcheviks se lancèrent dans un vaste chantier de promotion de la figure de Lénine à travers statues et monuments. Assis, debout, parfois accompagné de Staline, le Lénine de pierre ou de bronze incarne le pouvoir et sa toute-puissance, le parti guidant le peuple. Mais après 1991 pour les nationalistes ukrainiens, et les démocrates sont du lot, les dites statues symbolisent pêle-mêle l’URSS, Staline, les goulags, le communisme, la Fédération de Russie et ses rêves impériaux, sans oublier la famine des années 19305. Les abattre, c’est faire disparaître de l’espace public une histoire imposée par le puissant voisin pour la remplacer par son propre roman national : les lois ukrainiennes de dé-communisation permettent ainsi d’honorer la mémoire de tous les nationalistes ukrainiens, y compris les plus infects, comme le néo-nazi Stepan Bandera, mais elles permettent au peuple ukrainien de se réapproprier son histoire nationale et de faire de celle-ci un objet de débat démocratique, et donc d’affrontement idéologique.

L’histoire nous rappelle que c’est le nationalisme qui créé la nation en excommuniant, en épurant, en mettant à bas et en érigeant. Poutine l’a parfaitement compris. Il n’a pas touché aux statues de Lénine et, se glissant dans les pas de Staline6, il inaugure aujourd’hui des statues en l’honneur des Tsars d’hier comme Vladimir 1er, Pierre Le Grand ou Ivan Le Terrible. Ce faisant, il constitue « une chaîne mémorielle qui correspond à l’histoire de la Russie qu’il a décidé de forger » : une Russie forte, puissante, chrétienne, unissant depuis des siècles trois peuples slaves (russe, ukrainien, bélarusse) et bien décidé à ce qu’il en soit ainsi longtemps.

Notes
1. Dominique Colas, Le léninisme, PUF, 1982 : « Le stalinisme est une variante du léninisme plus qu’une déviation (…). Le léninisme est le développement de la perversion en politique sous une forme massive et organisée ».
2. Sans parler du rôle des Etats étrangers qui avaient tout intérêt à fragiliser un puissant voisin.
3. Sur l’histoire des relations entre Russie et Ukraine, lire Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen âge à nos jours, CNRS Editions, 2022.
4. Brendan McGeever, L’Antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022.
5. Robert Conquest, Sanglantes moissons. La collectivisation des terres en URSS, Robert Laffont, 1985. A noter : Dominique Colas souligne que « la famine a touché la partie du pays qui compte la proportion la plus élevée de russophones. ».
6. Staline avait compris le rôle politique de l’art, notamment cinématographique. Les films de Serguei Eisenstein en témoignent.

vendredi, septembre 1 2023

Mes lectures d'août 2023

Jean-François Bayart, L'énergie de l'Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique, La Découverte, 2022.
Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, L'oeuvre-vie d'Antonio Gramsci, La Découverte, 2023.
Alternatives Sud (Revue), Transition "verte" et métaux "critiques", Centre tricontinental, 2023.
Charles MacDonald, L'ordre contre l'harmonie. Anthropologie de l'anarchie, Editions Petra, 2018.
Siblot/Cartier/Coutant/Masclet/Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015.
Arguments, Révolution/Classe/Parti, 10/18, 1978.
Pierre Pichot, La société pure. De Darwin à Hitler, Gallimard, 2000.
Raoul Girardet, Le nationalisme français. Anthologie 1871-1914, Seuil, 1983.
Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile. Femmes islamiques d'Iran, Karthala, 1991.
Robert Gerwarth, Les vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires 1917-1923, Seuil, 2017.
Bernard Groethuysen, Origines de l'esprit bourgeois en France. L'église et la bourgeoisie, Gallimard, 1977 (1927).
Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, Stock, 1897.
Raphaël Liogier, La guerre des civilisations n'aura pas lieu. Coexistence et violence au 21e siècle, CNRS Editions,2016.
Pietro Nenni, Vingt ans de fascisme. De Rome à Vichy, Maspero, 1960.

mercredi, août 2 2023

Mes lectures de juillet 2023

Edouard Jourdain, Géopolitique de l'anarchisme. Vers un nouveau moment libertaire, Le Cavalier bleu, 2023.
Politique africaine (Revue), n°167 (Varia), Karthala, 2022.
Karl Jacoby, Crimes contre la nature. Voleurs, squatters et braconniers : l'histoire cachée de la conservation de la nature aux Etats-Unis, Anarcharsis, 2021.
Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen âge à nos jours, CNRS Editions, 2022.
Politique africaine (revue), n°168 (L'anti-genre en Afrique. Une catégorie globale en pratiques), Karthala, 2022.
Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017.
Roland Marx, Mort d'un amiral. L'IRA contre Mountbatten, Calmann-Lévy, 1985.
Sonia Dayan-Herzbrun et Maurice Goldring (sldd), Appartenances et ethnicité, Kimé, 1998.
Belissa, Bosc, Dalisson et Deleplace, Citoyenneté, république, démocratie en France 1789-1899, Ellipses, 2014.
Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, Seuil, 2018.
Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Agone, 2018.
Nicole Racine et Louis Bodin, Le Parti communiste français pendant l'entre-deux-guerres, Presses FNSP, 1982.
L'homme et la société (Revue), Les mille peaux du capitalisme (II), L'Harmattan, 2015.
Alain Testart, ''Les chasseurs-cueilleurs ou l'origine des inégalités, Gallimard, 2022 (1982).

vendredi, juin 30 2023

Mes lectures de juin 2023

Romain Jeanticou, Terres de luttes, Seuil, 2023.
Dominique Colas, Poutine, l'Ukraine et les statues de Lénine, Presses de SciencesPo, 2022.
L'Economie politique (Revue), n°98 (Penser l'économie au-delà de la croissance), Alternatives économiques, 2023.
Laurent Joly, La falsification de l'Histoire. Eric Zemmour, l'extrême-droite, Vichy et les Juifs, Flammarion, 2023.
Claude Lefort, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.
Nicolas Werth, Histoire de l'Union soviétique, PUF, 1990.

dimanche, juin 18 2023

Un nouveau visage de l’esclavage en Europe

Gilles Reckinger, Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, Raisons d’agir, 2023

Depuis une quinzaine d’années, l’anthropologue Gilles Reckinger côtoie l’insupportable. Un insupportable qui a pris ses quartiers en Calabre, non loin des plages qui firent et font encore la réputation de cette région, l’une des plus pauvres d’Italie. Avec Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, il veut « faire entendre les voix des opprimés » qui survivent dans des bidonvilles entourant les vergers.

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Ces hommes et femmes sont des rescapés. Comme des centaines de milliers d’autres, ils ont tenté de gagner l’Eldorado ou seulement un endroit où pouvoir faire sa vie. Ils ont embarqué sur des bateaux de fortune, affronté la Méditerranée, échoué à Lampedusa avant d’être transférés, non au coeur de Rome ou de Turin, mais dans des camps d’identification et d’expulsion, dont celui de Crotone. Les plus chanceux ont obtenu l’asile politique, un titre de séjour, les autres se maintiennent dans l’illégalité et sont « contraints d’accepter toute sorte de travail pour survivre ».

Et le boulot ne manque pas pour les courageux qui acceptent les conditions de travail les plus dégradées et les salaires les plus indécents. C’est tout ce que la Calabre entend leur offrir : un travail saisonnier (cinq mois par an au mieux) payé au lance-pierre. Pieds et poings liés, la main-d’oeuvre migrante, abondante et désarmée, se retrouve ainsi dans une situation de quasi-esclavage : elle est à la merci des employeurs qui les exploitent, de la police qui leur sert d’auxiliaire1, de la mafia locale aussi présente économiquement2 qu’influente politiquement, et dont les hommes de main font régner l’ordre3 et agissent dans la plus grande impunité. L’auteur souligne d’ailleurs qu’il est courant d’« employer un parent sur le papier pour une courte période (afin d’avoir droit à une allocation chômage), mais de faire effectuer le travail réel par un migrant de façon illégal. » Cependant, Gilles Reckinger précise qu’il y a bien pire que la mafia : il y a le marché et sa logique, cette quête du profit maximum qui fragilise les petits producteurs.

« Nous ne rêvons plus à rien du tout » avoue Arif, vingt ans de présence en Europe et autant d’années de misère. Campements de fortune en plastique et carton, sans eau ni électricité, sans sanitaires, puanteur et insalubrité, violence, prostitution : il y a de quoi devenir fou et certains le deviennent, épuisés physiquement et psychologiquement par un quotidien de misère, de travail harassant, d’ennui profond, par l’absence quasi-totale de perspectives, et avouons-le, dans l’indifférence quasi-générale.

On aurait peine à trouver un zeste d’espoir dans les 160 pages de ce livre. Au contraire, en le refermant, j’ai pensé à ces mots du pasteur Malthus : « Celui qui naît dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de quoi subsister de ses parents (…), et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a pas le droit de prétendre à la plus petite portion de nourriture ; (…) il est de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert pour lui. La nature lui signifie de s’en aller, et elle ne tardera pas à lui signifier son propre commandement, s’il ne parvient pas à intéresser en sa faveur la pitié des convives. » Nous en sommes là.

Notes
1. La richesse (toute relative) du territoire repose sur l’exploitation des clandestins qui permet aux employeurs de mettre sur le marché des produits « compétitifs ». D'un point de vue capitaliste, l’État n’a donc aucun intérêt à faire la chasse aux illégaux.
2. Les coopératives offrent de meilleures conditions d’emploi mais les saisonniers qui y travaillent sont des Calabrais ou des est-européens, non des migrants d’outre-Méditerranée. La mafia est très présente dans le secteur privé, les entreprises de camionnage (indispensables pour exporter la production) et chez les grossistes en fruits et légumes.
3. Le racisme est très présent en Calabre, et l’exemple du village de Riace qui a ouvert ses portes aux migrants est malheureusement unique.

mercredi, juin 14 2023

Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ?

Alain Caillé, Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023.

Et si le couple démocratie dynamique/protection sociale n'avait été qu'une parenthèse dans l'histoire, par ailleurs très géographiquement centré ? C'est ce que craint le sociologue Alain Caillé dans un livre court et instructif intitulé Extrême-droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions (Le Bord de l'eau)

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Et d'ailleurs, qu'entend-on par démocratie ? Une récente étude, signalée par Alain Caillé, concluait à l'existence de 87 états démocratiques sur un peu moins de 200 états reconnus par l'ONU. Mais le sont-ils vraiment, y compris si l'on s'appuie sur une définition peu exigeante de la démocratie : séparation des pouvoirs, compétition électorale régulière, ou pour le dire avec les mots du sociologue libéral Raymond Aron, « organisation de la concurrence pacifique en vue de l'exercice du pouvoir » ? Pour comprendre la droitisation du monde et l'émergence des démocraties illibérales, l'auteur nous invite donc à « faire un retour sur l'idée même de démocratie et sur les tensions qui la nourrissent, la travaillent et la menacent à la fois ».

L'idéal démocratique est porté depuis toujours par une forte aspiration à l'égalité, aspiration qui a permis la naissance de systèmes sociaux de protection ambitieux. Or cette aspiration à une égalité qui ne se réduirait pas à une égalité des droits est menacée aujourd'hui, nous dit Alain Caillé, par la parcellisation croissante du corps social : « On ne voit plus l'inégalité fondamentale objective entre classes dominantes et classes dominées, on ne perçoit et ne ressent plus que l'inégalité particulière de chacun avec chacun de ses semblables ou de ses proches. (...) L'inégalité se diffracte en de multiples micro-inégalités, l'injustice en de multiples injustices1. » Dans une société aussi fragmentée, « l'idéal de justice est désormais celui de l'égalité des chances », inséparable d'une valorisation du mérite individuel et de l'égoïsme, en adéquation avec le néolibéralisme triomphant du dernier demi-siècle. Alors que le totalitarisme ne veut voir qu'une tête (l'individu se niant dans la masse soumise au chef), le néolibéralisme valorise l'archipellisation des sociétés et ce faisant, la stigmatisation/ringardisation de celles et ceux qui porte un idéal démocratique élevé. Il est pour l'auteur un « totalitarisme à l'envers » ou un parcellitarisme.

Dans un monde aussi bouleversé par la dynamique du capitalisme, les individus cherchent désespérément à qui et à quoi se raccrocher pour « affronter à la fois la panique identitaire, la panique économique et la panique écologique ». Guerres, vagues migratoires, retour du religieux, remise en question de la protection sociale et peur du déclassement, crise climatique aigüe, xénophobie, nationalisme... tout cela favorise la « peste émotionnelle qui préside à l'avènement du fascisme ». Pour lutter contre ce « totalitarisme à l'envers », pour sortir donc de ce néolibéralisme mortifère, Alain Caillé promeut depuis une décennie le « convivialisme », une philosophie politique qui appelle à lutter contre la démesure, l'hubris, le sentiment de toute-puissance, "matrice de tous les dérèglements (...) dont la vertigineuse explosion des inégalités à l'échelle du monde est la traduction la plus immédiatement concrète et délétère".

1. A sa création en 2004, la Halde retenait 5 critères de discrimination (sexe, origine, opinion...). Elle en compte désormais 25.

lundi, juin 5 2023

Chronique d’un travailleur en maison de retraite

Nicolas Rouillé, T’as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d’un travailleur en maison de retraite, Lux, 2023.

Pendant un an et demi, Nicolas Rouillé a enfilé une blouse blanche et travaillé dans un EHPAD. Il en a tiré, pour le compte des éditions Lux, un livre au titre évocateur : T’as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d’un travailleur en maison de retraite.

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Ce livre court et qui se lit agréablement s’appuie sur une vingtaine de chroniques que Nicolas Rouillé avait alors écrites pour le journal CQFD. Lui qui avait « tout à apprendre » de cet univers singulier s’était mis à noter dans son journal de bord « l’indispensable pour (s’en) sortir, les consignes officielles » et les façons de « les adapter pour faire l’infaisable ». Puis, rapidement, il a consigné anecdotes et remarques, il est allé au-delà de l’énumération des tâches à effectuer pour faire toucher du doigt la vie dans un EHPAD. Se lancer dans la rédaction de ces chroniques l’a ainsi poussé à « prêter une attention plus grande aux personnes », résidents comme collègues.

Car il y a de la vie dans ce que certains appellent des mouroirs. Précisons, comme le fait l’auteur : « Pour beaucoup, les journées à l’EHPAD sont de grandes étendues de néant percées d’irruptions plus ou moins joviales ». Irruptions trop souvent fugaces qui provoquent des rires et des regards attendris en un lieu où la douleur et la mort prennent trop souvent leur quartier.
Comment ne pas sourire quand on demande aux aides-soignantes de mettre en place des « projets de vie individualisés » pour des personnes dépendantes, en grande souffrance qui ne demandent qu’une chose : mourir ou fuir ce lieu ? Comment redonner de l’autonomie aux résidents quand « l’institution achève de les rendre dépendants pour presque tout » ? Comment oublier que le personnel est épuisé, que le sous-effectif est la règle, le turn-over endémique, et qu’au moindre dysfonctionnement, c’est toute la chaîne qui s’enraye ? Comment faire tourner un EHPAD quand on dispose de si peu de temps à consacrer aux résidents, à leurs humeurs changeantes, à leurs angoisses ? Comment insuffler de la vie dans une structure où toute initiative est compliquée à mettre en place, y compris le simple fait de sortir du bâtiment ? Comment innover quand les budgets sont à ce point comprimés ?
Et puis, comment tenir avec ces horaires à rallonge et la dureté physique et psychologique du métier ? Pas facile d’affronter les corps abîmés par la vieillesse et la maladie, pas facile d’affronter la mort, pas facile de se protéger émotionnellement. Comme l’écrit l’auteur : « Je comprends mieux certains comportements de collègues qui me choquaient parfois : pour durer, il faut se blinder, dès qu’on dépose l’armure, c’est foutu ! »

Comment enfin ne pas avoir honte de ce que l’on fait à nos vieux ? Honte, oui, quand on sait que ce matin-là, pour une raison ou une autre, un résident n’a pas été traité avec le respect qui lui est dû.
Ce récit n’est pas un témoignage à charge contre des institutions âpres au gain et maltraitantes , de celles qui défrayèrent la chronique il y a peu. C’est le témoignage d’un jeune homme qui, pour vivre, a pris le pire des boulots et en est ressorti humainement transformé.

Mes lectures de mai 2023

Jean-François Draperi, Le fait associatif dans l'Occident médiéval. De l'émergence des communs à la suprématie des marchés, Le Bord de l'eau, 2021.
Rachid Laïreche (sous la direction de), Morts avant la retraite. Ces vies qu'on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l'ultra-gauche, Editions divergentes, 2023.
Alain Caillé, Extrême droite et autoritarisme partout, pourquoi ? La démocratie au risque de ses contradictions, Le Bord de l'eau, 2023.
Nicolas Rouillé, T'as pas trouvé pire comme boulot ? Chronique d'u travailleur en maison de retraite, Lux, 2023.
Manuel Cervera-Marzal, Résister. Petite histoire des luttes contemporaines, 10/18, 2022.
Christian Mahieux, Désobéissances ferroviaires, Syllepse, 2021.
Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l'exclusion. Enquête sociologique au coeur des problèmes d'une communauté, Fayard, 1997 (1965).
Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1905), Editions Plein Chant, 2019.
Léon Poliakov, De l'antisionisme à l'antisémitisme, Calmann-Lévy, 1969.
François Hourmant, Les années Mao en France avant, pendant et après Mai 68, Odile Jacob, 2018.
Jean Favier, De l'or et des épices. Naissance de l'homme d'affaires au Moyen âge, Fayard, 1987.

lundi, mai 29 2023

Morts avant la retraite

Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.


Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques. Le sous-titre peut induire en erreur. Non, ce livre n’est pas le fruit d’une enquête journalistique sur le travail qui tue. Pas de chiffres, pas de statistiques, pas d’analyses1, pas d’expertises et de contre-expertises, mais douze récits ; récits de « vies écourtées » par un travail dangereux, des conditions de vie difficiles et des mauvais choix.

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Douze portraits et autant de plumes, réunies par Rachid Laïreche, journaliste à Libération.
Fils d’ouvrier, Rachid Laïreche sait que « le silence est roi pour les corps épuisés ». A la maison, on ne parle pas ou peu du labeur, des saloperies qu’on manipule, des cochonneries qu’on inhale, des 3x8 qui éreintent les organismes. Bien souvent, on fait avec, on prend sur soi, et on se tait, parce qu’il y a un salaire au bout et une famille à nourrir, qu’écouter son corps ne fait pas partie de sa culture… et puis, à la retraite, enfin, on en profitera et on laissera couler le temps, avec la satisfaction du devoir accompli.
Parler de celles et ceux qui meurent avant la retraite, c’est faire émerger des histoires de vie aussi singulières que banales. Histoires de prolétaires qui se lèvent tôt, qui triment et qui parfois se battent pour eux et les autres. Histoires de travailleurs partis trop tôt, qui nous rappellent que parvenir à l’âge de la retraite n’est pas donné à tout le monde. Ce livre n’est cependant pas un livre sur leur mort, mais sur la vie qu’ils menèrent, les rêves et espoirs qui les animèrent. Albert, Mohamed, Renée, Jean-Luc, Anne-Marie, Toumany ou encore Arnaud ressemblent à nos proches, à nos voisins, voire font écho à ce que nous vivons, c’est pourquoi leurs histoires nous parlent. Comment rester insensible à la pugnacité de Jean-Luc, le docker2, dénonçant les conditions de travail sur les quais ou à celle de Renée et de ses copines de Samsonite, traversant l’Atlantique pour dénoncer le big business ? Comment oublier Mohamed qui rêvait de finir ses jours au pays, ou Toumany le terrassier, qu’un infarctus a frappé la pelle à la main au fond d’une tranchée ? Comment ne pas être ému par Anne-Marie qui se voyaient sillonner le vaste monde au volant de son camping-car, par Mémène qui, à 92 ans, a déjà enterré ses quatre enfants ? Ou par Arnaud le Vosgien, le défenseur d’une agriculture respectueuse des individus et des écosystèmes, dont le fantôme hante l’arrière-pays niçois ? Des fantômes comme sources d’inspiration pour celles et ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va.

« Il n’est pas certain que les vies exposées dans ce volume intéressent – humainement s’entend – le pouvoir politique », nous dit Arno Bertina, le postfacier, dont nombre d’écrits attestent son souci de porter la voix des invisibles et des laissés-pour-compte de la mondialisation heureuse. Il a raison. Quand une ministre est capable de voir de la magie dans l’ordre usinier, on ne peut pas s’attendre à grand-chose. Qu’est-ce que deux ans de plus à turbiner pour ces gens-là ? Rien. Nous, nous savons que deux ans, c’est beaucoup.

Notes
1. Je vous renvoie à deux livres récents, ceux d’Anne Marchand (Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022) et Véronique Daubas-Letourneux (Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021).
2. Sur Jean-Luc Chagnolleau, l'hommage que je lui ai rendu.

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