Doris Buu-Sao, Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, CNRS Editions, 2023.

Nous voici à Andoas, village quechua perdu au coeur de l’Amazonie péruvienne, site d’une ancienne mission jésuite, dont le nom est également celui d’une base pétrolière. Amazonie, communautés indiennes, religion, capitalisme et extractivisme sont au coeur du livre de la politiste Doris Buu-Sao Le capitalisme au village. Pétrole, Etat et luttes environnementales en Amazonie, publié par CNRS Editions.

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Pour vous présenter ce livre à bien des égards passionnant, je pourrais me reposer sur trois propos de l’autrice : l’ouvrage souligne « la complexité des relations qui se tissent entre le monde industriel des compagnies pétrolières et celui des communautés natives de l’Amazonie péruvienne », il nous propose de « rompre avec les lectures tantôt romantiques, tantôt désabusées qui célèbrent l’héroïsme de la résistance indigène », et de ne pas oublier que « l’essentialisme stratégique (…) ne doit pas occulter la dynamique d’adaptation et les hiérarchies internes par lesquelles ces sociétés prennent forme et se transforment ».

Certains pourraient penser que les Indiens d’Amazonie vouent aux gémonies les compagnies pétrolières qui s’accaparent des terres et polluent leur environnement. Ce serait oublier que ces compagnies sont également pourvoyeuses d’emplois, donc d’argent et de réussite sociale individuelle pour les populations locales. En témoigne le développement des « entreprises communautaires » auxquelles les compagnies font appel pour tout type de travaux. Ce projet social-démocrate datant des années 1970, influencé par le modèle coopératif, a traversé les décennies et les régimes et s’est avéré un « outil de conversion au capitalisme » des communautés indiennes qui, aujourd’hui, se déchirent pour ne pas être écartées du marché de la sous-traitance. N’oublions pas : qui dit travail dit discipline, autrement dit adoption de façons de vivre modernes donc respectables, ce qui suppose de rompre avec l’image de l’Indien plus lascif et licencieux que besogneux, nomade courant la forêt et vivant au jour le jour. L’Indien ne doit plus être ce sauvage arriéré mais un Péruvien comme les autres aspirant au Progrès et à la promotion sociale, même si à fin stratégique il peut grimer son visage et défiler une lance à la main.

Des Indiens peuvent donc se mobiliser fortement contre les dégâts provoqués par l’extractivisme, et ils l’ont fait longtemps, au péril de leur vie, dans un pays marqué par des décennies de guerre civile ouverte ou larvée. L’appréhension est toujours de mise dès lors qu’il s’agit de défier l’État ou les puissants groupes industriels. Cependant, l’État péruvien a fini par comprendre l’importance de prévenir les conflits « socio-environnementaux » en instaurant un dialogue avec les communautés locales. Doris Buu-Sao parle à ce propos de « marché de la pacification » sociale. Une nouvelle élite indienne, passée par l’Université, parfois liée au mouvement évangéliste ou aux mouvements radicaux, y trouve là un débouché professionnel, que ce soit dans les ONG ou dans l’administration. La contestation sociale se professionnalise, le dialogue social se ritualise, et chacun joue sa partition.
Mouvement irréversible ? Rien ne l’est. Aujourd’hui, la situation décrite par l’autrice en conclusion est catastrophique : quasi arrêt de la production pétrolière, sites pollués et non restaurés par les pollueurs qui se sont mis en liquidation judiciaire… « La question qui se pose, écrit Doris Buu-Sao, est ce qui restera de ces territoires dans lesquels le capitalisme extractif a durablement transformé l’environnement biophysique, les modes de vie et les aspirations. »