Depuis 2003, le pays est donc « gouverné à gauche » comme l'on dit. Une gauche particulière, à l'histoire singulière, qui incarna un temps de fols espoirs du côté des altermondialistes, avant d'en laisser dubitatifs plus d'un. Car Lula ne tarda pas à surprendre ses supporters européens. Avant même son élection, il promettait de respecter tous les engagements pris par son prédécesseur avec le Fonds monétaire international, institution dont on connaît le peu de goût pour les politiques sociales ambitieuses, les déficits budgétaires... et la retraite à 60 ans. Mais avait-il le choix ? Pouvait-il prendre le risque de voir les investisseurs fuir le pays, effrayés à l'idée que le nouveau régime, le couteau entre les dents, n'y instaure une forme de « socialisme » ? Non : à l'affrontement, il a choisi la conciliation. Qu'on se le dise, le syndicaliste est un pragmatique.
Sept années se sont donc écoulées depuis que le Parti des travailleurs, cartel hétéroclite de mouvements de gauche et d'extrême gauche, a pris les rênes du pouvoir. Faire le bilan des deux mandats de Lula est donc possible. Commençons par les points « positifs ».
La situation économique du Brésil est des plus florissantes. Alors que la crise des subprimes jetait dans la récession nombre de pays, le Brésil affichait avec insolence sa bonne santé, au point de concéder l'an passé un prêt de dix milliards de dollars au FMI. Le Brésil n'est plus un pays au bord de la banqueroute, pris à la gorge par le FMI en raison d'une dette publique astronomique, il est devenu un pays émergent chez lequel il est bon d'investir ! Bon et facile, car Lula s'est évertué à limiter les freins à l'investissement étranger et national. Exonération d'impôts, avantages fiscaux, taux d'intérêt élevés... tout est bon pour permettre aux capitalistes de faire leur beurre ici bas. Cependant, notons que le gouvernement Lula ne rechigne pas à la signature d'accords entre entrepreneurs privés et publics. Lula n'est pas un libéral pur sucre, c'est un étatiste et un développementaliste : il entend garder la main sur certain secteurs économiques clés, notamment celui des hydrocarbures, afin d'en faire des leviers pour le développement économique et la politique sociale.
Grâce à un taux de croissance soutenue et à de très nombreuses créations d'emploi, grâce à un taux d'inflation stabilisé aux alentours de 7%, la politique sociale lancée par les différents gouvernements Lula a eu pour résultat de sortir 20 millions de Brésiliens de la pauvreté, que ce soit grâce à l'augmentation du salaire minimum ou par un octroi beaucoup plus large de la Bolsa familia, un ensemble d'allocations destiné aux familles les plus pauvres du pays. Le taux de pauvreté est aujourd'hui de moins de 20% de la population, alors qu'il était supérieur à 30 %, au début des années 2000. Le boom économique a enfin permis l'émergence et la consolidation d'une forte classe moyenne : une classe moyenne qui consomme parce qu'elle a confiance dans l'avenir.

Si le côté face est reluisant, qu'en est-il du côté pile ? Car faire le bilan des années Lula, c'est aussi rappeler qui a fait les frais de cette réussite économique. Il y a d'abord les paysans pauvres. Très rapidement, le Mouvement des sans-terre, qui défend l'agriculture paysanne et se bat pour une réforme agraire ambitieuse, s'est rapidement rendu compte que le gouvernement Lula ne favoriserait pas ses desseins. Le paysan pauvre, émacié et illettré, figure du Brésil rural, incarnation de la servitude ancestrale et des rapports féodaux, ne fait plus recette. Pour le Brésil moderne, industrialisé, c'est l'agro-business qui doit être le moteur du développement, non l'agriculture paysanne : le développement des cultures de soja OGM ou de cannes à sucre destinées à la fabrication d'éthanol sont là pour le prouver(1).
Il y a ensuite les pauvres. Le Brésil demeure l'un des dix pays les plus inégalitaires au monde. Lula peut certes se vanter d'avoir fait reculer la pauvreté, mais il n'a pas réduit pour autant les inégalités sociales. Bien au contraire : les riches se sont enrichis comme jamais, et les Brésiliens attendent toujours la réforme fiscale promise, celle qui permettrait d'asseoir plus solidement des filets sociaux de protection pour la masse des prolétaires brésiliens. Car l'amélioration incontestable des conditions de vie des Brésiliens doit davantage à la bonne santé de l'économie nationale qu'aux transferts sociaux. En d'autres termes, un retournement de conjoncture pourrait bien rejeter dans la précarité sociale les millions de Brésiliens qui viennent d'en sortir, notamment les classes moyennes qui se sont endettées pour consommer.

Dilma Rousseff est une présidente bien élue, mais dans une situation pas aussi confortable que cela. Elle est la protégée de Lula, mais elle n'en a pas le charisme. Elle profite pour l'heure du « bon bilan » économique et social de son prédécesseur, mais elle sait pertinemment que ce « bon bilan » est en trompe l'oeil. Les classes moyennes qui ont apporté leur suffrages au Parti des travailleurs pourraient fort bien se détourner rapidement de lui, si d'aventure la croissance entrait en berne, et avec elle, les promesses de promotion sociale. Or la scène politique brésilienne est fragmentée au possible, très marquée par le clientélisme et la corruption : ainsi, un tiers des parlementaires brésiliens change en moyenne de partis au cours de leur mandat !

Il est bon de se souvenir que le Parti des travailleurs n'a pu gouverner depuis 2003 qu'en passant des alliances avec d'autres formations politiques ; des formations « à la fidélité douteuse et à l'éthique toute relative (…) qui se disputent emplois et ressources publics, faveurs et quotes-parts de pouvoir, en monnayant aux plus offrants leur soutien. »(2) Ces pseudos-partis ont donc un pouvoir de nuisance non négligeable, et si le Parti des travailleurs n'est plus en mesure de leur assurer leur « pain quotidien », ils n'hésiteront pas à l'abandonner à son triste sort.


1. Voir notre chronique
2. Alternatives Sud, Le Brésil de Lula – Un bilan contrasté, Syllepse, 2010. Rappelons que la corruption gangrène la vie politique brésilienne, et que certaines figures du Parti des travailleurs ont été impliquées dans des scandales politico-financiers.