Lulu ne croit pas à la lutte, ne croit pas au collectif, ne croit pas à la solidarité. Lulu n’a qu’une chose en tête : produire toujours plus pour gagner plus, pour pouvoir consommer et vivre, puisque vivre, c’est consommer. Produire jusqu’à en perdre la santé. Lulu le prolétaire est marié à une coiffeuse qui elle aussi a des rêves. Elle veut un manteau de fourrure parce qu’elle veut être quelqu’un que l’on remarque. Elle veut être sa propre patronne et cesser de trimer à remplir les poches d’une autre. Lulu et son épouse ne pensent leur émancipation qu’individuelle. C’est un leurre, mais un leurre efficace. Emile Pouget écrivait jadis : « En éveillant les appétits, en surexcitant les convoitises égoïstes, la bourgeoisie a escompté entretenir indéfiniment au sein du prolétariat l’intestine discorde, de manière que, chacun ne songeant qu’à jouer des coudes, la préoccupation unique soit de se hisser sur le dos des camarades, et que soit réfréné l’esprit de révolte et stérilisées les naturelles tendances à la solidarité. »

Lulu ne croit pas à la lutte et tient à distance tout le monde, les syndicats réformistes comme les établis, ces étudiants gauchistes qui se faisaient embaucher dans les usines pour y préparer la Révolution. Pour le réalisateur Elio Petri, Lulu incarne l’ouvrier moyen, pris au piège du monde moderne. Lulu incarne l’aliénation : il travaille comme un robot parce que l’organisation scientifique du travail réduit son activité à quelques gestes à répéter indéfiniment ; il regarde la télévision parce qu’elle le bombarde de rires et de rêves, lui fait oublier un temps sa condition, lui fait accepter tout le temps sa condition ; il regarde la télévision parce qu’elle lui parle des marchandises qu’il lui faudra acheter pour être « comme tout le monde », parce qu’il faut bien que toute la douleur endurée durant une journée de labeur soit justifiée.

« La classe ouvrière va au paradis » nous plonge dans l’Italie tumultueuse de l’immédiat après-68. On y voit l’opposition forte entre des syndicats réformistes, dominés par la CGIL, aux mains du Parti communiste italien, et les groupes d’extrême-gauche. Réforme contre Révolution. Des syndicats qui se battent pour contrôler le groupe ouvrier, c’est-à-dire l’empêcher de le subvertir, de nier dans les faits sa légitimité à l’incarner.
« La classe ouvrière va au paradis » nous montre également l’hétérogénéité du groupe ouvrier. Il y a les ouvriers modèles, les Lulu qui jamais ne se révoltent. Il y a ceux qui suivent les consignes du syndicat sans barguigner. Il y a les jeunes ouvriers, plus réceptifs aux discours et aux pratiques des gauchistes. Il y a aussi la figure de l’ouvrier méridional, ce « plouc » qui a quitté sa Sicile natale pour le nord industriel. L’ouvrier méridional est à la fois le paysan et l’immigré : sans qualification professionnelle, sans culture ouvrière, docile et servile (du moins en apparence), le patronat ne le voit que comme une bête de somme, individualiste, méfiant à l’égard du monde de la ville, et donc du socialisme.

Et puis il y a Militina, l’ancien syndicaliste de l’usine devenu fou. Devenu fou ou plutôt rendu fou par l’ordre usinier, ses règles, ses normes, sa sirène ; rendu fou par la division du travail qui fait que l’ouvrier à la chaîne ne sait plus pourquoi il produit telle ou telle pièce. Militina est en asile psychiatrique, et Lulu va le voir parce qu’il sent qu’il perd pied. Il perd pied et veut savoir comment on bascule de l’autre côté. Et Militina lui rappelle que personne n’échappe à la folie : les pauvres deviennent fous en travaillant comme des bêtes, en se déshumanisant huit heures par jour, dans l’espoir de jouir de quelques heures de loisirs balisés par la société de consommation ; les riches deviennent fous par avidité, goût du pouvoir et de la puissance. Ce faisant, Militina, souligne l’absurdité du monde capitaliste, sous l’emprise du culte de la marchandise et de l’argent. Un monde qui tue, humilie, estropie, aliène. Ce monde qui nous happe et nous ensorcelle avec ses belles promesses. Lorsque Lulu part de l’hôpital psychiatrique, Militina lui glisse : « Lulu, quand tu seras hospitalisé ici, apporte des armes ! » Car seule la révolte peut mettre à bas ce monde.

Il faut aller voir ou revoir « La classe ouvrière va au paradis ». Quarante ans après, il n’a rien perdu de sa force et de sa pertinence. Il nous parle du monde industriel d’hier, marqué par le fordisme. Il nous parle tout autant du monde du travail d’aujourd’hui où les maîtres mots sont productivité, excellence, efficience, règles, normes, hiérarchie. Le capitalisme fonctionne à l’aliénation et le management moderne, à l’écoute des collaborateurs, n’a en rien changé la nature profonde de ce système. C’est marche ou crève, avec ou sans treizième mois.


Quelques références bibliographiques sur l'Italie des années 1970-1980 :
Trouvables en librairie : Giachetti et Scavino, La FIAT aux mains des ouvriers - L'automne chaud de 1969 à Turin, Les Nuits rouges, 2005 ; Mentasti, La "Garde rouge" raconte - Histoire du Comité ouvrier de la Magneti Marelli (Milan, 1975-1978), Les Nuits rouges, 2009.
Chez les bouquinistes : Burnier, FIAT : conseils ouvriers et syndicats, Ed. ouvrières, 1980 ; Calvi, Italie 77 - Le "mouvement", les intellectuels, Seuil, 1977 ; Calvi, Camarade P.38, Grasset, 1982.