Capitalisme et métropolisation
Sur ce premier point, je commencerai par un détour historique à mes yeux éclairant. La « Bretagne » n'a pas attendu le 21e siècle pour se plaindre de sa marginalisation, de son enclavement, de son éloignement, d'être à la « fin de la terre ». Dans les années 1960, syndicats ouvriers et paysans se mobilisèrent régulièrement pour clamer « L'Ouest veut vivre », autrement dit pour réclamer de l'Etat central une véritable politique d'aménagement du territoire favorisant l'installation ça et là d'industries diverses et variées capables d'accueillir tous les jeunes bras bretons rendus inutiles par la mécanisation de l'agriculture (la Bretagne souffre en fait de deux maux : des espaces «  sous-industrialisés » d'un côté, des espaces mono-industriels de l'autre). Ils signèrent même une plateforme revendicative en 1967 à Guidel, mais à la différence de Troadec aujourd'hui, ils ne demandèrent pas aux patrons de les appuyer. Il est vrai que, bien que Bretons de résidence (et peut-être même de cœur), ils considéraient que le problème concernait un espace géographique de huit ou neuf départements et non un territoire « ethno-culturel », et que, bien que réformistes, nos syndicalistes ne faisaient pas dans l'Union sacrée transclassiste.
Selon toi, ce serait la métropolisation qui condamnerait à terme la géographie bretonne. J'avoue que je demande à être convaincu et à connaître tes sources. Pour moi, si la Bretagne souffre aujourd'hui, cela n'a pas de lien avec une « métropolisation » qui ne touche a priori que Nantes et n'a donc pas produit d'effets dévastateurs à ma connaissance du côté de Landerneau. Tu le reconnais toi-même en écrivant : «  Le reste sera encore plus un mouroir qu'il ne l'est aujourd'hui » ; bref, si le reste de la Bretagne est déjà un mouroir, c'est que le problème est antérieur...
Prosaïque et terre-à-terre, je m'en tiendrai à cela : la Bretagne souffre parce que son industrie agro-alimentaire produit du bas de gamme à un tarif trop élevé par rapport à la concurrence internationale ; elle souffre également d'un tissu industriel faible et trop exposé à la concurrence internationale (de la Navale nazairienne à l'électronique rennaise ou trégoroise...).
En 1967, la Bretagne souffrait parce qu'elle était « en retard ». Dans l'agro-alimentaire, elle a comblé ce retard en fournissant du « standard » et en profitant de tous les dispositifs européens de promotion de l'agriculture intensive. Elle souffre aujourd'hui parce que la concurrence produit la même « merde » mais moins cher et parce que les leaders de la filière ont été tout sauf visionnaires : tant qu'y a du pognon à se faire, on en fait, et quand la crise vient, on va geindre et menacer pour arracher des aides, etc. On pourrait établir un parallèle avec l'industrie automobile (Renault, Peugeot) qui a fait le choix du bas de gamme et du moyen de gamme et non du haut de gamme comme BMW. Or, c'est le haut-de-gamme qui assure un fort taux de rentabilité.
Quant au lien que tu établies entre métropolisation et ferme-usine, j'avoue ne pas trop le comprendre. Le projet de ferme géante est une réponse à la guerre des prix que se livrent les multinationales laitières entre elles dans le contexte de la réforme prochaine de la PAC. Réduire les coûts de production pour produire un lait à moins de 30 cts le litre (donc « compétitif » au plan international), voilà l'objectif affiché par son promoteur. La métropolisation, là-dedans, je ne la vois pas !

Identité nationale
Je note que tu sembles rendre synonyme « identité collective » et « identité nationale ». Je pense que c'est dans le feu de l'écriture que tu as commis cette bourde. A moins que, mon Gégé, tu aies bien changé ! Car foutre Dieu, l'identité de classe est tout aussi collective, comme l'identité lié à son sexe biologique ou à son genre.
Concernant la Commune de Paris, il est évident que le patriotisme a joué un rôle fondamental dans la révolte des Parisiens... comme il a joué un rôle fondamental dans la riposte versaillaise. Personne ne le nie. De chaque côté de la barricade, c'est au nom d'une « certaine idée de la France » qu'on se battait. Une idée évidemment construite puisque toute identité est une construction idéologique et historique. Et je ne crois pas qu'on puisse dire comme tu le fais que les communards sont partis du patriotisme pour, du fait des « conditions adéquates », finir au(x) socialisme(s) ; non, patriotisme et socialisme étaient totalement imbriqués l'un l'autre, et les militants de la Première Internationale jouèrent un rôle majeur dès les premiers jours de la Commune. Pour la plupart des intellectuels socialistes de l'époque, la France était la nation révolutionnaire par excellence. Elle pouvait avoir dans son existence concrète tous les défauts du monde, cela ne changeait rien au fait qu'elle avait un jour de 1789 proclamé Liberté Egalité Fraternité, puis instauré la République, etc. Même Marx (qui en bon internationaliste était resté fichtrement Allemand) le reconnaissait !

La nature du bonnet rouge
Venons-en maintenant à la fin de ton propos. La question que tu poses est la suivante (ou du moins je la traduis ainsi, en espérant of course, te rester le plus fidèle possible) : que doivent faire les militants révolutionnaires face à une mobilisation sociale forte dont les mots d'ordre sont éloignés de ce qu'ils professent d'ordinaire ?
En guise d'introduction, permets-moi de te dire (puisque nous avons longtemps lutté ensemble et partagé les mêmes analyses... sauf sur le biniou of course) que je t'ai connu autrement plus pugnace, retors, voire pinailleur sur le contenu des tracts et autres déclarations communes pour ne pas te trouver extrêmement discret sur l'Appel de Carhaix. Tu ne le cites même pas ! Pourtant, quand on est un militant révolutionnaire conséquent (comme nous le sommes, mon Gégé), on ne va pas en manif parce que le mot d'ordre sonne bien à nos oreilles, mais parce que le contenu de l'Appel est de nature à insuffler de la critique sociale radicale dans le marasme actuel.
Alors que nous disait cet Appel ? Peu importe ta place dans les rapports de production (patron, salarié, travailleur indépendant), si tu fais partie du « peuple breton », viens manifester pour une « vraie régionalisation », condition sine qua non pour que la Bretagne se construise un avenir (appelons cela le « syndrome catalan ». Tous les nationalo-régionalo se rêvent chefs d'une Generalitad puissante, respectée... et aussi arrogante qu'un « Etat central » !). Que les choses soient claires. Primo, sur les questions sociales, je ne pratique pas la collaboration de classes par principe. Deusio, je ne fais pas partie du « peuple breton », c'est ainsi. Je suis né en Vendée d'une mère du cru et d'un père à moitié asiatique, et je suis de culture française avec la carte d'identité qui va avec. Je suis donc un immigré venu vendre sa force de travail à la ville, et cette identité-là me suffit. Tertio, le militant révolutionnaire doit-il se mobiliser pour promouvoir une « vraie régionalisation » de nature à rebooster le capitalisme local... si tant est qu'elle le puisse ?
Si Mélenchon lance un appel à tous les Français, quelle que soit leur place dans les rapports de production, pour manifester pour l'Indépendance nationale, c'est-à-dire pour émanciper le pays de la tutelle bruxelloise, afin d'arracher les moyens d'une politique économique nationale reposant of course sur une banque centrale nationale, condition sine qua non pour que la France retrouve les chemins heureux de la croissance, que fais-tu ? Tu le signes, t'y vas ou tu vitupères contre le souverainisme de gauche et ses vieilles lunes nationales-productivistes ?
Dans le dernier numéro de Courant alternatif, le journal de ton organisation, il y a un long article contre la tentation du front antifasciste dans lequel notre identité de révolutionnaire risquerait de se perdre. Pourquoi diable ne pas appliquer cette radicalité-là à la question sociale bretonne ? Parce qu'elle est bretonne ? Et que le Breton serait par nature ou culture davantage susceptible de s'émanciper de l'aliénation capitaliste marchande que le Français ? Soyons francs, « être Breton » ne vaccine pas contre l'extorsion de plus-value.

Qui est Troadec ? Une militant de la cause bretonne, c'est entendu, c'est son droit et la perspective des élections du printemps 2014 ne peuvent que le pousser à jouer de la fibre « nationaliste » ou « régionaliste ». C'est aussi un journaliste de profession et un chef d'entreprise. La communication, il connaît. En plaidant pour l'Union sacrée comme il le fait, il met les prolétaires à genoux devant les décideurs. Car rien n'unit tous ces « Bretons ». Que veulent les patrons (bretons ou pas) ? Faire baisser le coût du travail. Que veulent les artisans et commerçants ? Payer moins d'impôts et de « charges ». Que veulent les FDSEA impliquées dans cette « lutte » ? Que l'Etat aide encore un modèle productiviste condamné par la fin de la PAC à survivre en pompant de l'aide publique. Tu soulignes que la FNSEA ou le MEDEF n'appelait pas à la manif de Quimper. Certes, mais ce n'est pas par désaccord avec la dimension anti-fiscaliste du mouvement (poujadiste disent certains, ce qui me semble très réducteur et ne correspondre qu'à une partie des manifestants). Non, c'est pour ne pas prêter le flanc à la critique. En s'abstenant, ils empêchent le gouvernement de voir dans les Bonnets rouges les supplétifs de l'UMP.
Que veulent les prolétaires bretons embringués dans cette affaire ? Sauver leur foutu emploi, leur foutu SMIG pour donner à manger à leur progéniture. Et ceux de Josselin, qui firent rempart de leur corps pour protéger l'usine de leur patron des GAD en colère, ne sont pas moins prolétaires et pas moins Bretons (même pour des Morbihannais...). Fabrice qui a vécu dans le Finistère et a mené une « enquête ouvrière » à l'occasion d'un conflit social dans l'agro-business local (à la CBA, rayon chou-fleur !) confirmera mes dires : les prolos se foutent royalement de la Bretagne comme « espace politique décisionnel » fantasmé.
Fallait-il donc « laisser les prolos seuls avec les charognes de Locarn », me demandes-tu ? Cette formulation me gêne. J'aurais préféré que tu me dises « Fallait-il laisser les prolos seuls avec Troadec ? », car tel est à mon sens l'enjeu principal. Je n'ai pas peur d'une récupération de droite extrême de ce mouvement (aussi bien par l'Institut de Locarn que par les Identitaires) mais bien plus de l'instrumentalisation du désarroi social par quelques notables drapés dans le torchon tricolore ou le torchon noir et blanc, notables qui ont en vue les prochaines échéances électorales et les arrangements (au sens pas forcément péjoratifs d'ailleurs) auxquels elles vont donner lieu. Mais visiblement tu ne sembles pas mettre Troadec sur le même plan que les autres. Or, tu seras je pense d'accord avec moi pour dire que les appels à la collaboration de classes lancés par Troadec pour « sauver la Bretagne » sont politiquement très en-deçà de ce qu'a pu produire en son temps un mouvement comme Enbata au Pays basque nord, mouvement dont le modérantisme n'a jamais eu à ma connaissance tes faveurs, bien au contraire (cf Jon et Peio Etcheverray-Ainchart, Le mouvement Enbata – A la source de l'abertzalisme du nord, Elkar, 2013). J'y vois comme deux poids deux mesures.

Je pourrais te dire « Non à l'Union sacrée, Vive la guerre de classes ! ». C'est beau, c'est cinglant, mais j'ai passé l'âge de me faire frissonner l'échine avec de la radicalité à la petite semaine.
Je pourrais te répondre « Non à l'Union sacrée, Vive la guerre de classes ! Et saisissons ce moment pour apporter un contre-discours à celui de Carhaix ! » C'est je pense ce que tu as en tête. Tactique à mes yeux illusoire quant à la capacité des courants « anticapitalistes » à se faire entendre médiatiquement à cette occasion. Jouer les idiots utiles ne me motive donc pas.
Finalement, je te répondrai : laissons ce mouvement si ambigu aller son chemin. Je ne crois pas qu'il survivra longtemps comme mouvement de masse. Il débouchera peut-être sur une sorte de plateforme électorale mais cela ne nous concerne en rien, n'est-ce pas ?

Nota : les camarades de Mouvement communiste ont livré leur analyse de ce qui se trame actuellement en Bretagne. Ce texte est disponible à cette adresse.