« Le Penseur critique était assis à sa table de travail sur laquelle s'empilaient les livres pleins de faits accablants et de chiffres éloquents démontrant combien le monde capitaliste environnant était abominablement agencé et combien il était urgent de mettre un terme aux souffrances infligées aux êtres humains en même temps qu'aux dégâts causés à la nature. Le Penseur critique prenait les livres l'un après l'autre dans la quintuple pile de droite qui s'élevait jusqu'au plafond, se dépêchait de les lire en prenant des notes, avant de les déposer sur la quintuple pile de gauche qui s'élevait elle aussi jusqu'au plafond. Il y avait des lustres que le Penseur critique faisait passer de droite à gauche des livres bourrés de faits et de chiffres démontrant combien le monde capitaliste était abominablement agencé et combien il était urgent d'y mettre un terme. Il lisait à s'en user les yeux, du matin au soir, d'un bout de la semaine à l'autre, mais la pile de droite, loin de diminuer, ne cessait d'augmenter du fait de l'arrivée massive, jour après jour, de livres écrits par d'autres penseurs critiques qui dénonçaient, faits et chiffres à l'appui, les horreurs du système existant et insistaient sur la nécessité d'en finir de toute urgence.

Quand le Penseur critique n'était pas occupé à lire, c'est qu'il était à son tour en train d'écrire un livre bourré de faits et de chiffres corroborant ses précédentes lectures. Ainsi contribuait-il, avec ses collègues, les autres penseurs critiques, à animer un « espace de débat, de réflexion et d'analyse » grâce auquel les générations successives étaient, en principe, éclairées sur l'horreur du monde existant et sur l'urgence d'y mettre un terme. En fait, sauf exception, les écrits des penseurs critiques étaient lus par d'autres penseurs critiques qui faisaient inlassablement passer de la pile de droite à la pile de gauche des montagnes de livres contenant des himalayas de faits et de chiffres. Parfois un éboulement se produisait et un penseur critique succombait, écrasé par le poids des livres et par la masse des faits et chiffres. Mais, en dépit de ces accidents du travail, la plupart atteignaient un âge avancé.

Quand il n'était pas à sa table de travail, le Penseur critique entreprenait de rajouter oralement une louche de faits accablants et de chiffres éloquents pour grossir le flot de palabres inondant « l'espace de débat, de réflexion et d'analyse » maintenu ouvert par d'incessants colloques, discussions, entretiens, séminaires et conférences d'où sortiraient autant de livres-événements bourrés de faits et de chiffres destinés à édifier les générations à venir sur les méfaits du capitalisme et l'urgence d'y mettre fin.

Un jour, le Penseur critique refeuilleta par hasard un vieux livre qu'il avait lu des décennies auparavant. Sous le titre de Thèses sur Feuerbach, d'un certain Karl Marx, auteur oublié qui avait connu jadis quelques succès, il lut la thèse onzième : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c'est de le transformer. »

« C'est bien vrai, se dit le Penseur critique, il est temps de passer aux actes. » Et comme il avait la tête politique, il s'en alla porter un coup décisif au capitalisme en signant un appel de penseurs critiques en faveur de la candidate social-libérale, qui promettait, si elle était élue, de peindre les façades en tricolore et de distribuer gratuitement des antidépresseurs aux chômeurs ; à la différence de son rival libéral-social, qui promettait de nettoyer els façades au karcher et d'offrir un billet de charter aux miséreux.

Le candidat libéral-social ayant quand même été élu, le Penseur critique, perplexe et déconfit, décida de convoquer un nouveau colloque pour réfléchir à ce que Marx avait bien pu vouloir dire. »