On est toujours le nègre de quelqu'un
Par Patsy le mardi, novembre 19 2013, 19:15 - Question sociale - Lien permanent
Chronique (novembre 2013)
Par Patsy et Fabrice
Depuis quelques semaines, l'extrême-droite a fait de Christiane Taubira sa cible favorite. Il faut dire que la Garde des sceaux l'a bien cherché. Elle est femme, noire, intelligente et pugnace, soit l'incarnation même de ce que les racistes exècrent : la capacité des individus à ne pas se tenir à un rôle défini par autrui (Dieu, la Science ou les Dominants).
Dans ces périodes de tensions politiques (un gouvernement aux abois), sociales (le fameux « ras-le-bol fiscal ») et sociétales (l'émotion provoquée par le mariage pour tous, la chasse aux Rroms « inassimilables »), le raciste n'a pas besoin de se cacher, d'euphémiser sa haine ou de lui donner une allure scientifique.
Au 19e siècle, des chercheurs se sont efforcés d'enrober scientifiquement leur idéologie xénophobe et sexiste. Le Nègre n'était pas Nègre parce que Nègre. Le Nègre était Nègre parce que sa capacité cérébrale, la forme de son crâne ou son goût de l'égalité le faisaient Nègre1. La femme n'était pas femme parce que femme. La femme était femme parce que la Nature (ou Dieu) l'avait destinée à enfanter, faire la vaisselle et à ne point faire d'études. Racisme et sexisme ont toujours marché main dans la main. Souvenons-nous de ce qu'écrivait Gustave Le Bon, médecin de formation, dans un style inimitable : « Chez les peuples inférieurs ou dans les couches inférieures des peuples supérieurs, l’homme et la femme sont intellectuellement fort voisins. A mesure au contraire que les peuples se civilisent, les sexes tendent de plus en plus à se diversifier. » Vous avez saisi ? Pour notre médecin du 19e siècle, l'ennemi avait deux visages : celui du socialisme égalitaire qui émergeait et entendait renverser les hiérarchies sociales ; celui du féminisme balbutiant qui voulait arracher la moitié de l'humanité à son « destin » social.
En Bretagne, un vent de colère chaussé d'un bonnet rouge s'est levé sur fond de crise politique et sociale. Patrons, ouvriers licenciés ou en passe de l'être, agriculteurs, artisans et commerçants se sont retrouvés dans la rue pour clamer leur « ras-le-bol fiscal » et défendre l'emploi en Bretagne.
Surfant sur le Net à la recherche de la fameuse pétition de soutien aux Bonnets rouges, j'ai fini par en trouver une : celle de l'extrême-droite. On peut y lire ceci : « Paysans, marins-pêcheurs, ouvriers, artisans, chefs d’entreprise seront tous réunis et soudés pour défendre le droit de vivre et de travailler au pays, ce droit que les dirigeants politiques au pouvoir refusent aux Bretons, comme ils le refuseront demain à tous ceux qui refusent les licenciements, la mondialisation forcenée, la fiscalité démesurée, le grand remplacement de population. »
Ces identitaires n'ont peur de rien. Vous êtes de gauche ? Ils ressuscitent le célèbre « Vivre et travailler au pays » qui, dans les années 1970, était le slogan d'une gauche autogestionnaire, écolo et anti-impérialiste. Vous êtes de droite ? Ils vous offrent l'inoxydable référence à l'union sacrée, à l'alliance entre le Capital et le Travail. Vous êtes racistes comme eux ? Ils vous offrent l'énigmatique « grand remplacement de population ». A première vue, la phrase est curieuse et le lecteur non averti ne comprend pas ce que vient faire ici à côté de la « mondialisation forcenée », de la « fiscalité démesurée » et des « licenciements », ce « grand remplacement de population ». En fait l'expression est due à la plume de Renaud Camus, écrivain raciste, islamophobe et antisémite. Le « grand remplacement » fait référence à l'immigration non-européenne qui, of course, va nous submerger et nous faire changer de civilisation ! Bientôt les galettes de blé noir seront halal, qu'on se le dise !
On s’aperçoit également que l’Institut de locarn n’est pas très loin. Cet institut voit dans ce vent de colère une façon de réaliser son projet politique : défendre un capitalisme breton s’appuyant sur les valeurs du peuple breton. Même s'il est difficile d’avoir des infos précises sur ce lobby qui rassemble depuis 1991 la fine fleur du patronat local, on le sait lié au comte de Coudenhove-Kalergi, fondateur de l'Union paneuropéenne, dont les principes fondamentaux sont sans équivoque : « L'Union paneuropéenne reconnaît l'autodétermination des peuples et le droit des groupes ethniques au développement culturel, économique et politique (…) Le christianisme est l'âme de l'Europe. Notre engagement est marqué par la conception chrétienne des droits de l'homme et des principes d'un véritable ordre juridique. » Amen !
C'est dans ce contexte que des personnalités ont lancé à Pontivy « l'appel breton du 18 juin » pour une « gouvernance économique régionale » et « le droit à l'expérimentation », fondant par la même occasion un nouveau lobby, le Comité de convergence des intérêts bretons (CCIB), avec pour mot d'ordre : « Décider, travailler et vivre au pays ! ». Nos croisés ont clairement annoncé la couleur : « L'heure des méthodes douces est révolue. Pour obtenir des réponses concrètes et immédiates, il va falloir livrer bataille. » Et dans l'oeil de leur viseur, il y avait l'écotaxe !2
A Quimper le 2 novembre dernier, une foule impressionnante a donc défilé dans les rues. Une foule à l'image de la période : perturbée et sens dessus-dessous. Ceux-là même qui achètent chaque semaine des packs d'eau minérale parce que les nappes phréatiques sont polluées ont donc manifesté avec la FNSEA, défenseur d'une agriculture productiviste et d'un agrobusiness écologiquement désastreux. Ceux-là même qui s'échinent dans les abattoirs pour un foutu SMIG ont manifesté main dans la main avec leurs patrons qui se sont enrichis éhontément grâce aux subventions européennes à l'export3. Y'avait comme une odeur d'Union sacrée ce 2 novembre dernier... Pas étonnant quand on sait que l'initiateur de la manifestation, Christian Troadec, politicien local et régionaliste notoire, plaide pour un « rassemblement large », transclassiste, de « toutes les sensibilités de la société bretonne » duquel pourrait émerger « un vrai projet d'avenir pour une Bretagne belle, prospère et solidaire ».
A Quimper, ce ne sont pas les stratégies pré-électorales des régionalistes, des réacs et des autres qui ont retenu mon attention, pas plus que celles qui se manifestèrent le même jour à Carhaix dans l'indifférence quasi-générale. Non, à Quimper, j'ai le sentiment qu'il y avait davantage de désespérance, d'angoisse que de conscience de classe sous les bonnets rouges.
Ce mouvement obscurcit la compréhension des luttes chez Gad, Tilly Sabco et Marine Harvest où des ouvriers, loin des idéologies et de la doxa identitaire, luttent pour sauver leur peau, pour pouvoir manger demain. Et là, il n’est plus question d’unité entre les paysans, marins pêcheurs, ouvriers, artisans, chefs d’entreprises présents pour sauver la Bretagne. Il est question d’ouvriers qui s’organisent et luttent pour sauver leur peau et continuer à nourrir leur famille. La longue histoire de la lutte de classe, encore et toujours.
Qu’ont obtenu ces ouvriers ? Au final, pas grand-chose. Une nouvelle défaite car leur usine ferme. Mais ils ont vendu chèrement leur peau, ils se sont battus et ont réussi à obtenir des primes de départ, des reclassements. 400€ de prime de départ par année d’ancienneté chez Gad : un maigre butin, évidemment, mais qui représente le double de la somme proposée au départ. Egalement obtenus : le reclassement de 80 salariés sur 187 à Marine Harvest et des primes de départ allant de 15 000€ à 94 000€. C’est déjà mieux... Plus que les primes obtenus, ces ouvriers se rappelleront, nous l'espérons, que c'est leur mobilisation qui leur a permis d'obtenir cela, et non un défilé main dans la main avec leurs patrons.
L'Union sacrée, on sait où cela mène. C'est en son nom que les Poilus s'en sont allé crever du côté de Verdun et d'ailleurs, pour le plus grand profit des marchands de canon et des politiciens. On est toujours le nègre de quelqu'un...
Notes
1. Les théories sur les crânes humains furent développés par des médecins comme Franz Joseph Gall, Cesare Lombroso, Vacher de Lapouge ou encore Paul Broca
2. Voir l’article paru dans Le Monde de Françoise Morvan (écrivaine, traductrice et spécialiste du folklore breton) : Bonnets rouges : des dérives autonomistes derrière les revendications sociales (13/11/2013). Françoise Morvan est l'auteure du Monde comme si – Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne (Actes Sud/Babel, 2005)
3. Je pense notamment à Tilly-Sabco producteur de poulets bas-de-gamme qui, une fois congelés, partaient pour le Moyen et Proche-Orient faire concurrence à l'aviculture locale.
Nota : les camarades de Mouvement communiste ont livré leur analyse de ce qui se trame actuellement en Bretagne. Ce texte est disponible à cette adresse.
Commentaires
salut Patsy,
ou bien tu en dis trop, ou pas assez.
La question du territoire est décisive pour comprendre et apprècier ce qui se passe en BZH. Le projet capitaliste actuel de découpage de l'Hexagone en métropoles suffisamment massives pour tirer leur épingle du jeu à l'échelle européenne ou mondiale, cette métropolisation condamne la géographie bretonne faite de villes petites et moyennes, qui seront condamnées à se vider de toute autre activité que des options touristiques (larbins trois mois par an!) ou d'unités de production agricole façon ferme des mille vaches d'Abbeville. Le reste sera encore plus un mouroir qu'il ne l'est aujourd'hui, avec sûrement de riches actionnaires qui pourront à l'occasion se tailler des grandes propriétés débarrassées de leurs population originelle. C'est ce même projet de métropole que nous combattons en refusant l'aéroport... Parce que nous au contraire, on est dans le chaudron!
De même la question de l'identité collective est trop souvent systématiquement associée au diable de l'Union Sacré de14, le fascisme, le nationalisme bourgeois interclassiste.... Certes tout cela existe et la lutte d'indépendance irlandaise a aussi existé face à l'impérialisme anglais et instauré un état bigot en Irlande du Sud pendant 90 ans. Mais alors toute révolte serait vouée à être récupérée, toute révolution serait condamnée par avance ou bien à être dévoyée ou bien à être matée? Les irlandais devaient ils continuer à être des citoyens de seconde zone?
Mais qui pourrait soutenir que dans l'élan du peuple de Paris en 1871 qui a débouché sur l'expérience de la Commune, la dimension identitaire française (?) n'a pas été le déclencheur qui a mobilisé les populations, avec les conditions adéquates pour que le discours révolutionnaire prenne le dessus ensuite, face à Bismarck et aux armées prussiennes..? Et pourtant cette identité populaire parisienne sacrément contradictoire et colonisatrice, elle se nourrissait d'une conscience collective de classe mais aussi d'un mode de vie, d'un rapport au territoire, qu'Haussman a tout fait pour casser en imposant un espace gérable et maîtrisable par le pouvoir. Une identité n'est pas bonne ou mauvaise en soi. Tout dépend comment elle s'assume.
Se mettre en mouvement ne se fait jamais sans risque. Chacun-e le sait trés bien par rapport à sa situation personnelle et la police n'est pas là pour bailler aux corneilles.
Si les salops du Cercle de Locarn attendent leur heure, d'autres patrons et pas des moindres (cf Canard du 6/11) ont déjà tiré la sonnette d'alarme et ont serré les freins: le MEDEF n'appelait pas à Quimper, la FNTR non plus, la FNSEA nationale non plus... Ni la CGT BZH, ni Solidaires BZH. Bref, il n'y avait que les sections bretonnes /ou locales d'entreprise qui ont appelé... Il fallait laisser les prolos seuls avec les charognes de Locarn..? Quel est le rôle de militants syndicalistes ou politiques ? Bizarre, vous avez dit bizarre. N'en déplaise à F. Morvan.
Gérald
Vous lisez attentivement la courageuse Françoise Morvan ! Votre analyse est assez juste, à compléter et à nuancer.
C'est tout à fait louable de s'épancher sur la Toile, mais nous doutons que l'anonymat soit un gage de sérieux et de responsabilité. Alors du courage !!!
Nikolaz et Naïg Cam
Nikolaz et Naïg,
Merci de votre commentaire (qui j'imagine s'adresse à moi et à Fabrice, et non à Gérald). Quant à l'anonymat, sachez que je suis davantage connu sous mon pseudo que sous mon vrai nom que personne dans le monde militant ne connaît, hormis of course la maréchaussée !
Patsy