Dans ces périodes de tensions politiques (un gouvernement aux abois), sociales (le fameux « ras-le-bol fiscal ») et sociétales (l'émotion provoquée par le mariage pour tous, la chasse aux Rroms « inassimilables »), le raciste n'a pas besoin de se cacher, d'euphémiser sa haine ou de lui donner une allure scientifique.

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Au 19e siècle, des chercheurs se sont efforcés d'enrober scientifiquement leur idéologie xénophobe et sexiste. Le Nègre n'était pas Nègre parce que Nègre. Le Nègre était Nègre parce que sa capacité cérébrale, la forme de son crâne ou son goût de l'égalité le faisaient Nègre1. La femme n'était pas femme parce que femme. La femme était femme parce que la Nature (ou Dieu) l'avait destinée à enfanter, faire la vaisselle et à ne point faire d'études. Racisme et sexisme ont toujours marché main dans la main. Souvenons-nous de ce qu'écrivait Gustave Le Bon, médecin de formation, dans un style inimitable : « Chez les peuples inférieurs ou dans les couches inférieures des peuples supérieurs, l’homme et la femme sont intellectuellement fort voisins. A mesure au contraire que les peuples se civilisent, les sexes tendent de plus en plus à se diversifier. » Vous avez saisi ? Pour notre médecin du 19e siècle, l'ennemi avait deux visages : celui du socialisme égalitaire qui émergeait et entendait renverser les hiérarchies sociales ; celui du féminisme balbutiant qui voulait arracher la moitié de l'humanité à son « destin » social.

En Bretagne, un vent de colère chaussé d'un bonnet rouge s'est levé sur fond de crise politique et sociale. Patrons, ouvriers licenciés ou en passe de l'être, agriculteurs, artisans et commerçants se sont retrouvés dans la rue pour clamer leur « ras-le-bol fiscal » et défendre l'emploi en Bretagne.
Surfant sur le Net à la recherche de la fameuse pétition de soutien aux Bonnets rouges, j'ai fini par en trouver une : celle de l'extrême-droite. On peut y lire ceci : « Paysans, marins-pêcheurs, ouvriers, artisans, chefs d’entreprise seront tous réunis et soudés pour défendre le droit de vivre et de travailler au pays, ce droit que les dirigeants politiques au pouvoir refusent aux Bretons, comme ils le refuseront demain à tous ceux qui refusent les licenciements, la mondialisation forcenée, la fiscalité démesurée, le grand remplacement de population. »
Ces identitaires n'ont peur de rien. Vous êtes de gauche ? Ils ressuscitent le célèbre « Vivre et travailler au pays » qui, dans les années 1970, était le slogan d'une gauche autogestionnaire, écolo et anti-impérialiste. Vous êtes de droite ? Ils vous offrent l'inoxydable référence à l'union sacrée, à l'alliance entre le Capital et le Travail. Vous êtes racistes comme eux ? Ils vous offrent l'énigmatique « grand remplacement de population ». A première vue, la phrase est curieuse et le lecteur non averti ne comprend pas ce que vient faire ici à côté de la « mondialisation forcenée », de la « fiscalité démesurée » et des « licenciements », ce « grand remplacement de population ». En fait l'expression est due à la plume de Renaud Camus, écrivain raciste, islamophobe et antisémite. Le « grand remplacement » fait référence à l'immigration non-européenne qui, of course, va nous submerger et nous faire changer de civilisation ! Bientôt les galettes de blé noir seront halal, qu'on se le dise !

On s’aperçoit également que l’Institut de locarn n’est pas très loin. Cet institut voit dans ce vent de colère une façon de réaliser son projet politique : défendre un capitalisme breton s’appuyant sur les valeurs du peuple breton. Même s'il est difficile d’avoir des infos précises sur ce lobby qui rassemble depuis 1991 la fine fleur du patronat local, on le sait lié au comte de Coudenhove-Kalergi, fondateur de l'Union paneuropéenne, dont les principes fondamentaux sont sans équivoque : « L'Union paneuropéenne reconnaît l'autodétermination des peuples et le droit des groupes ethniques au développement culturel, économique et politique (…) Le christianisme est l'âme de l'Europe. Notre engagement est marqué par la conception chrétienne des droits de l'homme et des principes d'un véritable ordre juridique. » Amen !
C'est dans ce contexte que des personnalités ont lancé à Pontivy « l'appel breton du 18 juin » pour une  « gouvernance économique régionale » et « le droit à l'expérimentation », fondant par la même occasion un nouveau lobby, le Comité de convergence des intérêts bretons (CCIB), avec pour mot d'ordre : « Décider, travailler et vivre au pays ! ». Nos croisés ont clairement annoncé la couleur : « L'heure des méthodes douces est révolue. Pour obtenir des réponses concrètes et immédiates, il va falloir livrer bataille. » Et dans l'oeil de leur viseur, il y avait l'écotaxe !2

A Quimper le 2 novembre dernier, une foule impressionnante a donc défilé dans les rues. Une foule à l'image de la période : perturbée et sens dessus-dessous. Ceux-là même qui achètent chaque semaine des packs d'eau minérale parce que les nappes phréatiques sont polluées ont donc manifesté avec la FNSEA, défenseur d'une agriculture productiviste et d'un agrobusiness écologiquement désastreux. Ceux-là même qui s'échinent dans les abattoirs pour un foutu SMIG ont manifesté main dans la main avec leurs patrons qui se sont enrichis éhontément grâce aux subventions européennes à l'export3. Y'avait comme une odeur d'Union sacrée ce 2 novembre dernier... Pas étonnant quand on sait que l'initiateur de la manifestation, Christian Troadec, politicien local et régionaliste notoire, plaide pour un « rassemblement large », transclassiste, de « toutes les sensibilités de la société bretonne » duquel pourrait émerger « un vrai projet d'avenir pour une Bretagne belle, prospère et solidaire ».
A Quimper, ce ne sont pas les stratégies pré-électorales des régionalistes, des réacs et des autres qui ont retenu mon attention, pas plus que celles qui se manifestèrent le même jour à Carhaix dans l'indifférence quasi-générale. Non, à Quimper, j'ai le sentiment qu'il y avait davantage de désespérance, d'angoisse que de conscience de classe sous les bonnets rouges.

Ce mouvement obscurcit la compréhension des luttes chez Gad, Tilly Sabco et Marine Harvest où des ouvriers, loin des idéologies et de la doxa identitaire, luttent pour sauver leur peau, pour pouvoir manger demain. Et là, il n’est plus question d’unité entre les paysans, marins pêcheurs, ouvriers, artisans, chefs d’entreprises présents pour sauver la Bretagne. Il est question d’ouvriers qui s’organisent et luttent pour sauver leur peau et continuer à nourrir leur famille. La longue histoire de la lutte de classe, encore et toujours.
Qu’ont obtenu ces ouvriers ? Au final, pas grand-chose. Une nouvelle défaite car leur usine ferme. Mais ils ont vendu chèrement leur peau, ils se sont battus et ont réussi à obtenir des primes de départ, des reclassements. 400€ de prime de départ par année d’ancienneté chez Gad : un maigre butin, évidemment, mais qui représente le double de la somme proposée au départ. Egalement obtenus : le reclassement de 80 salariés sur 187 à Marine Harvest et des primes de départ allant de 15 000€ à 94 000€. C’est déjà mieux... Plus que les primes obtenus, ces ouvriers se rappelleront, nous l'espérons, que c'est leur mobilisation qui leur a permis d'obtenir cela, et non un défilé main dans la main avec leurs patrons.
L'Union sacrée, on sait où cela mène. C'est en son nom que les Poilus s'en sont allé crever du côté de Verdun et d'ailleurs, pour le plus grand profit des marchands de canon et des politiciens. On est toujours le nègre de quelqu'un...


Notes
1. Les théories sur les crânes humains furent développés par des médecins comme Franz Joseph Gall, Cesare Lombroso, Vacher de Lapouge ou encore Paul Broca
2. Voir l’article paru dans Le Monde de Françoise Morvan (écrivaine, traductrice et spécialiste du folklore breton) : Bonnets rouges : des dérives autonomistes derrière les revendications sociales (13/11/2013). Françoise Morvan est l'auteure du Monde comme si – Nationalisme et dérive identitaire en Bretagne (Actes Sud/Babel, 2005)
3. Je pense notamment à Tilly-Sabco producteur de poulets bas-de-gamme qui, une fois congelés, partaient pour le Moyen et Proche-Orient faire concurrence à l'aviculture locale.


Nota : les camarades de Mouvement communiste ont livré leur analyse de ce qui se trame actuellement en Bretagne. Ce texte est disponible à cette adresse.