Jean-Marc Ayrault, notre bon maire de Nantes et accessoirement ponte socialiste (à moins que depuis quelques années, ce ne soit devenu l'inverse), notre bon maire donc a exprimé toute son indignation devant les molles réactions du gouvernement français suite à la répression qui s'est abattue sur les Tunisiens en colère. Il y a des indignations qui ne coûtent pas cher, et quand on entre en politique, il est bon de le savoir et d'en maîtriser l'usage.

A la fin de l'année 2008, je vous délivrais une chronique intitulée « Tout le monde aime la Tunisie ». J'écrivais alors : « La nature autoritaire du régime tunisien est pourtant de notoriété publique. Pas facile d’échapper dans les rues ou sur l’écran aux portraits de Ben Ali. Certains rappelleront avec raison que le culte de la personnalité ne date pas de son accession au pouvoir, qu'il a trouvé sa pleine expression sous Habib Bourguiba, le « combattant suprême ». Ben Ali n’a fait que se glisser dans ces draps1. Mais Bourguiba faisait reposer son omnipotence sur quelques décennies de combats contre le colonialisme et pour l’Indépendance. Ben Ali n’est qu’un apparatchik, un militaire, un parvenu qui s’est forgé des réseaux puissants dans l’ombre et a poussé à la retraite le vieux lutteur dont le gâtisme menaçait la stabilité du pays. Une fois au pouvoir, l’ancien chef de la sûreté n’a pas relâché la surveillance : la police est partout, les informateurs pullulent, les réseaux du parti demeurent omniprésents et incontournables. Par autoritarisme, il ne faut pas entendre seulement répression, tortures, violations des droits de l’homme, mais tous les dispositifs mis en place qui font de la servitude volontaire la seule attitude « raisonnable » offerte par le régime au peuple tunisien. »
Tout cela était connu de tout le monde, notamment des politiques de gauche et de droite, mais au nom de la Realpolitik, on se taisait ; pire même, on se félicitait à l'occasion de la volonté du Président Ben Ali de préparer le pays à la « démocratie bourgeoise ». Ce bon président n'a-t-il pas modifié récemment la loi électorale afin d'assurer à l'opposition 25% des sièges à l'assemblée nationale et dans les conseils municipaux ?
Pourquoi tant de mansuétude ? Parce que Ben Ali protége le pays de la contagion islamiste. Ca sert à ça l'islamisme. Ca sert à justifier que des pouvoirs corrompus et violents le demeurent. En d'autres termes, entre deux maux, il convient de choisir le moindre, même si c'est ce moindre, construit sur la violence et l'injustice, qui produit inlassablement le pire.
Il y avait aussi les droits des femmes, puisque le droit de la famille tunisien est l'un des plus avancés du monde arabe2. Il sert à ça le féminisme de nos élites, à nous faire oublier qu'ils ne sont jamais encore parvenus à faire respecter l'égalité salariale entre hommes et femmes sous nos latitudes.

Comment expliquer l'explosion sociale qui secoue actuellement Tunisie et Algérie ? Il y a évidemment l'élément déclencheur : la hausse vertigineuse des prix des produits de première nécessité qui rend la survie quotidienne encore plus problématique qu'elle ne l'était. Mais il y a évidemment bien d'autres facteurs qu'il convient de relever.
Les pays du Maghreb sont des pays dotés d'une forte population de jeunes. Malgré des systèmes scolaires à la santé précaire, ces pays produisent de plus en plus de diplômés qui se trouvent dans l'incapacité de s'insérer sur le marché du travail. Auparavant, les diplômés intégraient la fonction publique. Les salaires n'étaient guère mirobolants mais au moins ils avaient le mérite d'exister et de calmer les frustrations. Certes, il fallait faire allégeance au pouvoir, témoigner même faussement de sa fidélité au régime, mais quand il s'agit de croûter au quotidien, beaucoup se résignent à poser un voile pudique sur les injustices de ce vieux monde. Puis les temps ont changé. Au nom de la bonne gouvernance, de l'équilibre des comptes publics et du bréviaire libéral, les Etats ont été sommés de réduire sérieusement la voilure. Les places sont devenues de plus en plus chères et quasiment inaccessibles pour celles et ceux qui n'étaient pas dans les bons réseaux.
La jeunesse des quartiers pauvres et celle des classes moyennes qui a accès à l'éducation se retrouvent dans une même situation sociale et psychologique : pas de boulot, pas d'avenir, pas d'argent, incapacité de se loger, de devenir indépendant, de se marier, de fonder une famille. Et face à cette jeunesse, il y a une caste. Cette caste se gave depuis des décennies, grâce au pétrole pour l'Algérie, par le tourisme pour la Tunisie. Cette caste se gave mais ne redistribue plus comme avant, alors que la croissance économique est au rendez-vous. Les miettes du festin se font rares, et la rhétorique nationalisto-religieuse dont les peuples furent abreuvés depuis les indépendances tourne à vide.

Que nous réserve l'avenir ? Quand j'ai clos la rédaction de cette chronique vendredi en tout début d'après-midi, j'avais écrit ceci : « En Algérie, Bouteflika est président depuis plus de dix ans et son troisième mandat court jusqu'en 2014. C'est également à cette date que Ben Ali, au pouvoir depuis 25 ans, a prévu de passer la main, démocratiquement évidemment, c'est-à-dire à l'un de ses gendres. Deux pouvoirs vieillissants à la légitimité très largement érodée par le temps (et l'expérience), ça ne devrait pas faire de vieux os. Pour tenir, ils vont devoir manier un peu le bâton, faire sauter quelques fusibles, et surtout se trouver des alliés parmi les opposants au régime en psalmodiant quelques versets sur les vertus de l'unité nationale. Et je doute que certains opposants, démocrates convaincus comme il se doit, refusent d'aller manger dans la gamelle autoritaire. » Quelques heures après, j'apprenais le départ de Ben Ali, sous la pression de la foule et sans doute sous celle d'une fraction de l'élite certainement pas décidée à tout perdre en s'accrochant à un vaisseau chavirant. Mon scénario initial était faux concernant la Tunisie, car j'avais totalement écarté l'hypothèse de la vacance du pouvoir, d'une transition politique sans Ben Ali. Reste à savoir maintenant si nous allons assister à une véritable démocratisation de la vie politique tunisienne ou si le pays va entrer, comme je le pressens, dans une phase de décompression autoritaire durant laquelle l'élite dirigeante va entamer un processus de démocratisation sans rien lâcher d'essentiel, tout en travaillant à relégitimer son leadership en cooptant certains secteurs de la société civile. Tout changer pour que rien ne change...


Notes :
1. Michel Camau et Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire – Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po, 2003.
2. Confluences Méditerranée n°59 (automne 2006, Femmes et islamisme).