S'est instauré alors une dualité du pouvoir. En haut, les anciennes élites ont essayé de se reconvertir, de garder la main sur le processus de transformation politique du pays. En bas, les gens se sont organisés à la base, dans des soviets d'usine ou de quartier. Dans ces soviets, on parle, on échange, on gère le quotidien, on imagine un autre monde possible et on s'efforce d'empêcher que les aspirations au changement ne se perdent dans des combinaisons politiciennes. Cette dualité du pouvoir durera jusqu'à l'automne, jusqu'à ce que le gouvernement provisoire soit chassé du pouvoir par un coup d'Etat initié par le groupe révolutionnaire le plus discipliné : celui des Bolcheviks. La révolution de février à accouché d'une seconde révolution, celle d'Octobre.

Mais arrêtons-là cette page d'histoire extrêmement lapidaire, et voyons si celle-ci peut nous aider à comprendre ce qui se joue actuellement à Tunis.
A Tunis, Ben Ali a donc été chassé du pouvoir. Lui et sa cour avaient mis en coupe réglée le pays depuis deux décennies. Soutenu par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale pour sa bonne gestion, par les grandes puissances pour son rôle de rempart face à la poussée islamiste radicale, Ben Ali ne se doutait pas que ce serait « son » peuple, contrôlé par ses réseaux d'informateurs et cadenassé par ses flics, qui le jetterait dehors comme un vulgaire malpropre. Et pourtant, c'est ce qui s'est passé, et, avouons-le, Ben Ali ne fut pas le seul à être surpris. Je le fus, tout comme Michèle Alliot-Marie, mais de façon moins obscène.
Ben Ali n'a pas eu le temps de dissoudre l'Assemblée et de nommer un comité provisoire, ni même de faire sauter quelques fusibles afin de rassurer la rue. La rue a été la plus forte. Alors les affidés de Ben Ali se sont chargés eux-mêmes de gérer la vacance du pouvoir. On prend les mêmes et on recommence. Les hommes du président ont donc constitué un nouveau gouvernement ressemblant comme deux gouttes d'eau au précédent. On y retrouve aux postes-clés (comme l'Intérieur ou les affaires étrangères) les mêmes mafieux du Rassemblement constitutionnel démocratique, auquel se sont joints quelques figures de l'opposition, dont certaines ne furent mises au courant de leur nomination que peu de temps avant l'annonce officielle. Ne faisons pas de procès d'intention : je ne connais pas suffisamment la scène politique tunisienne pour me le permettre. Ce que je sais, en revanche, c'est que les pouvoirs autoritaires sont passés maîtres dans l'art de secréter des oppositions dociles que l'on achète avec de l'argent et des postes.

Mais de ce gouvernement d'union nationale et de réconciliation, la rue n'en a pas voulu. Elle n'a pas été dupe. Comme l'a écrit récemment le journaliste Taoufik Ben Brik : « On a coupé la tête du canard, mais le corps bouge encore. Ben Ali s'est éclipsé, mais il a laissé derrière lui son système ». Et dans ce système, il y a l'Union générale des travailleurs tunisiens. La dissidence actuelle de l'UGTT est très intéressante à analyser. Entre le pouvoir et l'UGTT, les relations ont toujours oscillé entre autonomie relative et allégeance absolue. Sous Bourguiba, UGTT et pouvoir ont marché longtemps main dans la main, même si l'UGTT n'appréciait guère la présence dans les entreprises des cellules du parti unique qui lui disputait le contrôle des travailleurs. A la fin des années 1970, la rupture fut consommée après que le pouvoir ait réprimé de façon extrêmement violente les participants à une grève générale lancée par la confédération. Lorsque Ben Ali écarta du pouvoir le vieux leader, il décida de reprendre le contrôle de l'UGTT, de refaire du syndicat unique une courroie de transmission servile de sa politique. Il y est parvenu à la fin des années 1980. Une direction tout acquise à sa cause prit les rênes de l'organisation, avec à sa tête Ismaël Sahbani, un ancien métallo. Un Sabhani qui s'est révélé plus autoritaire que démocrate, et plus affairiste que syndicaliste, au point de finir en prison pour détournements massifs de fonds. Mais rassurez-vous, il fut amnistié au bout de deux ans de détention.



En 2006, Béatrice Hibou, auteur d'un livre remarquable, « La force de l'obéissance – Economie politique de la répression en Tunisie », écrivait : « L'UGTT n'est ni totalement soumise, ni totalement alignée. (…) La direction est incontestablement intégrée dans le processus de normalisation disciplinaire,mais la base n'apparaît pas aussi docile et facile à orienter. Plus que d'alignement, il faut certainement parler de cohabitation instable entre une direction neutralisée et une base non maîtrisée. Consciente de sa force déclinante, l'UGTT tente aussi de jouer sa survie en cherchant à ne pas perdre ce qui lui reste. »
Cinq ans plus tard, on voit l'appareil bureaucratique de l'UGTT aspirer à ne plus apparaître comme le bras armé du pouvoir dans le monde du travail, et les récents événements, dans lesquels elle a joué un rôle non négligeable, la poussent à se mettre davantage à l'écoute de la rue. Il en va de sa survie. Est-ce purement tactique ou cela témoigne-t-il d'un changement de rapport de force interne ? L'avenir nous le dira.

La Tunisie n'est pas la Russie et nous ne sommes pas en 1917. La révolution n'est pas à l'ordre du jour de l'autre côté de la Méditerranée. « Un horrible dictateur chassé par un peuple vaillant. C'est déjà ça ! » nous dit Taoufik Ben Brik. Il a raison : c'est déjà ça.
Mais Ben Brik doit savoir également qu'en 1987, lorsque le premier ministre Ben Ali écarta du pouvoir Bourguiba sans effusion de sang, les Tunisiens appelèrent cet épisode la « Révolution du Jasmin ». Cette première Révolution du Jasmin accoucha d'un Etat policier renforcé. Il faut espérer que cette seconde Révolution du Jasmin ne connaisse pas un tel sort, et que les Tunisiens et Tunisiennes profitent de ces temps délicats pour se doter d'outils organisationnels leur permettant d'imposer des réformes profondes et de maintenir la pression sur un establishment politique, économique et syndical si prompt aux compromis et aux compromissions. En attendant mieux...

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A lire,
Nicolas Beau, Jean-Pierre Tuquoi, Notre ami Ben Ali – L'envers du « miracle tunisien », La Découverte, 2002.
Béatrice Hibou, La force de l'obéissance – Economie politique de la répression en Tunisie, La Découverte, 2006.