Mohammed Harbi, L’autogestion en Algérie. Une autre révolution ? (1963-1965), Syllepse, 2022.

« L’autogestion, c’est pas d’la tarte ». Tel était le titre d’un livre paru en 1978. Le dernier ouvrage proposé par le militant et historien Mohammed Harbi nous en offre une nouvelle illustration. A dire vrai, le presque nonagénaire Mohamed Harbi nous propose avec « L’autogestion en Algérie » un ensemble documentaire de grande valeur qui nous permet de mieux comprendre les premières années de l’Algérie indépendante ; des documents parfois inédits, inaccessibles ou depuis longtemps oubliés que l’auteur et l’éditeur, Syllepse, ont exhumés, et parmi ceux-ci de remarquables rapports d’enquête qui nous entraînent au plus près du terrain, là où l’autogestion est censée se déployer.
Harbi.jpg
Proche des trotskystes, conseiller d’Ahmed Ben Bella, avant de devenir un historien reconnu et respecté de l’histoire de l’Algérie contemporaine, Mohammed Harbi fut l’un des acteurs majeurs du Front de libération nationale, notamment de la tendance socialiste qui entendait donner la terre aux fellahs et l’usine aux ouvriers. La révolution devait être l’affaire du peuple délivré du joug colonial et non celle d’une élite politico-militaire. Le FLN n’avait de front que le nom, car derrière la façade unitaire, des clans ne tardèrent pas à se déchirer et seul le coup d’État de Houari Boumédiene en 1965 mettra fin à trois années d’affrontements politiques.
L’Algérie indépendante ne pouvait sortir indemne de huit années de conflit ouvert. Il faut tout reconstruire, notamment à la campagne. Il faut faire avec un matériel défaillant quand il n’a pas tout simplement disparu, l’absence d’encadrants techniques et, en même temps, gérer le retour des deux millions de fellahs rassemblés autoritairement par l’État français dans des camps loin des exploitations agricoles1 ou réfugiés en Tunisie ou au Maroc. Il faut faire avec un Etat en pleine reconstruction, miné, de haut en bas, par l’arrivisme, et souffrant d’un manque de personnel compétent. Il faut faire avec les bureaucrates, pour beaucoup anciens combattants, qui prennent place dans les nouvelles institutions étatiques ou autogestionnaires (comme les comités de gestion), accaparent les terres ou y placent leurs amis et font régner l’ordre d’autant plus facilement que la plupart des fellahs, habitués à obéir sans mot dire et tenus par la faim, ignorent tout de leurs droits nouveaux. Comme l’écrit un rapporteur, « le comité de gestion (…) permet surtout à ses membres de ne rien faire, sans être contrôlés ». La journaliste Juliette Minces parlera à leur propos de « nouvelle bourgeoisie inculte, arrogante, avide, pour qui l’indépendance de l’Algérie n’avait été que le moyen de s’enrichir. » Et comme l’a écrit dès 1963 Mohammed Harbi lui-même dans un article paru dans Révolution africaine, « (aux bureaucrates coupés du peuple) il est temps d’enseigner la différence entre le socialisme et la promotion administrative ».

La dynamique autogestionnaire fut ainsi phagocytée dès le départ par ceux qui ne voulaient pas que se développe l’action autonome des masses, et elle fut insuffisamment soutenue par une masse paysanne, peu instruite et politisée, pour laquelle la Réforme agraire signifiait avant tout partage des grands domaines coloniaux. L’autogestion ne fut donc pas l’« école de démocratie » tant espérée par ses promoteurs. Et si l’auteur refuse de parler d’échec à son sujet, elle en a pourtant le goût.


1 Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de SciencesPo, 2022.