Ce point de vue, je ne le partage pas parce qu'il nie le rôle central de la violence dans l'Histoire. Car cette violence, qu'on le veuille ou non, a joué un rôle fondamental dans l'émergence puis la consolidation et le renforcement de la société démocratique. Condamner la violence au nom de la morale, chrétienne ou laïque, c'est oublier que c'est grâce aux multiples pratiques d'action directe développées par les travailleurs ou citoyens que nous ne sommes plus pieds et poings liés, entre les mains des puissants.

Violence et mouvement ouvrier sont intimement liés. Sans les pratiques illégales multiples développées par les exploités pour s'affranchir du capitalisme, les organisations ouvrières n'auraient pu s'affirmer et être finalement légalisées sous la Troisième République ; une reconnaissance qui intervient en 1884 et qui a un but pour la bourgeoisie d'alors au pouvoir : canaliser la contestation ouvrière. Sans l'occupation des usines durant le Front populaire de 1936, pas de congés payés. Mais en 1936, diront certains, les ouvriers n'ont rien cassé, bien au contraire, ils ont bichonné les machines, tenu propres les ateliers et organisé même des portes ouvertes ! Oui, c'est vrai, mais ils ont fait pire aux yeux de la bourgeoisie d'alors : ils ont nié le droit de propriété, ils ont affirmé symboliquement que l'usine était à eux, que les machines sur lesquelles ils s'usaient huit heures par jour leur appartenaient. La bourgeoisie et les élites gouvernantes se contrefoutent des bris de vitrines et des lancés de pavés. En revanche, quand les travailleurs se permettent de remettre en question, ne serait-ce que fugitivement, l'un des piliers sur laquelle repose l'ordre politique et social, la propriété privée, cela, la bourgeoisie et les élites gouvernantes ne peuvent l'admettre, l'accepter.

Ecoutez plutôt ce qu'en disait, sarcastique, le militant Edouard Berth : « Les ouvriers, naguère, faisaient grève, eh oui, c'est entendu ; c'est-à-dire qu'ils quittaient l'usine et... attendaient que le patron consentît à capituler au bout d'un temps indéterminé ; ils essayaient bien, par des procédés divers, de débau­cher les non-grévistes et d'empêcher l'embauche d'une main d’œuvre nouvelle ; on se rappelle ces procédés qui, déjà, paraissaient assez scandaleux et si peu respectueux de la fameuse et sacro-sainte “liberté du travail” (…) Mais cette fois, qu'est-ce à dire ? Que se passe-t-il ? Quelle est cette tactique nouvelle, inédite, extraordinaire ? Les ouvriers ne quittent plus l'usine, ils l'occupent ; ils y couchent, ils y mangent, boivent et dorment ; ils s'y installent, comme en pays conquis, que dis-je, comme chez eux, et ils font acte de bons propriétaires : ils net­toient l'atelier, ils astiquent les machines, ils tien­nent tout en ordre parfait et propreté impeccable ; non seulement ils ne touchent à rien, non seule­ment ils ne détruisent rien, mais ils font tous actes conservatoires ; ces machines, (…) il les soignent, ils les caressent avec amour, comme des enfants dont on espère monts et merveilles ! C'est inouï, incroyable, scandaleux ! Ma parole, se croiraient-ils donc, ces ouvriers, les véritables pos­sesseurs et propriétaires de ces fabriques, bureaux et magasins, où nous, patrons, nous avions la cha­rité de vouloir bien les faire travailler ? On le di­rait, et ils agissent tout comme si ! Et le droit de propriété, que devient-il alors ? Et la liberté indi­viduelle ? Et la loi... bourgeoise ? Et ce gouverne­ment - scandale des scandales - qui laisse... oc­cuper, qui ne bouge pas ; qui regarde, impuissant et inerte, qui approuve peut-être : mais c'est la fin de tout, mais... c'est donc la Révolution ! Ou, si ce n'est pas encore la Révolution, c'en est le prélude sinistre, et qui n'annonce, en vérité, rien de bon : mieux eût valu cent fois que les ouvriers fissent des dégâts et brisassent tout, on aurait pu alors au moins faire intervenir la troupe et les déloger ; mais cette sagesse dans l'occupation scandaleuse, cet ordre, cette organisation, cette formidable tran­quillité (...) qui semble vous narguer, vous défier - ah non, c'en est trop, en voilà assez et il faut que cela finisse ! »

Sans le joli mois de Mai 1968, où en serait-on ? Sans les occupations d'usine, les séquestrations de patrons (comme à la SNIAS à Bouguenais), sans les violentes manifestations (et elles le furent cent fois plus que celles d'aujourd'hui), la société française aurait-elle le visage qu'elle a aujourd'hui ?
Je vous avoue être particulièrement surpris de l'émotion que peuvent provoquer les actuelles dégradations au regard de celles que la France connût en 1968 par exemple. Car rue Gay-Lussac, les rebelles, comme le dit la chanson, ne brûlèrent pas qu'une Porsche. Durant les émeutes de mai, ce sont de dizaines de véhicules qui servirent d'exutoires et de barricades aux manifestants ! Sans recours aux pratiques d'action directe qui, sans être nécessairement violentes, furent bien souvent non légales, les femmes auraient-elles obtenu le droit à la contraception et à l'avortement, la communauté homosexuelle serait-elle sortie de la clandestinité et de l'ostracisme, les travailleurs immigrés auraient-ils obtenu la carte de dix ans et la fin du contrôle social raciste dans les foyers Sonacotra ? Sans les manifestations violentes de 1986, dont l'une causa la mort de Malik Oussekine, les étudiants auraient-ils obtenu la mise au rencard du plan Devaquet ? Sans la détermination des prolétaires de Continental, détermination qui passa par la mise à sac de la sous-préfecture de Compiègne, les travailleurs auraient-ils obtenu un plan social plus intéressant que le coup de pied aux fesses que leur promettait la direction ? Sans mobilisations populaires dures, car elles le furent ou continuent à l'être, nous aurions une centrale nucléaire en Basse-Loire du côté du Pellerin, des champs remplis d'OGM, et un aéroport du côté de Notre-Dame-des-Landes. Dois-je continuer ?

Condamner la violence, c'est considérer en toute cohérence que ce qu'elle a permis d'obtenir est entaché d'un vice originel. Seriez-vous prêts à vous asseoir sur les acquis sociaux et sociétaux de Mai 68 (et de la décennie tumultueuse qui suivit) parce qu'ils furent obtenus grâce au recours à la force ?
De tout ce qui précède, il ne faut pas en conclure qu'on ne peut rien obtenir sans recours à la violence. Non, il faut juste comprendre que le recours a des méthodes non légales fut une constante dans l'histoire du mouvement ouvrier, et elles lui furent souvent d'un grand secours, qu'on le veuille ou non. Comme l'a écrit Georges Sorel en son temps : « Les ouvriers n'ont pas d'argent, mais ils ont à leur disposition un moyen d'action bien plus efficace ; ils peuvent faire peur. » (Réflexions sur la violence, 1907).

De quoi ces violences sont-elles le fruit ? Qui sont ces casseurs et qu'expriment-ils ? Questions difficiles quand on est ni de droite, ni socialiste de gouvernement puisque dans ce cas, « expliquer, c'est excuser » si l'on en croît celui qui nous sert de Premier ministre. Non, expliquer n'a qu'un but : comprendre. Comprendre que ces « violences » ne naissent pas de rien mais qu'elles sont le fruit d'une conjoncture politique, économique et sociale. Le sociologue Jean-Pierre Garnier expliquait en 1996 que le « bavardage prolixe sur les mille-et-une causes de la violence urbaine, de même que les discussions sans fin sur les moyens de l'enrayer, permettent de prolonger le silence quasi général qui est de mise sur la violence majeure que constituent, pour ceux qui en sont les victimes, la précarisation, la paupérisation et la marginalisation. » (Jean-Pierre Garnier, Des barbares dans la cité – De la tyrannie du marché à la violence urbaine, Flammarion, 1996.) Ne voir dans les « émeutiers » que des voyous ou des rebelles sans cause, nihilistes, voire des rejetons d'immigrés incapables de s'intégrer, c'est oublier ou feindre d'oublier que ces gamins sont les rejetons d'un système économique de plus en plus inégalitaire et violent qui ne peut prospérer sans produire son stock de déclassés et de lumpen-prolétaires. Et quand les organisations, syndicales ou politiques, tout en condamnant les violences policières, accusent l’État de laisser faire les émeutiers, autrement dit de ne pas réprimer à bon escient, elles ne font qu'affirmer par là que seules les structures bureaucratiques peuvent légitimement incarner une critique sociale digne d'intérêt.

Les actes de violence qui émaillent les manifestations sont des manifestations de radicalité politique, de colère, de frustration, comme elles peuvent l'être, aussi, de bêtise, car disons-le tout net, descendre la vitrine d'un kebab, d'un coiffeur ou repeindre la façade d'une banque faisant de l'optimisation fiscale n'ont pas la même signification politique ! Certains militants considèrent qu'il est important de contester physiquement le pouvoir, d'autant plus quand celui-ci use et abuse de l'état d'urgence pour imposer la paix sociale. Je ne considère pas que l'affrontement ritualisé avec les forces répressives de l’État soit indispensable au développement du mouvement de contestation de la loi El Khomri. Il se peut même que par son systématisme, la recherche de l'affrontement (ou l'acceptation tactique de celui-ci) soit contre-productif et contribue à l'isolement de ceux qui ne se résignent pas à l'ordre de ce monde. Or une lutte se gagne quand elle obtient le soutien tacite ou la neutralité de celles et ceux qui ne se mobilisent pas mais « n'en pensent pas moins ». Si la loi El Khomri est mise aux oubliettes ou se retrouve vidée de ses aspects les plus néfastes pour les travailleurs et ceux qui cherchent à le devenir, ce sera la conséquence d'un mouvement de masse autrement plus puissant que celui d'aujourd'hui et capable d'entraîner dans l'action, y compris même sous des formes radicales, des centaines de milliers de travailleurs et chômeurs bien souvent désabusés ou résignés.

Certains verront derrière les émeutiers la main maléfique et manipulatrice de l’État, considérant que tout Etat a intérêt que le discrédit soit jeté sur un mouvement social le remettant en cause. Il est vrai que la criminalisation du mouvement social est aussi vieille que le mouvement lui-même. Les livres d'histoire sont plein d'exemples de ces va t'en guerre virulents appointés par la Préfecture ; et dans certains conflits, notamment étudiants, il n'était pas étonnant de voir certains excités sortir de nulle part, pousser à l'affrontement avant de disparaître discrètement. De même, on doit garder en mémoire que nous sommes soumis à un bourrage de crâne continuel de la part des grands médias ; des médias qui n'inventent évidemment pas les dégradations mais qui souvent les exagèrent, les dramatisent et les mettent en scène, au nom du buzz, du spectaculaire et de l'ordre. Un journaliste, accablé, me confiait dernièrement qu'on ne lui demandait pas de couvrir les manifestations, mais les débordements. Il faut faire peur, tétaniser par les images l'électeur, la majorité silencieuse. Il faut lui inventer un « ennemi intérieur », une cinquième colonne pour justifier la militarisation de l'espace public, pour booster le business de la sécurité. Car la sécurité est devenu un secteur plein d'avenir avec vigiles, caméras et contrats d'assurance.

On ne peut penser les violences actuelles en oubliant l'évolution du maintien de l'ordre auquel nous assistons depuis une quinzaine d'années et les premiers grands rendez-vous altermondialistes contre l'Organisation mondiale du commerce. Les dernières années ont vu les forces de l'ordre être dotées de moyens répressifs de plus en plus puissants (aux vieux lacrymogènes, s'ajoutent désormais les taser, flashballs, gaz poivre, grenades incapacitantes ou de désencerclement, canon à eau et autres…) mais aussi de nouvelles tactiques comme les rafles massives, les infiltrations, les arrestations préventives… Nous assistons à une militarisation du maintien de l'ordre, à la robocopisation du CRS dans un contexte politique de plus en plus tendu ; ce surarmement a eu pour conséquences récentes la mort de Rémi Fraisse et la mutilation physique de plusieurs jeunes hommes frappés au visage par des balles en caoutchouc ; cette manifestation de toute-puissance guerrière n'a fait que renforcer le profond sentiment de défiance des gens face à certaines forces de l'ordre, comme ceux que l'on appelle les « cow-boys de la BAC ». Le fait que la Justice, en toute Indépendance comme il se doit, se montre particulièrement clémente, pour ne pas dire plus, avec des policiers auteurs d'actes de violence manifeste ou de bavures ne peut que renforcer le sentiment de dégoût, de mépris qu'éprouvent de nombreuses personnes pour tout ce qui porte uniforme. S'en prendre aux CRS, aux gardes mobiles, à la brigade anti-criminalité, c'est s'en prendre à des incarnations de l’État ; un Etat perçu de plus en plus comme une machine, techno-bureaucratique, froide, tenue par une oligarchie d'affairistes et d'opportunistes interchangeables, au service des élites économiques et de leur propre carrière. La montée de l'abstention ou son niveau structurellement élevé souligne que notre système est au bord de l'épuisement, que les gens de plus en plus massivement ont conscience que le pouvoir est ailleurs qu'à l'Elysée et Matignon. La farce électorale ne fait plus rire grand monde.

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Ces mots que l'on attribue à Antonio Gramsci me semblent particulièrement adaptés au monde tel qu'il va. Parmi ces monstres, je ne placerai pas les casseurs et autres « professionnels de la manifestation », comme le dit la presse et la police, mais les banquiers et les élites économiques. Ces derniers font mille fois plus de dégâts. Ils perpétuent leurs méfaits avec une belle arrogance, s'affranchissent du droit à l'occasion et savent négocier en haut-lieu quand ils sont pris la main dans le sac. Les vrais casseurs portent costume et cravate sombre, pas des cagoules.