Car tu n'as pas seulement mis le feu à tes vêtements. Tu as embrasé la Tunisie entière. Et la colère a dépassé les frontières, montrant à quel point certains régimes autoritaires n'étaient que des tigres de papier. Du moins, beaucoup le pensaient ; d'autres n'y croyaient pas mais espéraient quand même que Bouazizi et tant d'autres ne soient pas morts pour rien.
Fêter la Révolution cinq ans après ? Fêter quoi au juste ? Car de Révolution, il n'y a pas eu. Tout changer pour que rien ne change alors ? Cela y ressemble fort, même si rien n'est aussi fixiste.

La Tunisie est citée en exemple, puisqu'elle n'a pas sombré dans la violence. On comprend pourquoi. Le pouvoir égyptien a renoué avec la violence d’État et la répression tout azimut. Au nom de l'ordre et de la sécurité, on liquide du barbu et du démocrate indocile au son de l'hymne national. La guerre civile n'est jamais propre. Celle-ci est sale et se fait avec les armes qu'on leur vend. Au moment où Ben Ali était chahuté par la foule, la droite française au pouvoir, par la voix de Michèle Alliot-Marie, lui proposait des flics et son expertise en matière de maintien de l'ordre. La gauche au pouvoir est moins obscène : elle vend des armes aux massacreurs galonnés égyptiens au nom de la démocratie et de la balance commerciale. Choisissez votre camp…

Pauvre Tunisie. Au début du mois de janvier, le premier parti du pays, Nidaa Tounes, s'est donné en spectacle. Tout le monde s'est battu comme des chiffonniers pour trouver le futur leader de l'organisation chargé de remplacer son vieillard de fondateur, Béji Caïd Essebsi, nonagénaire autocrate. Et comme dans un mauvais film, le vieillard a tapé du poing sur la table et a décrété que la seule personne susceptible de le remplacer à terme ne pouvait être que son fils, Hafedh Caïd Essebsi. On doit appeler ça de la démocratie héréditaire.
Pauvre Tunisie. Au nom de la réconciliation nationale, Béji Caïd Essebsi a permis à d'anciens membres du parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique, d'intégrer Nidaa Tounès et d'y refaire leur beurre comme si de rien n'était. Normal après tout puisqu'il y a fait lui-même toute sa carrière politique. Nidaa Tounès n'est pas un parti, c'est une entreprise de recyclage d'opportunistes, d'arrivistes et de mafieux.
Pauvre Tunisie. Au nom de la réconciliation nationale, Béji Caïd Essebsi a fait de son principal adversaire politique, l'islamiste Rached Ghannouchi, l'invité d'honneur du congrès. Geste fort qui sent l'union sacrée ou la version musulmane de l'alliance du sabre et du goupillon.
Pauvre Tunisie. Au nom de la réconciliation nationale, Béji Caïd Essebsi est favorable au vote d'une loi protégeant des rigueurs de la justice les affairistes et autres kleptocrates qui ont fait leur beurre sous les ailes protectrices de l'ancien régime. Comme dans la France de la Libération, il s'agit d'épurer, mais pas trop. Comme dans la France de François Hollande, il ne faut pas désespérer Neuilly et La Défense.
C'est pour cette Tunisie-là que Mohammed Bouazizi s'est suicidé ? C'est pour un tel résultat que des centaines ou des milliers de Tunisiens ont été tués, humiliés, bastonnés ?

La Tunisie a vécu ce que certains politistes appellent un phénomène de décompression autoritaire. Les élites au pouvoir lâchent du lest, ouvrent l'accès au pouvoir et à ses ressources à d'anciens dominés. L'élite se recompose ainsi, intégrant des outsiders dans son pré-carré où politique et business se tiennent par la main. La décompression autoritaire est suivi souvent de la restauration autoritaire quand le pouvoir, sorti de son état de grâce, est obligé de mater ces peuples rêvant de démocratie sociale et n'acceptant pas d'être les dindons d'une farce au goût amer. Car rien n'a changé pour ceux qui ont un contrat de travail comme pour ceux qui vivotent dans l'informel, dans les trafics transfrontaliers, dans l'économie parallèle. Comme tous les peuples, les Tunisiens auront droit à la même potion : restauration de l'autorité de l’État d'un côté, ordre moral de l'autre. Le sabre et le misbaha, le chapelet musulman.

La Tunisie crève à petit feu. La jeunesse tunisienne se meurt d'ennui, de misère et de frustrations. Plutôt que de pourrir sur place, certains ont fait le choix de l'exil, ont pris la route, direction l'eldorado européen. Plutôt que de mourir sur place, d'autres ont choisi de tuer et de se faire tuer au nom d'Allah, au nom du Califat, au nom de l'Oummah. Ils sont des milliers à avoir rejoint Daech en Syrie et surtout en Libye et dans le Sahel. La Tunisie est le premier exportateur mondial de djihadistes. Et ils seront plus nombreux encore demain si la situation sociale se détériore.