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Depuis près de quarante ans, Danièle Linhart ausculte le monde du travail. Depuis quarante ans, elle observe sa dégradation, autrement dit son adaptation au monde capitaliste tel qu'il va. Au 19e et au 20e siècle, le patronat et ses affidés se sont efforcés de domestiquer le peuple salarié, c'est-à-dire de le discipliner : lui apprendre les horaires, les règles, les normes, la soumission à la machine et aux procédures ; capter ses savoir-faire, les transférer à la machine, le réduire à l'état de rouage. Ils n'y sont jamais parvenus totalement ; et tout spécialiste du monde du travail le sait : les entreprises ne fonctionnent que parce que les salariés s'affranchissent régulièrement des normes et procédures. Le refus de l'aliénation salariale, les luttes sociales, cette guerre des classes ouverte ou larvée, tout cela a poussé le patronat à innover, à proposer à ceux qu'elles pressurent une nouvelle ambition : faire siennes les valeurs de l'entreprise, les défendre au dehors, être mobile, flexible, adaptable, se fondre dans le collectif et y prendre du plaisir. Ces managers modernes sont devenus des « anthropreneurs », entre les mains desquels nous ne sommes qu'une pâte à modeler et remodeler au gré de l'évolution des modèles productifs. Modeler veut dire détruire les métiers pour ne laisser au travailleur qu'un ensemble de compétences mises à la disposition du patron.
Danièle Linhart cite un cadre de France Telecom disant que son « rôle est de produire de l'amnésie ». Phrase terrible et si vraie. Danièle Linhart rappelle qu'à la précarisation objective, celle vécue par les travailleurs faiblement insérés dans le monde salarié (CDD, intérimaires etc.), s'ajoute une précarisation subjective, conséquence d'une organisation du travail centrée sur la déstabilisation et le mouvement perpétuel. Les jeunes, nous dit-elle, se piquent parfois au jeu, préférant ce mouvement perpétuel, le stress, les challenges, la fluidité des rapports d'autorité à une organisation plus traditionnelle où les camps sont davantage marqués, où chacun défend son pré-carré, son identité professionnelle. Mais cela dure peu. Parce que le management moderne fonctionne à la perversion. Il nous somme d'être coopératif et collectif, tout en faisant en sorte que chacun soit le concurrent de l'autre. Logique de coopération et logique de compétition sont censés se tenir par la main. A ce jeu-là, on se brûle, on s'épuise et on perd l'estime de soi.

« L'histoire du travail salarié, nous dit Danièle Linhart, est celle d'une déprofessionnalisation systématique des travailleurs par un management soucieux avant tout de les contrôler et de maîtriser leur travail. » Lire ce livre est un bon antidote à l'heure où la doxa néolibérale entend nous faire prendre les vessies de l'exploitation pour les lanternes de l'émancipation individuelle.