Recep Tayyip Erdogan a réussi son pari. Avec 49 % des suffrages exprimés et plus de 310 députés sur 550, Il est parvenu à faire de son parti, l’AKP, la force hégémonique de la scène politique turque, une force telle qu’elle peut se passer d’alliance pour gouverner.

Rappelez-vous. En juin dernier, le parti d’Erdogan subissait un camouflet. Première force politique du pays depuis plus de dix ans, il espérait à l’occasion des élections législatives rafler la majorité absolue et faire voter dans la foulée son projet de réforme constitutionnelle qui aurait fait de la Turquie un régime à caractère présidentiel. Malheureusement pour Erdogan, l’opposition à son pouvoir de plus en plus autocratique bouscula ses prévisions, notamment un petit parti fourre-tout, le HDP, lié au mouvement kurde et aux nouveaux mouvements sociaux, qui fit son entrée au parlement.

Erdogan a choisi alors la manière forte. Incapable, et sans doute peu désireux, de constituer une alliance post-électorale pour gouverner, Erdogan est allé à l’affrontement, choisissant de punir les Kurdes. Pourquoi les Kurdes ? Parce que pendant une décennie, Erdogan a cherché à s’allier avec les secteurs kurdes les plus traditionnalistes et conservateurs qui, au nom de l’Islam lui apportèrent leurs suffrages. En retour, Erdogan promettait de régler la question kurde non plus par la violence comme auparavant mais par la négociation et la reconnaissance de l’identité kurde dans l’ensemble national turc. En juin dernier, il s’est aperçu que l’AKP avait perdu beaucoup de voix dans l’est du pays, majoritairement kurde, ce qui signifiait que lassés de ne pas voir les choses avancer plus promptement, les Kurdes avaient voté massivement pour le HDP.

Depuis le mois de juin, la situation politique intérieure s’est donc profondément dégradée. Une atmosphère de lynchage s’est installée dans l’Ouest du pays, où des Kurdes ont été plus que malmenés et le HDP a subi des attaques en règle de ses locaux ; dans l’est du pays, nous avons assisté à la militarisation des espaces kurdes, tandis que au-delà des frontières, en Syrie, l’armée turque s’en prenait avec violence à Daesh et aux Kurdes pourtant soutenus par les Etats-Unis, l’allié fidèle de la Turquie. Sans oublier bien sûr, les attentats qui ont endeuillé le pays, à Suruc en juillet, à Ankara dernièrement, dont les Kurdes et militants du HDP furent les victimes essentielles. Des attentats que les autorités ont mis sur le dos de Daesh, mais que les Kurdes ont très vite interprétés comme une manipulation du pouvoir ou des secteurs les plus nationalistes de l’armée. Erdogan a donc gagné son pari. Il a parié sur la peur du chaos et du désordre, et il a gagné. Il a misé sur le nationalisme xénophobe anti-kurdes, et il a gagné. Pourtant, la plupart des observateurs, les yeux rivés sur les sondages, pensaient que ces élections d’octobre ne seraient qu’un décalque de celles de juin. Mais les sondages ont été trahis par les électeurs. Il semble que l’AKP d’Erdogan ait séduit une partie des électeurs du très droitier Parti d’action nationaliste, et qu’à l’inverse le HDP ait perdu une partie de son électorat (un million de voix), sans doute sa frange la moins attirée par la problématique kurde ou la plus effrayée par l’atmosphère de violence visant le HDP, et les risques de répression pouvant toucher ses partisans.

Il a gagné, sauf pour son projet de réforme constitutionnelle puisqu’il devra trouver hors AKP une quinzaine ou vingtaine de députés pour faire passer son projet. Certains députés iront-ils à la gamelle ? Ce sera l’enjeu des prochains jours.

Erdogan a gagné, mais quoi au juste ? Quelle validité ces élections peuvent-elles avoir quand, sur une partie du territoire national, à l’Est, l’armée sillonne, réprime, arrête, bastonne, liquide ? Les Kurdes ont-ils pu voter librement ? Le PKK, ou plus précisément son aile la plus radicale et la moins convaincue de la stratégie d’ouverture développée par le HDP en direction des Turcs, sort-il affaibli de ce scrutin ? Non, la répression ne peut que renforcer ceux qui pensent que les discours d’Erdogan en direction des Kurdes n’étaient que poudre aux yeux, qu’en somme seule la lutte armée est en capacité de contraindre l’Etat turc à un compromis.

Erdogan a gagné le droit d’envoyer l’armée se refaire les crocs en zone kurde. Il a gagné le droit de se rêver en sultan moderne, à la tête d’une Turquie ottomanisée, où Etat fort, capitalisme et conservatisme religieux se tiennent bras dessus bras dessous, puisque Business et Allah, on l’oublie trop souvent, ne sont nullement incompatibles.