La violence comme l'hypocrisie. Le 14 octobre dernier, un journaliste du Maariv Hashavoua, un quotidien de la droite israélienne, a livré son analyse de ce qu'il appelle « la vague de terreur ». On peut y lire ceci : « On peut estimer que 99 % de la population palestinienne de Jérusalem n'est pas partie prenante du conflit actuel. Il n'en reste pas moins que quelques dizaines de terroristes sont parvenus à faire voler en éclats les dernières illusions que nous pouvions entretenir quant à l'idée d'une coexistence pacifique entre Juifs et Arabes à Jérusalem ». Je crains qu'il se leurre et je crois qu'il nous leurre. Il se leurre parce que ce n'est pas une infime minorité de la population palestinienne de Jérusalem, comme il le laisse entendre, ce ne sont pas « quelques dizaines de terroristes » qui acceptent de voir les territoires palestiniens se réduire comme peau de chagrin et les colonies se développer le long de la ligne verte. Rappelons pour mémoire que la superficie de la municipalité de Jérusalem a été multipliée par six depuis 1948, et rappelons qu'une loi fondamentale votée à la Knesset en juillet 1980 a fait de Jérusalem, une et indivisible, la capitale éternelle de l’État d'Israël. Certes la population palestinienne de Jérusalem-Est a un statut particulier puisqu'elle peut détenir la carte d'identité israélienne ce qui lui donne accès à certains droits sociaux et politiques comme celui de voter aux élections municipales. Mais le fait qu'il n'y ait que 5 % des électeurs palestiniens qui accomplissent leur devoir électoral souligne à quel point dans leur immense majorité les Palestiniens de Jérusalem-Est ne se résignent ni à l'Occupation, ni à l'étouffement (cf. Denis Charbit, Israël et ses paradoxes – Idées reçues sur un pays qui attise les passions, La Cavalier bleu, 2015)

Ce journaliste nous leurre également en déclarant que cette « vague de terreur » a fait voler en éclats l'espoir de paix. De quel espoir de paix parlait-il ? Cela fait belle lurette que la paix n'est plus à l'ordre du jour. La classe politique israélienne n'en veut pas, ni à droite, ni dans ce qui reste de la gauche travailliste. Si elle voulait la paix, elle cesserait de multiplier les implantations : en Cisjordanie, dans ce qu'on appelle la zone C, ce qui correspond à 60 % du territoire, les colons sont dorénavant majoritaires  (on en compte 340 000 contre 300 000 Palestiniens) ; pourquoi se gênerait-elle ? le Likoud et le gouvernement défendent le droit des Juifs à coloniser la Judée-Samarie, autrement dit la Cisjordanie), voire même son annexion totale ou partielle.

Si elle voulait la paix, elle cesserait de détruire les plantations d'arbres fruitiers ou de priver d'eau Gaza, cette immense prison à ciel ouvert. Elle cesserait de garder pour elle les recettes douanières qui reviennent de droit à l'Autorité palestinienne. Elle cesserait en fait de faire le jeu de ceux qui, en face, veulent continuer à en découdre militairement.

Notre journaliste du Maariv Hashavoua a une autre idée pour dissuader les passages à l'acte terroriste. Il considère que détruire leur maison n'est pas une sanction suffisamment exemplaire. Non, il propose, je cite « d'expulser les familles des tueurs au couteau vers la bande de Gaza. De cette manière, avant de brandir leur poignard, les tueurs sauraient d'avance à quel sort misérable ils condamneraient leur famille et y réfléchiraient à deux fois. » Il a raison. En l'espace de six ans, Gaza a subi trois opérations militaires (décembre 2008, novembre 2012 et été 2014) qui ont fini de la dévaster : écoles, hôpitaux, centres de santé, habitations, puits, réseaux d'eau potable et d'assainissement, usines, commerces… Près de 4000 Palestiniens ont perdu la vie contre un peu moins de 100 Israéliens, dont la plupart étaient des militaires : la preuve que Tsahal ne se bat pas au couteau… Gaza n'est plus qu'un champ de ruines sur lequel ne peut pousser que la misère, la haine et le désir de vengeance.

La politique de l’État israélien a l'humiliation comme seule boussole, et pour se préserver de la contre-violence palestinienne, elle ne sait que construire des murs. C'est d'ailleurs le projet de Nétanyahou : isoler par un mur de 5 mètres de haut le quartier juif de Talpiot-Est qui jouxte le quartier palestinien de Jabal Moukabber. On se rassure comme on peut.

Mais l’État israélien aura besoin de bien plus qu'un mur pour assurer sa survie. En juillet dernier, la CNUCED, organisme dépendant de l'ONU a rendu un rapport sur la situation en Palestine. On peut y lire au chapitre « Impact durable sur le capital humain et l'économie » les mots suivants : « En mai 2015, 20 % de la population de Gaza, soit 300 000 personnes, nécessitaient un traitement pour des problèmes de santé mentale (…) S'agissant des enfants, à savoir l'avenir du capital humain de Gaza, 521 d'entre eux ont perdu la vie, 1000 environ ont été blessés et 400 000 ont un besoin urgent d'un soutien psychosocial. »

Passons sur le terme capital humain utilisé par nos technocrates pour ne garder que l'essentiel : la politique israélienne ne produit pas que de la misère, de la colère, de la frustration ; elle produit également, massivement, de la déraison.
La classe politique israélienne a besoin de cet état de guerre pour survivre. Durant des décennies, les différents conflits ayant opposé Israël et ses voisins arabes lui ont permis d'affermir le sentiment national : Israël, terre de pionniers ; Israël et ses citoyens-soldats ; Israël la socialiste avec ses kibboutz ; Israël, pays démocratique, pointe avancée de l'Occident en terre arabe…
La classe politique israélienne a besoin de cet état de tension parce qu'il permet que ce soit l'urgence qui gouverne. C'est au nom de l'urgence qu'il y a à se défendre et à se prémunir que l'on bâtit des murs, que l'on expulse des villages, que l'on implante des colonies ; l'Etat d'Israël a besoin d'une guerre, même de basse intensité, pour faire sentir aux citoyens juifs d’Israël, que l’ennemi est toujours là.
Sans cette dictature de l'urgence, la classe politique israélienne serait mise dans l'obligation de répondre prioritairement aux attentes sociales des citoyens de toutes confessions. Sans cette dictature de l'urgence, la classe politique israélienne serait obligée de se positionner concrètement sur la nature même de l’État d'Israël, qui se dit à la fois juif et démocratique. Or, avec cette définition ethno-religieuse de l’État d'Israël, les sionistes d'hier et d'aujourd'hui ont condamné de fait une partie des citoyens, laïcs, chrétiens, musulmans, à la marginalisation politique et sociale.
Grâce à cette dictature de l'urgence, la classe politique israélienne s'accorde un sursis, le temps de bâtir, derrière de hauts murs une citadelle assiégée, soudée par la paranoïa.