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Louis Marion est objecteur de croissance. Sa critique de la croissance, de cette indispensable croissance dont on doit tout attendre, ne l'amène pas à faire de l'Homme (avec un h majuscule) le responsable d'un tel désastre humain et écosystémique. Non, l'Homme n'est pas un loup pour son semblable, un prédateur insatiable. L'Homme n'existe pas. Il n'y a que des hommes sans majuscule, aux prises dorénavant avec un système qu'ils ont créé et dont la logique mortifère les dépasse de plus en plus.
Pour appuyer sa thèse, Louis Marion convoque des penseurs incontournables comme Karl Marx ou Jacques Ellul, et des auteurs plus confidentiels, hormis dans quelques cercles intellectuels d'extrême gauche, comme Moishe Postone ou Anselm Jappe. Mais son auteur de référence demeure le philosophe allemand Günther Anders dont il est devenu l'un des spécialistes.

En moins de deux cents pages, Louis Marion propose une critique radicale du capitalisme, nous rappelant qu'il n'est pas une façon de produire des richesses mais une volonté de transformer tout en marchandises, autrement dit en valeur d'échange, y compris le travail humain : c'est pourquoi, nous dit-il, « sortir du capitalisme signifie supprimer la marchandise. » Critique également du libéralisme politique et de l'individualisme sur lequel il repose, et qui se conjugue aujourd'hui sur le mode du coaching tout azimuths, de l'atomisation et du mal-être : l'individu n'est-il pas maître de sa vie et de sa destinée, entrepreneur de lui-même et de ses capitaux ? Critique également de la technophilie et de la doxa néolibérale, de la mainmise sur nos vies des machines, des manipulations langagières et de la propagande télévisuelle.

Critique aussi radicale qu'argumentée, parfois exigeante, et placée sous le signe de l'urgence. Car urgence il y a : comme il le souligne en introduction, « l'urgence est de sauvegarder ce qui peut l'être encore (…) ce qui reste de la nature contre la puissance de l'être humain ». L'auteur nous appelle « à mieux penser l'engagement politique à incarner face à la dévastation à grande échelle opérée par l'économie capitaliste, néolibérale, productiviste, spectaculaire et marchande. » Contre le « sectarisme des tribus survivalistes individualistes impuissantes », il plaide pour le développement de mouvement sociaux remettant en cause radicalement les fondements de nos sociétés modernes avec son fétichisme de la marchandise, son culte de la bagnole, son éloge de la croissance et de développement. Contre les rêves de capitalisme vert, les fausses alternatives, Louis Marion nous rappelle que « combattre les effets du capitalisme ne suffit pas, il faut combattre le capitalisme lui-même, car ce dernier est capable de se nourrir de ses propres effets dommageables, de ses propres contradictions. » Circuits courts, reterritorialisation des activités productives, décentralisation des modes de production d'énergie, développement des monnaies locales, baisse du temps de travail, développement de la permaculture urbaine… les idées ne manquent pas, l'important étant qu'on apprenne à « s'épanouir sans le capital ». Louis Marion ne nous dit pas si, pour nous sauver de la catastrophe annoncée, il nous faudra prendre d'assaut le Palais d'hiver ; si, en d'autres termes, l'abolition du capitalisme et du monde qui va avec se fera avec les armes de la critique ou nécessitera la critique des armes. Qui vivra verra...