Le rêve d'Erdogan s'est heurté à la montée en puissance d'un parti, le Parti démocratique des peuples, rassemblement hétéroclite de forces et mouvements de gauche et d'extrême gauche, lié au mouvement kurde et aux mouvement sociaux. Lors des législatives du printemps 2015, le Parti démocratique des peuples, en dépassant les 10 %, a empêché le parti d'Erdogan d'obtenir la majorité absolue. Surtout, il est parvenu à rallier à lui des secteurs de la société kurde traditionnelle qui, par conservatisme religieux et social, apportaient leur soutien précédemment à Erdogan. Car il convient de ne jamais oublier que l'homme qui fait la guerre aujourd'hui au PKK et au peuple kurde est le même qui depuis 2009 s'est employé à mettre sur le tapis la question de la place des Kurdes dans la Turquie moderne. Dans un pays où pour les nationalistes les plus intransigeants, et Dieu sait s'ils sont nombreux, un Kurde n'est qu'un « Turc des montagnes » et à ce titre, n'a aucune revendication spécifique à faire valoir, l'ouverture d'un simple dialogue entre Erdogan et le PKK était une véritable provocation. Ce qu'Erdogan a fait, personne ne l'avait fait auparavant. Mais pourquoi l'a-t-il fait ? Par empathie pour les Kurdes ? Par calcul politique ? Concernant l'empathie, je n'y crois pas. Le positionnement d'Erdogan sur la question kurde est une façon de se démarquer radicalement de ces nationalistes intransigeants, souvent fascisants, incapables de régler autrement que par la violence la question kurde, et pas plus capable d'accepter des voix discordantes concernant le génocide arménien. En agissant ainsi, Erdogan se pose en rassembleur d'une nation plurielle dont le ciment ne serait pas la « turquité » mais l'Islam, comme au temps glorieux de l'Empire ottoman ; un Empire ottoman qui fonctionnait autant par la coercition que par la cooptation.

Le 20 juillet dernier, un attentat-suicide dans la ville kurde de Suruc causait la mort d'une trentaine de militants kurdes réunis là pour convoyer de l'aide humanitaire destinée à la ville martyre de Kobane. Cet attentat n'a toujours pas été revendiqué mais pour le PKK, il ne fit aucun doute que leurs auteurs ne pouvaient être que des islamistes de Daesh bénéficiant du soutien des forces de sécurité turques ; hypothèse qui est tout sauf farfelue puisqu'il est de notoriété publique que le pouvoir turc n'a guère montré d'enthousiasme à l'idée d'empêcher Daesh d'affaiblir le pouvoir syrien et celui encore plus déliquescent d'Irak. En riposte, le PKK tua deux policiers turcs, fournissant ainsi à Erdogan le prétexte pour se lancer dans la « guerre contre le terrorisme », s'en prenant à la fois aux forces kurdes et, dans une moindre mesure, à celles de Daesh qui, depuis, s'est promis de conquérir Istanbul et de châtier le traître ! L'Histoire retiendra donc que c'est le PKK qui a rompu la trêve et non l’État turc, et c'est là tout ce que recherchait Erdogan.

Cette posture de sauveur de la nation, contre les fous de Dieu et les « séparatistes », ne peut que lui apporter le soutien d'une partie de l'électorat turc nationaliste laïc. Il met également en porte-à-faux le Parti démocratique des peuples, très présent électoralement dans les zones kurdes mais qui pourrait perdre le soutien des électeurs turcs si la question nationale prenait le pas sur les questions sociale et sociétale lors des prochaines élections de novembre prochain. Car les citoyens turcs sont appelés de nouveau aux urnes à l'automne 2015, l'AKP, et donc Erdogan, n'étant pas parvenu à former un gouvernement d'union à la suite du dernier scrutin.

Erdogan est en train de jouer un jeu dangereux : celui qui mène à la guerre civile. Pour se maintenir au pouvoir et gagner de nouveau mais plus largement les élections, il est en train de replonger la Turquie dans la « sale guerre », transformant le Kurdistan turc en zone spéciale, sous couvre-feu, où tous les mauvais coups sont permis. Ailleurs dans le pays, il laisse les nationalistes les plus radicaux et les fascistes mettre à sac les locaux du Parti démocratique des peuples. Etre contre lui, c'est être contre la Turquie, autrement dit c'est être un traître à la nation. La mise hors-jeu politique du Parti démocratique des peuples : voilà ce que vise Recep Tayyip Erdogan.

Au bout de dix ans de pouvoir, Erdogan est un homme en fin de cycle. Il a conquis le pouvoir en parvenant à convaincre les électeurs trucs qu'il était un homme intègre parce que pieux. Il s'est fait réélire constamment parce que son bilan économique était bon : sous son règne, la Turquie s'est transformée, boostée par un fort taux de croissance ; n'avait-il pas déclaré qu'il voulait en faire la « Chine de l'Europe » ?
Mais depuis une poignée d'années, il sent que son pouvoir lentement s'érode. La jeunesse urbaine et éduquée rejette son autoritarisme et sa mégolomanie. La contestation sociale gagne les usines depuis que le taux de croissance baisse, que le chômage augmente, et que les perspectives de développement deviennent plus sombres. Erdogan pensaient que les notables kurdes seraient des alliés fidèles et qu'en échange de la reconnaissance de la singularité culturelle kurde, ils le soutiendraient dans son combat contre les nationalistes laïcs et revanchards qui n'acceptent toujours qu'un islamiste ait été élu à la tête de l’État et ont déjà cherché à faire interdire par la justice l'AKP au nom de la défense de la laïcité ; malheureusement pour lui, dans l'est du pays, c'est le Parti démocratique des peuples qui est la force politique dominante et non l'AKP. Des journalistes dénoncent la corruption, l'affairisme de l'élite politique et économique, des cercles liés au pouvoir. Et même dans son camp, Erdogan est contesté par certains qui considèrent qu'il va trop loin, qu'il n'en fait qu'à sa tête et a fait du parti sa chose, qu'il l'entraîne dans une dérive dont il ne pourra sortir indemne. Or pas grand monde en Turquie n'a envie que l'armée, nationaliste, laïque et autoritaire, ne redevienne un acteur majeur de la scène politique…

En jouant la carte du nationalisme le plus virulent, Erdogan le musulman essaie de séduire une partie de l'électorat kémaliste traditionnel, laïc et patriote, majoritaire dans l'Ouest du pays.
Quelle valeur aura le scrutin de novembre prochain si l'Est du pays, majoritairement kurde, reste sous contrôle militaire ? Aucune évidemment. Mais Erdogan est le dernier à s'en soucier. L'important, quand on est au pouvoir, c'est de trouver le moyen de s'y maintenir.


Texte lu dans le cadre de la première émission de Nouvelle donne, vieilles rengaines. A écouter ici !