Martin Thibault s'est intéressé sur une longue durée (huit ans !) aux jeunes ouvriers embauchés dans l’atelier maintenance de la RATP. Cela lui a permis d’étudier l’évolution de la condition et des ressentis de ces ouvriers.

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Que nous apprend-il ? Que ces jeunes vivent assez mal leur entrée à la RATP en qualité d’ouvriers. Pour la plupart, ils pensaient que leurs études leur permettraient d’accéder à un autre statut que celui de leurs parents. Là, ils effectuent un travail banal d’ouvrier dans un atelier. Cette amertume explique pourquoi, lors des entretiens, ils sont si prompts à faire leur la novlangue managériale, à se définir non pas comme ouvrier mais comme technicien, agent ou opérateur.
Autre aspect intéressant de l’enquête : le temps hors-travail. Leur investissement dans certaines activités culturelles est un moyen de se valoriser dans d’autres espaces sociaux et de rencontrer des personnes issues d’autres classes sociales. Ces activités leur apportent l’espoir de partager le destin d’autres classes sociales et de fuir, ne serait-ce qu'un temps, la condition d’ouvrier ; mais même à l’extérieur de l’usine, ils sont vite ramenés à leur statut d'ouvrier.

L’inscription de cette enquête dans le temps permet à Martin Thibault d’analyser un phénomène important dans le monde ouvrier actuel : le processus de « désouvriérisation/réouvriérisation » qui jalonne le parcours de ces jeunes. Rares sont ceux qui parviennent à s’inscrire dans le parcours d’avancement promis par la RATP ; la plupart restent dans l’atelier2. Ce n'est qu'au bout de quelques années qu'ils commencent à assumer leur condition d’ouvriers, allant même pour certains à enfiler le « bleu de travail », ce vêtement hautement méprisé à leur arrivée.

L’ouvrage questionne aussi la difficile transmission de l’héritage militant. Les entretiens menés par Martin Thibault auprès d’anciens de l’atelier mettent en évidence l’incompréhension régnant entre les générations. Les anciens évoquent avec fierté les luttes, leur engagement, la grève victorieuse de 1988. Ils sont attachés à leur statut et à leur ancrage dans la boite, et se désolent du manque de conscience politique des jeunes. De leur côté, les jeunes voient les anciens comme des dinosaures, et même s'ils éprouvent une forme de respect pour l’investissement militant, ils peinent à franchir le pas. Ils rêvent plutôt de s’échapper de l’usine. Là encore, ce n'est qu'au bout de quelques années qu'ils commencent à investir l’univers militant. C’est là encore une réouvriérisation qui émerge des déconvenues dues aux illusions managériales. Mais faut-il attendre que le jeune ouvrier ait conscience qu'il est condamné à le rester pour le voir se défendre en tant que membre d'un groupe social particulier ?

Que ce soit dans l’usine ou hors de l’usine, cet ouvrage amène à réfléchir à la difficulté que rencontre aujourd’hui la classe ouvrière pour s’affirmer en tant que classe, affirmation pourtant indispensable si l'on espère mettre un terme à la brutalisation actuelle des rapports sociaux dans les entreprises et bureaux3. « La » classe ouvrière n'existe pas et n'a jamais existé sinon comme fiction mobilisatrice ou comme « mythe ». Les ouvriers sont multiples et contradictoires, et leurs désirs le sont tout autant, surtout dans une société valorisant l'émancipation individuelle. Qu'on l'accepte ou pas, c'est sur ce terreau que la lutte des classes fleurit, pour le meilleur et pour le pire.

Notes
1. Ouvrage réédité par les PUF en 2012.
2. Idée que l'on retrouve également dans les ouvrages de Pialoux et Beaud sur Peugeot-Sochaux (cf. Retour sur la condition ouvrière, La Découverte, rééd. 2012).
3. La classe ouvrière est moins atone et amorphe qu'on veut bien le dire. cf. Sophie Béroud et alii, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Le Croquant, 2008.



Texte lu dans le cadre de la première émission de Nouvelle donne, vieilles rengaines. A écouter ici !