Ukraine : le grand cirque démocratique
Janvier 2005

À ma gauche, façon de parler, Viktor Yanukowicz ; à ma droite, et ce n’est pas une façon de parler, Viktor Ioutchenko. À ma gauche, le méchant. Le méchant est soutenu par Poutine, l’impérialisme grand-russe, les régions russophones d’Ukraine, une fraction de la bourgeoisie et des affairistes, ainsi que des secteurs du prolétariat industriel pas encore culturellement désoviétisés. À ma droite, le gentil. Le gentil est soutenu par le monde libre (celui des affaires), les démocrates sincères, les pays occidentaux, les régions non-russophones, une fraction de la bourgeoisie et des affairistes, et par les classes moyennes urbaines de Kiev.
Durant des semaines, nous avons assisté à une révolution. Révolution politique ? Révolution sociale ? Non, « orange ». Auparavant, les révolutions avaient des « natures » spécifiques : révolution bourgeoise comme en 1789, populaire comme en 1848, sociale dans l’Espagne en fête de 1936. Aujourd’hui, c’est la couleur du tee-shirt et du drapeau qui compte.

Nous avons donc assisté, fin 2004, à une révolution. Sous la pression dite populaire, sous la pression de la sacro-sainte société civile, le camp de la liberté l’a donc emporté sur le camp de la méchanceté. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre de cette crise ukrainienne. Mais trêve de plaisanterie. Cette affaire ukrainienne mérite plus que mes digressions moqueuses.
Les médias occidentaux ont bien sûr très rapidement choisi leur camp : celui de Viktor Ioutchenko. Ce faisant, ils ont omis, mis sous le boisseau, ou fort peu parlé, de celles et ceux qui le soutenaient. Rares furent les articles nous informant que les structures issues de la société civile qui se firent si fortement entendre dans les rues de Kiev étaient des créatures largement financées par des capitaux étrangers, notamment américains et anglais, comme Pora, cartel de 300 ONG ukrainiennes, soutenues par des ONG dans lesquelles on retrouve l’incontournable Madeleine Albright ou le spéculateur anti-Bush, Georges Soros. Et pourquoi un tel silence sur la présence dans la coalition Orange de formations et de militants issus de l’extrême-droite radicale, c’est-à-dire raciste, antisémite et néo-nazie ? Pourquoi ne pas signaler, ne pas insister davantage sur le rôle de la colistière de Ioutchenko, Ioula Timochenko ? Était-ce parce que cette politicienne s’est enrichie de façon douteuse dans le secteur du gaz ? Ou parce que son organisation poli-tique, très nationaliste, comprend dans ses rangs des militants fascistes ?

Pourquoi ? Parce qu’autrement il aurait fallu expliquer que cette « révolution orange » n’en était pas une, que nous avons assisté à un affrontement entre deux représentants de l’élite politico-économique se disputant un pouvoir usé par une décennie de corruption et de kleptomanie, et usant pour cela des éternelles ficelles politiciennes : mobilisation des foules, alliances politiciennes, nationalisme exacerbé, xénophobie, mythification du passé…
Tout le monde, dans cette affaire, semble être satisfait : les grandes puissances, rivales de la Fédération de Russie, voient avec plaisir un nouvel État s’émanciper un peu plus de la tutelle moscovite, empêchant ainsi Poutine de reconstituer un bloc susceptible de peser davantage sur la scène internationale ; les peuples des pays dits libres pour qui la démocratie bourgeoise et représentative, c’est le nec plus ultra de nos temps sans utopie.
Quant aux Ukrainiens, eux aussi, ils se frottent les mains. Mais c’est parce qu’en Ukraine, l’hiver, il fait froid, que les salaires sont misérables, le chômage important, la corruption omnipotente, le secteur public en détresse… et qu’il y a peu de chances que cela change avec Viktor Ioutchenko.


Ukraine : les politiciens et leurs réseaux
Septembre 2008

Cela fait plusieurs années maintenant que Viktor Ianoukovitch, Viktor Iouchtchenko et Ioulia Timochenko se disputent le pouvoir à Kiev. Une sorte de vaudeville politique avec croche-pied, crêpage de chignon, pleurs, embrassades, poignées de mains… sauf que la salle est remplie d’Ukrainiens qui tirent le diable par la queue.
La semaine passée, le président du parlement ukrainien a annoncé officiellement et solennellement que la coalition gouvernementale venait d’éclater. Viktor Iouchtchenko, président pro-occidental, et Ioulia Timochenko, premier ministre pro-occidental, ont donc divorcé sous le regard amusé et intéressé de Viktor Ianoukovitch, chef de file de l’opposition pro-russe.
Il y a quelques années, Ianoukovitch était le diable en personne. Un diable rouge, évidemment, un agent du kremlin et du KGB, un être malfaisant à bannir. Il fut écarté du pouvoir après la « révolution orange » de 2004 et à la capacité des deux chefs de file de l’opposition d’alors, Iouchtchenko et Timochenko, de faire l’unité contre lui. Il sait qu’il ne peut espérer conquérir seul le pouvoir, car son parti (le Parti des régions) a beau être la première formation politique du pays, il est politiquement « marqué » : c’est le parti des Ukrainiens russophones majoritaires dans l’est et le sud-est de l’Ukraine. Condamné à jouer les seconds rôles, il sait aussi qu’il est incontournable en cas de bisbilles entre Iouchtchenko et Timochenko. Et des bisbilles, il y en a toujours eu !

Au moment de la « révolution Orange » (mise au point comme une opération marketing), les médias occidentaux n’ont eu d’yeux que pour Iouchtchenko et Timochenko. Ces deux-là représentaient l’Acceptable pour l’Occident : la Démocratie bourgeoise, le Progrès, le Libéralisme et une volonté farouche de s’arrimer au vaisseau occidental. Que n’a-t-on entendu à l’époque ! Iouchtchenko et Timochenko, incarnation de l’Ukraine indépendante, se déliant du puissant et hégémonique voisin russe, unie, main dans la main etc. Leur coalition avait pris pour nom « le pouvoir au peuple » (c’est dire à quel point les Ukrainiens auraient dû déjà se méfier…)
Mais bon, la politique, c’est la politique. En 2005, Iouchtchenko est président et Timochenko, premier Ministre. Quelques mois plus tard, Iouchtchenko débarque son encombrante rivale, aussi habile en politique qu’en affaires. Elle a en effet fait fortune dans l’industrie gazière et traîne une réputation d’affairiste derrière elle, comme la plupart des oligarques qui ont fait leur beurre à partir de la décomposition de l’Union soviétique.
Mais voilà. Comme Iouchtchenko ne peut gouverner seul, il lui faut un allié. Il va donc frapper à la porte de Ianoukovitch qui accepte en 2006 le poste de premier ministre. Mais auparavant, Iouchtchenko et Ianoukovitch ont signé un document, une sorte de pacte d’unité nationale qui indique notamment que l’entrée dans l’OTAN de l’Ukraine ne pourra s’effectuer qu’à l’issue d’un referendum. Timochenko, pro-occidentale, n’a évidemment pas signé cet accord.

Mais voilà. Lors des législatives de 2007, le parti de Timochenko fait une percée importante dans les urnes et devient la principale force de l’opposition. Et en additionnant ses voix à celles de Notre Ukraine, le parti de Iouchtchenko, les députés pro-occidentaux peuvent être majoritaires à la chambre des députés. Timochenko, dans des conditions rocambolesques, est donc redevenue premier ministre.
Mais voilà, l’idylle ne durera qu’une année. La coalition gouvernementale Iouchtchenko/Timochenko a de nouveau éclaté. Pour quelle raison ? Les partisans de Iouchtchenko indiqueront que Timochenko s’est refusée à condamner fermement l’intervention russe en Géorgie, façon comme une autre de faire les yeux doux aux Ukrainiens pro-russes ; les partisans de Timochenko rétorqueront que ce sont les projets de réformes institutionnelles limitant le pouvoir de la présidence de la République qui ont fait grincer les dents de Iouchtchenko.

De toutes les façons, Ianoukovitch, l’ennemi d’hier, est redevenu central, car pour gouverner, Timochenko va avoir besoin de former une alliance… à moins qu’elle ne choisisse d’organiser au plus vite de nouvelles élections législatives…
Iouchtchenko, Ianoukovitch et Timochenko forment ainsi un trio inséparable. On pourrait y voir là une triste farce, une querelle d’ego. Il n’en est rien. Il y a effectivement, en tout politicien, le goût prononcé pour le pouvoir et la domination : le pouvoir pour le pouvoir, la domination pour la domination. Mais pour tenir le pouvoir plus d’un jour, il faut savoir constituer des réseaux, s’acheter des clientèles ou être coopté par elles. Derrière ces trois personnalités, il y a des clans politico-économiques qui savent que pour prospérer en ce bas monde, il faut savoir tirer les bonnes ficelles.

Se moquer des gesticulations d’individus avides de pouvoir laisse en arrière-plan les logiques qui les sous-tendent. Car derrière les individus, il y a des clans, derrière les clans, des intérêts économiques et des stratégies politiques. Et le poids de l’histoire ancienne et récente.
Dans le cas de l’Ukraine, l’histoire récente, c’est celle qui court du début des années 1990 à 2004, période marquée par la figure de Léonid Koutchma. Cet apparatchik fut premier ministre puis président de la république, de l’implosion de l’URSS à 2004. Les rivalités entre Iouchtchenko, Timochenko et Ianoukovitch ne peuvent se comprendre si l’on oublie ces treize années durant lesquels, comme dans le reste de l’Empire soviétique, les élites économico-politiques ont géré à leur avantage l’héritage soviétique. Elles ne peuvent d’autant moins se comprendre que Iouchtchenko et Timochenko furent, en tant que Premier ministre et Premier ministre adjoint du président Léonid Koutchma jusqu’en 2001, très au fait de la façon dont certains apparatchiks sont devenus des oligarques grâce à leurs liens intimes avec Koutchma.

Durant l’ère Koutchma, l’économie est donc passée entre les mains de différents clans pro-gouvernementaux. Koutchma a bradé les fleurons de l’industrie nationale vacillante à son réseau, et lors de la fameuse révolution orange, l’opposition a bien évidemment condamné ces magouilles et arrangements, jurant qu’une fois au pouvoir, elle remettrait de l’ordre dans ces affaires. Mais une fois au pouvoir, Iouchtchenko et Timochenko se sont à leur tour affrontés, ne pouvant s’entendre sur les modalités d’une telle remise en cause des privatisations passées. Pour Iouchtchenko, il fallait se concentrer sur les cas les plus importants car s’en prendre frontalement aux clans risquait de mettre à mal une économie déjà bien bringuebalante, et en conséquence, faire vaciller la coalition au pouvoir ; Timochenko, quant à elle, prônait une ligne dure : expropriation des oligarques, renationa-lisation des entreprises puis revente dans des conditions transparentes.
Les hommes d’affaires ukrainiens ont bien vite compris que leur survie économique dépendait de leur capacité à ne pas rester en marge de l’activité politique. Certes, ils étaient protégés par Koutchma, mais on n’est jamais mieux protégé que par soi-même ! C’est pourquoi nombre d’entre eux ont le fait le choix d’entrer dans l’arène politique, inves-tissant certains partis, les finançant grassement, ou même en se faisant élire à la chambre des députés. Ils y gagnaient notamment l’immunité parlementaire.

Les clans économico-politiques dont je parle sont au nombre de cinq. Il y a le clan de Donetsk dirigé par Rinat Akhmetov qui fait dans la métallurgie et le charbon. Ce clan finance le Parti des régions de Viktor Ianoukovitch ; Akhmetov a été élu député en 2006. Ensuite vient le clan de Dniepropetrovsk de Viktor Pintchouk, gendre de l’ancien président Koutchma, qui est à la tête d’un empire touchant à la métallurgie, aux médias et à la banque. Pintchouk a créé son propre parti, Ukraine travailliste. Marginalisé politiquement depuis le départ de son protecteur, Pintchouk semble désireux de rompre avec la politique pour se consacrer aux affaires et… à ses activités philanthropiques. Il faut savoir donner bonne figure ! Le clan de Kiev est également en recul, tout comme la formation politique qui représente ses intérêts : le Parti social-démocrate unifié d’Ukraine. Le quatrième clan vient lui aussi de Dniepropetrovsk : le groupe Privat fait dans la banque et par ce biais détient les clefs du secteur pétrolier et de quelques médias. Politiquement, il s’est rapproché avec le temps de Ioulia Timochenko, l’égérie anti-corruption, originaire de la région, ancienne dirigeante de la société Système énergétique unifié d’Ukraine et bien au fait de tous les trafics du secteur du gaz puisque, dit-on, elle en a aussi croqué. Le dernier clan est celui qui détient l’Union industrielle du Donbass centré sur la métallurgie et les médias. Son leader, Vitalii Gaïdouk, ancien ministre sous Viktor Ianoukovitch, a claqué la porte et s’est rapproché du président Iouchtchenko, après avoir financé et soutenu une formation écologique, Eko+25. D’autres hommes d’affaires, moins en pointe, soutiennent activement et depuis longtemps le président Iouchtchenko, et ceci au moment de la révolution orange, ces personnalités ayant fait le choix alors de troquer le vieux Koutchma délégitimé et pro-russe contre le pro-occidental Iouchtchenko.

La situation est donc fort complexe. Mais si je me suis attardé aussi longtemps sur la situation politique ukrainienne depuis près de vingt ans, c’est qu’elle me semble révélatrice de la façon dont fonctionne la « démocratie réellement existante », celle qu’on nous vante à longueur d’antenne.

Commençons par une banalité (mais une banalité que l’on a tendance à balayer d’un revers de mains) : les forces politiques défendent des intérêts de classe qu’elles présentent toujours sous l’étendard de l’intérêt général. Or l’Histoire nous apprend que l’intérêt général est bien souvent particulier. Ou plus précisément, c’est la classe dominante, et les fractions de classes subordonnées qui la soutiennent, qui indique ce que doit être l’intérêt général.

Vous aurez peut-être noté que la plupart des clans dont j’ai parlés ont des intérêts non négligeables dans les médias. Contrôler les médias a deux fonctions essentielles : une fonction économique puisqu’elle permet de s’offrir des espaces publicitaires pour ses autres productions ; une fonction politique puisqu’elle permet d’orienter l’information, de hiérarchiser les faits d’actualité et de se faire le porte-parole officiel ou officieux de tel ou tel politicien.
Parallèlement, certains oligarques font dans la philanthropie. Le phénomène est beaucoup plus répandu dans l’aire anglo-saxonne qu’en France. Il n’est pas rare qu’un milliardaire créé sa fondation pour y promouvoir une action culturelle et humanitaire. Il ne s’agit pas de dire que ces individus-là n’ont aucun goût pour l’Art, qu’ils n’ont pas de cœur, qu’ils sont insensibles aux tourments du monde, même si à y regarder de près, l’humanisme de certains n’est pas des plus évidents… Le plus bel exemple qu’il me revient en mémoire est celui d’Arcady Gaydamak. Juif russe réfugié en Israël, Gaydamak a été impliqué dans l’Angolagate, sombre affaire de trafic d’armes impliquant des personnalités comme Jean-Christophe Mitterrand ou Pierre Falcone. De son exil israélien, Gaydamak, qui rêve de conquérir la mairie de Jérusalem, a créé un parti politique appelé Justice sociale (cela ne s’invente pas) et développé nombre de sociétés de bienfaisance destinées aux Israéliens dans la misère, notamment ceux issus de la récente immigration russe. Quel est donc le moteur de son implication sociale ? L’humanisme ou la nécessité par ce biais de se forger une image et de s’attacher une clientèle ?

En Ukraine comme ici, et oserais-je dire, dans toutes les soi-disant démocraties, nous vivons dans des « États de droit oligarchiques, c’est-à-dire dans des États où le pouvoir de l’oligarchie politique et économique est limitée par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles. » La démocratie, c’est ça : la capacité offerte aux citoyens de se choisir un maître. Et les gesticulations politiciennes d’ici et d’ailleurs ont toujours eu tendance à me remettre en mémoire ces mots de Bakounine : « Le suffrage universel est l’exhibition à la fois la plus large et la plus raffinée du charlatanisme politique de l’État ; un instrument dangereux, sas doute, et qui demande une habileté de la part de celui qui s’en sert, mais qui, si on sait bien s’en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer les masses à l’édification de leur propre prison. »