Personnellement, je ne sais pas ce qu'est une « personne issue de l'immigration » ? Ou plutôt, je ne sais pas à partir de quand on cesse d'être « une personne issue de l'immigration » ! Je sais qu'un immigré est une personne qui a quitté son pays pour s'installer dans un autre. Je viens bien admettre que l'on dise de son môme, né ici, qu'il est « issu de l'immigration », mais pour la troisième génération, que dire ?

Est-on « issu de l'immigration » pour cause de taux de mélanine ? I don't know ! Laissons cela et remercions-les de ne pas avoir formulé la question en ces termes : « Acceptez-vous l'idée qu'en période de chômage de masse, les bougnoules, nègres et autres basanés soient favorisés, au détriment de vos enfants qui sont blancs ? »

Bref, les individus interrogés par BVA ont répondu par la négative à ce sondage : non, ils ne sont pas favorables aux politiques de discrimination positive ; à droite, ils ne le sont pas, massivement ; à gauche, cela s'équilibre, même si pour la première fois, les opposants sont majoritaires. Dans la foulée, les trois quarts de nos concitoyens considèrent que « ce sont avant tout les personnes étrangères qui doivent se donner les moyens de s'intégrer. » Dont acte. J'aurais bien aimé savoir ce qu'auraient répondu mes braves concitoyens à la question suivante : « « Pensez-vous que la discrimination négative, c'est-à-dire le fait que les personnes issues de l'immigration soient confrontées à une foule d'obstacles les empêchant de s'insérer socialement est une bonne ou une mauvaise chose ? »
Mais j'aurais encore plus apprécié qu'à la place de « personnes issues de l'immigration », BVA écrive « personnes issues des classes populaires », non point pour nous faire oublier l'existence en France d'un « système institutionnel de production et de reproduction des discriminations racistes » (Saïd Bouamama) que les discours en vogue tendent à occulter, ou par « ouvriérisme » (la classe ouvrière est multiple et fragmentée, et ce n'est qu'à de rares moment de l'histoire qu'elle se présente « unie »).

J'aurais préféré cette formulation parce qu'elle nous aurait permis d'échapper aux discours sur la société française et sa perméabilité au racisme ou à la xénophobie. Non point là encore pour gommer cette réalité à mes yeux indiscutable, mais parce que poser la question en termes de classes sociales nous aurait permis de juger de la perméabilité de la société française à la doxa libérale, celle du 19e siècle, qui jugeait immorale et contre-productive l'intervention de l'Etat dans la question sociale. Les libéraux d'alors voulaient la liberté dans l’Ordre, et seul l’Etat pouvait garantir cet ordre ; mais ils ne voulaient pas d’un Etat s’évertuant à modifier l’Ordre social.

En postulant que l’individu est libre, nos libéraux postulent que sa situation sociale, concrète n’est que la résultante de son talent singulier, de sa capacité à se forger un destin. François Guizot, qui fut longtemps ministre dans les années 1830-1840, disait ainsi : « Les supériorités naturelles, les prééminences sociales ne doivent recevoir de la loi aucun appui factice. Les citoyens doivent être livrés à leur propre mérite, à leurs propres forces ; il faut que chacun puisse, par lui-même, devenir tout ce qu’il peut être, et ne rencontre dans les institutions ni obstacle qui l’empêche de s’élever, s’il en est capable, ni secours qui le fixe dans une situation supérieure, s’il ne sait pas s’y maintenir. » Un Etat-providence n’est donc pas souhaitable à leurs yeux parce qu’il tend à égaliser les situations individuelles par la contrainte : la grande crainte des libéraux est donc de voir l’Etat se préoccuper des pauvres, des faibles, de la multitude.

A l'heure où nous sommes appelés à accepter sans grogner que l'Etat social se réduise comme peau de chagrin because déficit excessif, à l'heure où nous sommes appelés à pointer un doigt vengeur sur le chômeur fainéant, le travailleur glandeur, le faux malade, le profiteur, l'assisté, le parasite social... oui, j'aurais aimé que mes braves concitoyens répondent à la question suivante : « Pensez-vous que la discrimination positive, c'est-à-dire le fait d'attribuer un certain nombre de places dans les universités, les entreprises, les administrations ou les institutions politiques en priorité à des personnes issues des classes populaires serait une bonne chose ou ne serait pas une bonne chose ? » Ce qui, en termes plus politiquement incorrects, se traduit par : « Voulez-vous continuer à vivre dans une société inégalitaire et qui tend à l'être de plus en plus ? »

Ce sondage nous ramène à une vision très individualiste de la société : un « problème » cesse-t-il d'exister à partir du moment où quelques individus échappent à la Grande Faucheuse ?
Or, il ne s’agit pas de poser une question individualiste mais d’ausculter la société et de voir quelles possibilités notre société offrent aux arrivants, aux enfants d’arrivants pour qu'ils trouvent leur place en France. Force est de constater que ces populations sont massivement représentés au sein des classes populaires, des classes ouvrières. « Classe », vous avez dit « classe » ? Pardonnez-moi d'être aussi vieux jeu et de ne pas accepter la doxa libérale qui prétend que chaque individu peut se forger un destin enviable ici bas à la seule force de son poignet.

Malheureusement, il y a les faits, les chiffres. C'est fatiguant la réalité. Un petit tour sur le site de l’observatoire des inégalités et là le constat s'affiche, implacable : « Les enfants de cadres et professions libérales constituent près d’un tiers des étudiants à l’université et la moitié des élèves dans les filières les plus sélectives comme les classes préparatoires aux grandes écoles ou les écoles d’ingénieurs, alors que leurs parents ne représentent que 15 % des emplois. L’écart est fortement marqué en écoles d’ingénieurs ; 55 % des élèves-ingénieurs ont des parents cadres ou professions intellectuelles supérieures, 6 % sont enfants d’ouvriers et 10 % d’employés. Les enfants d’ouvriers et d’employés sont mieux représentés dans les filières courtes, des IUT aux BTS, en passant par les écoles paramédicales et sociales. A l’université, en licence, la part des enfants d’ouvriers et d’employés est de 26,6 % (leurs parents représentent 52 % des actifs occupés), de 28,2 % pour les enfants de cadres supérieurs. En master et doctorat leur part baisse respectivement à 17,4 % et 12,1 % contre 34,2 % et 35,5 % pour les enfants de cadres supérieurs. Le troisième cycle est tout autant sélectif socialement que les grandes écoles. »1

Une note d’information du ministère de l’éducation nationale montre aussi l’inégalité des orientations en fonction de l’origine sociale en fin de collège,2 phénomène que les sociologues Beaud et Pialoux avait déjà mis en lumière dans leurs travaux sur les classes populaires doubistes3.

Ce ne sont pas les pauvres qui détestent l'école, c'est l'école républicaine, méritocratique et bourgeoise qui est dure avec les gueux qu'ils soient blancs, noirs, jaunes, basanés... Et tout les discours sur la discrimination positive n'y changeront rien tant que ceux qui la promeuvent, dans les ministères, ne visent souvent qu'une seule chose : faire émerger des quartiers de relégation quelques « talents », une élite, dont on fera des arrivistes et des parvenus. Façon de prouver que « quand on veut, on peut ».

Notes
1. http://www.inegalites.fr
2. "Orientation en fin de troisième : une procédure marquée par de fortes disparités scolaires et sociales" (note d'information n°13-24).
3. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Violences urbaines, violences sociales – Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003.