Son Petit éloge de l’anarchisme doit beaucoup à ses travaux de recherches, à son intérêt pour les stratégies d’évitement développées par les gueux. Il n’est pas un énième travail théorique portant sur la nature de l’Etat, la société de classes, la Domination, il ne convoque pas les Grands Anciens, ne nous somme pas de choisir entre Marx (le jeune ou le vieux) et Bakounine, mais il nous invite, exemples à l’appui, à voir dans certaines pratiques développées par ceux d’en bas la marque de l’anarchisme ; façon de pousser le lecteur à se demander s’il ne serait pas quelque peu anarchiste sans le savoir…

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A la façon d’un Howard Zinn rendant hommage dans ses mémoires à la jeunesse révoltée américaine des années 1950 et 1960 (L'impossible neutralité – Autobiographie d'un historien et militant, Agone, 2006), à la désobéissance civile, aux résistances petites et grandes, James C. Scott met en lumière ce que les subalternes ont pu développer comme stratégie pour faire vaciller ne serait-ce qu’un temps l’ordre politique et social. Il nous rappelle que les grandes avancées sociales contemporaines furent davantage le fruit de l’agitation désordonnée des masses que des fines stratégies des organisations de défense des exploités. Il souligne que les actions illégales (braconnage, squatt…) sont bien souvent une forme d’expression politique utilisée par des individus en situation de soumission politique et sociale. Il se moque de la prétention à la rationalité de ceux qui entendent tout mettre en ordre, en fiches, en normes et rappellent s’il en était encore besoin que ce système ne fonctionne véritablement qu’à la condition que les individus transgressent les règles et injonctions et coopèrent. Cela l’amène à faire l’éloge de la « petite bourgeoisie » (comprenons par là le « travailleur indépendant », artisan ou paysan) et de sa « petite propriété », pour sa capacité à maîtriser ses savoir-faire, son temps de travail et à opposer son indépendance d’esprit à la machine étatique : « Une société dominée, écrit-il, par les petits propriétaires et commerçants s’approche bien plus de l’égalité et de la propriété collective populaire des moyens de production que tout autre système économique jamais conçu à ce jour. » J’avoue que je suis très loin d’être convaincu par cet élan proudhonien…

Ses dernières flèches, James C. Scott les réservent pour les thuriféraires de « l’évaluation permanente ». Faire mieux, toujours mieux, avec toujours moins, ériger un culte à la performance, à la méritocratie et à la concurrence généralisée des acteurs sociaux au « risque d’immuniser à vie des millions de jeunes contre l’apprentissage en milieu scolaire. » James C. Scott a raison de dire que « la notion de méritocratie est la compagne de route toute désignée de la démocratie et du modernisme scientifique », et encore plus de plaider pour que les travailleurs ou les citoyens se réapproprient ce que « qualité » veut dire en en arrachant le contrôle des mains des technocrates.

Agir. Scott a foi dans la capacité des gens à se révolter, à s’extirper du conformisme et de la servitude dans certaines circonstances (aider les Juifs au péril de sa vie pendant la Seconde Guerre mondiale). Il sait également que "les Hommes" font l’Histoire mais qu’en prenant la Bastille, les sans-culottes « ne pouvaient pas savoir (et bien moins prétendre) qu’ils précipiteraient bientôt la chute de la monarchie. » Ils font l’Histoire quand bien même ceux d’en haut s’évertuent à nier leur contribution au changement politique et social. Alors, rappelons-le avec lui : « La plupart des révolutions ne sont pas l’œuvre de partis révolutionnaires (…) mais bien d’actions désordonnées, imprévues et spontanées qui ont fissuré l’ordre social de bas en haut. »