Quand l'AKP a pris le pouvoir démocratiquement en 2003, certains analystes prédirent la fin de la Turquie laïque, sa transformation rapide en Etat islamique, réactionnaire, conservateur, rétrograde, avec charia et burqua. L'AKP n'était-elle pas le parti des notables ruraux aux mœurs d'un autre âge, au regard davantage porté sur l'Orient islamique que sur l'Occident libéral ?
Il n'en fut rien. Erdogan n'est pas un fou d'Allah et l'AKP n'est pas un parti de talibans camouflés en islamistes modérés. C'est un parti conservateur, réactionnaire sur le plan des mœurs, libéral en économie, et nationaliste en diable. Si la pratique politique des partis islamistes nous a appris une chose, c'est qu'on n'abolit pas aussi facilement que cela les frontières nationales. On peut clamer que l'on parle au nom de l'Oumma, de la communauté des croyants, on parle avant tout à la communauté nationale des croyants. L'internationale islamiste a autant de consistance que l'internationale socialiste...
Le nationalisme de l'AKP s'exprime dans la floraison actuelle de projets grandioses visant à redorer le blason national et de faire du pays une puissance internationale. Istanbul devrait se doter d'un troisième pont autoroutier, deux tunnels sous le Bosphore sont en construction, tout comme un pont suspendu sur le Golfe d'Ismit. Istanbul est en chantier permanent et l'AKP, ce parti de notables ruraux, est en pointe pour en faire une ville moderne dans laquelle les centres commerciaux ultra-modernes et les buildings témoigneront de la grandeur retrouvée de la Sublime porte. Evidemment, la plupart de ces projets ont fait l'objet de partenariats entre la puissance publique et le secteur privé pour le plus grand plaisir des businessmen locaux, proches de l'AKP. Cette politique de modernisation à marche forcée ne pouvait pas faire que des heureux puisqu'elle piétine tout à la fois le gueux urbain qui voit un centre commercial apparaître en lieu et place d'un espace vert (ex : le Parc Gezi), que l'élu local que l'on prie d’acquiescer aux décisions venues d'en haut.

Nationaliste donc, et autoritaire. Et d'autant plus autoritaire que son pouvoir est remis en question, que son allié (Fethullah Gulen et sa confrérie) lui cherche des poux dans la tête, et que les accusations de corruption touchent les premiers cercles du pouvoir ; or c'est en mettant en avant la morale, la vertu et le don de soi que l'AKP a conquis la majorité de l'électorat turc. Erdogan est aux abois et pour se défendre, il ne sait jouer que sur deux ressorts : un conservatisme sociétal reposant sur une certaine lecture de l'Islam, et le nationalisme (la Grandeur ottomane) ; auxquels s'ajoute inévitablement la répression, dans un pays où l'on sort davantage le bâton que la carotte en période de crise politique ou sociale. Erdogan est un politicien roué, égocentrique, qui fera le maximum pour conserver le pouvoir. Son bilan plaide pour lui : Il a entamé un bras-de-fer avec les laïcs autoritaires et l'armée, avec tous ceux qui se réclament de l'héritage kémaliste, et il l'a gagné en partie en juillet 2011 en coupant quelques têtes dans les états-majors militaires sans que cela ne fasse de vagues ; il est parvenu à transformer la question kurde en problème à régler par la négociation ; il a jugulé la crise économique de 2008 et sa politique néolibérale est appréciée par le FMI.

Son problème est en fait principalement interne. Il est en guerre contre le puissant Fethullah Gulen et sa confrérie, son ancien allié islamiste, qu'il accuse d'avoir noyauté la police et la justice et de chercher à le faire tomber en dévoilant des affaires de corruption. Erdogan joue sa peau, tout simplement. Jusqu'au ira-t-il ? Ou plutôt, jusqu'où ses alliés politiques le laisseront-ils aller, autrement dit jusqu'où le laisseront-ils tuer la poule aux œufs d'or et risquer de remettre en cause leur leadership politique, économique et social ? Telle est la question...
Certains verront dans les tensions actuelles la preuve que l'AKP avait un agenda caché. Pour ma part, j'y vois plutôt un raidissement lié à une conjoncture particulièrement rude. Parce que le problème des règnes, c'est qu'ils ont une fin et qu'Erdogan rêve encore d'un quatrième mandat et de faire voter enfin la première Constitution civile de l'histoire du pays.

Nota :
Ce lundi 3 février s'est ouvert le procès de huit personnes, dont quatre policiers, accusés d'avoir battu à mort un manifestant de 19 ans pendant la fronde antigouvernementale de juin 2013. Il s'appelait Ali Ismail Korkmaz.