Peter Hartz est directeur des ressources humaines chez Volkswagen. Cet homme s’est vu confier en 2002 par Gerhard Schröder la direction d’une commission chargée de préparer la réforme du placement des demandeurs d’emploi et de la politique de l’emploi. Car l’Allemagne, tout comme la France, est confrontée au douloureux problème du chômage de masse et de longue durée. Pour Schröder, le pays dépense pour solutionner ce problème beaucoup d’argent pour un résultat médiocre. Il convenait donc d’y remédier, c’est-à-dire de réformer le système en place, de l’adapter, de façon qu’il soit à même de répondre enfin aux défis de la globalisation capitaliste. Les sociaux-démocrates d’outre-Rhin, en bons gestionnaires de la chose capitaliste, ont donc trouvé en Peter Hartz, le technocrate susceptible de ripoliner l’Etat providence allemand avec la légèreté, l’élégance et le sentimentalisme qui sied à nos temps néo-libéraux.

Pour mieux saisir ce qui va changer avec les quatre lois de M. Hartz, il convient de présenter le système d’indemnisation des chômeurs qui prévalait auparavant. Revenons donc en 2002 par exemple et prenons le cas d’un individu de sexe masculin d’une trentaine d’années, célibataire et sans enfant, qui vient de perdre son emploi. Il a droit à l’allocation chômage. Cet homme va toucher 60% de son dernier salaire net pendant une durée maximale d’un an. Malgré ses recherches, il n’arrive pas à trouver un travail le satisfaisant au bout des douze mois en question. Il a donc épuisé ses droits à l’allocation chômage. Il passe alors à un second niveau : le droit à l’aide aux chômeurs. Alors que l’allocation chômage était financée par les cotisations des salariés et des employeurs, le droit à l’aide aux chômeurs est lui financé par l’impôt. C’est une prestation versée sous condition de ressources et sans limitation de durée en cas d’insuffisance des revenus. Toutefois, tout comme dans le cas de l’allocation chômage, son montant dépend du salaire antérieur. Le taux de remplacement est cependant inférieur, avec 53% pour notre chômeur type. Et si cette prestation est très basse (inférieure par exemple à notre revenu minimum d’insertion), notre chômeur peut bénéficier d’une aide compensatoire. Car il existe un troisième niveau : l’aide sociale. Cette aide sociale, financée par l’impôt et versée par les municipalités, a un caractère universel et s’adresse aux personnes en situation de détresse sociale, c’est-à-dire ne pouvant subvenir à leurs besoins et ne disposant d’aucun soutien, notamment familial.

Mais tout cela, c’est du passé. Ce système était, visiblement, trop protecteur, aux yeux de M. Hartz et de ses employeurs, Schröder et consorts. Pensez donc, un système qui permet aux chômeurs de ne pas être obligés d’accepter des boulots de merde payés des miettes ! C’est anti-économique ! Il fallait donc remettre les chômeurs allemands dans le droit chemin. Peter Hartz s’y est employé !
En janvier 2003, est entré en vigueur la loi Hartz I. Cette loi met en place des agences de services aux personnes. Ce sont des entreprises privées de travail intérimaire chargées de procurer aux chômeurs des missions d’intérim censées déboucher sur une embauche durable. Mais afin d’éviter que les sans-emplois rechignent à l’idée d’aller s’éreinter quelques jours par-ci, quelques heures par là dans l’espoir hypothétique de dégotter un CDI, la loi Hartz I leur fait obligation d’accepter des emplois même si cela entraîne pour eux des pertes de revenus, même si le salaire qu’ils retireront de cette activité est inférieure à l’allocation chômage. Et comme les voyages forment la jeunesse, les chômeurs sans liens familiaux ne pourront refuser un emploi même si celui-ci se trouve à l’autre bout du pays. Enfin, le montant de l’aide aux chômeurs est réduit pour les bénéficiaires vivant en couple.

Trois mois plus tard, en avril 2003, entre en vigueur la loi Hartz II. Cette loi transforme les agences pour l’emploi des Länder en Job-Center. Ces Job-Center réunissent en un même lieu l’agence pour l’emploi et les bureaux d’aide sociale et sont sensés faciliter le placement des chômeurs. Parce que nos temps sont résolument modernes et que la guerre sociale est également une guerre de mots, chaque chômeur sera désormais appelé « client ». Notre client n’aura pas affaire à un modeste salarié au teint gris, à un fonctionnaire désabusé mais, et j’espère que cela vous rassure, il aura comme interlocuteur un « manager de dossiers » chargé de mettre au point avec lui un contrat individuel d’insertion. Le manager gèrera donc au mieux les intérêts de son client, c’est une évidence. Et puis, s’il ne lui trouve pas de travail, il pourra toujours lui faire valoir les autres avantages qui lui apporte la loi Hartz II, comme les subventions pour celles et ceux créant seuls ou en famille une petite entreprise ou encore le pousser à accepter des petits boulots, les « Mini-Jobs » si utiles puisque sous-rémunérés. Et puis, si vraiment le chômeur-client n’arrive pas à trouver du travail, le manager de dossier pourra sortir son arme fatale : les travaux occasionnels d’utilité publique, obligatoires pour les bénéficiaires de l’allocation chômage dont les compétences ont peine à trouver preneur sur le marché du travail, sous peine de voir leurs droits à prestations être supprimés.

En janvier 2004, Peter Hartz lance sa troisième fusée. Hartz III transforme l’Office fédéral du travail en Agence fédérale, soumise à un cahier des charges dont la mise en œuvre relève de la responsabilité des fameux Job-Centers peuplés de « clients » et de « managers de dossiers ». On imagine à quel point, dans ce système, le chômeur-client peut être roi… Enfin Hartz III durcit les conditions d’accès à l’allocation chômage : dorénavant, le nouveau chômeur devra attester d’une période d’emploi(s) d’un an au cours des deux dernières années et non plus des trois dernières années comme auparavant. Si vous trouvez le gâteau un peu lourd à votre goût, un peu trop indigeste, éteignez de suite votre poste de radio. Car notre pâtissier Peter Hartz a également prévu la cerise délicate chargée de couronner son œuvre. Cette cerise s’appelle Hartz IV.

Hartz IV est entrée en vigueur en janvier 2005. Elle supprime tout simplement l’aide aux chômeurs, c’est-à-dire l’étage intermédiaire entre l’allocation chômage et l’aide sociale, dont le montant était d’environ 50% du dernier salaire. Ceux qui y avaient droit, c’est-à-dire les chômeurs en recherche d’emploi depuis plus d’un an, ne toucheront désormais qu’un revenu minimum très légèrement supérieur à l’aide sociale, soit pour une personne seule un peu moins de 350 €. Ce revenu minimum est appelé Allocation chômage II, et il ne sera versé qu’à la condition que le chômeur soit en recherche active d’emploi, de n’importe quel emploi puisque ce nouveau dispositif considère tout emploi comme acceptable, même si le salaire proposé est indécent.
Dans le même temps, l’aide sociale à caractère universel est rénovée : ne la toucheront que les personnes inaptes au travail du fait de l’âge ou d’un handicap, c’est-à-dire des personnes que l’on considère, d’après la loi, incapable de travailler au moins trois heures par jour. Les autres bénéficiaires de l’aide sociale jugés aptes au travail en sont donc exclus, à charge pour eux d’essayer d’obtenir le nouveau revenu minimum mis en place.
Pour les deux millions de chômeurs dits de longue durée et donc anciens bénéficiaires de l’aide aux chômeurs, cela va se traduire par une détérioration importante de leurs revenus. Notamment pour certaines classes moyennes qui touchaient auparavant des allocations chômage relativement élevées et qui, là, vont se retrouver projeter dans la précarité sociale. D’autant plus que cette allocation chômage II est un forfait mensuel qui ne prévoit pas de versements exceptionnels en cas de coups durs comme c’était le cas avec l’aide sociale. Mais comme le gouvernement social-démocrate a du cœur et qu’il a la fibre sociale, il a tout prévu : au bout de son année de chômage, le sans-emploi touchera donc en plus de son maigre revenu minimum un complément de 160 € la première année, de 80 € la seconde année. Mais comme le gouvernement social-démocrate a aussi et surtout un portefeuille, il a prévu également des garde-fous afin d’éviter que tout chômeur ait accès à cette nouvelle allocation : pour y accéder le bénéficiaire potentiel devra ainsi répondre à un questionnaire inquisitorial prouvant l’insuffisance de ses revenus et de ceux qui forment avec lui une communauté de besoins. Un questionnaire aussi impressionnant qu’inquiétant puisqu’il s’intéresse autant au patrimoine du demandeur (y compris ses économies en espèces !) qu’à l’argent dont dispose l’éventuel conjoint. Mieux même, il s’y trouve une question formulée ainsi : « Votre (conjoint/e, fils/fille) est-il capable, selon vous, d’exercer une activité salariée pendant au moins trois heures par jour ? » Pas mal, non ?
Bref, selon les chiffres des syndicats, sur les deux millions de chômeurs touchés par cette réforme, 25% ne touchent plus aucune prestation, et 50% ont vu leurs prestations sociales se réduire.

Au nom de l’incontournable nécessité économique, de l’inévitable adaptation du modèle allemand aux règles du jeu économique mondial, les lois Hartz entendent donc obliger les chômeurs de longue durée et les anciens bénéficiaires de l’aide sociale aptes au travail à accepter tout emploi même s’il est payé en dessous des minima conventionnels. Pour M. Hartz et ses employeurs socialistes et écologistes, pour faire court, ce ne sont pas aux chômeurs de faire la loi et de poser leurs exigences !

Même si les lois Hartz prennent leurs sources de l’autre côté de la Manche, dans le projet Restart lancé en 1986 et poursuivi depuis lors, on peut également faire un parallèle avec la situation française, car les logiques à l’œuvre sont les mêmes.
- Qu’il soit sur le territoire anglais, allemand ou français, le chômeur est coupable d’être au chômage, de ne pas retrouver de travail, de ne pas en chercher avec entrain et jovialité, coupable, concrètement, de profiter du système tel qu’il est.
- Qu’il soit sur le territoire anglais, allemand ou français, le chômeur est sommé de se transformer en petit entrepreneur. On le transforme en « client » venant acheter un service, mais en fait, il est sommé d’apprendre à se vendre. Et s’il n’y parvient pas, on le poussera à se vendre à vil prix. Le chômage, à ce titre, cesse d’être un problème collectif et devient un problème individuel. Le responsable du chômage n’est plus la crise, la baisse tendancielle du taux de profit, la concurrence internationale, mais le chômeur lui-même ! Tandis que les classes supérieures se paient des coachs, les pauvres n’ont droit qu’à des managers garde-chiourmes.
- Qu’il soit sur le territoire anglais, allemand ou français, le chômeur doit prendre sa part dans le grand combat du patronat pour liquider ce sur quoi nos sociétés se sont bâties durant un demi-siècle : le CDI et tout ce qui va avec, cette horreur économique qui permet aux gueux de se projeter dans l’avenir avec un peu plus d’assurance ! Le travailleur, avec ou sans emploi, est sommé de se conformer à l’air du temps : il doit être flexible, mobile, imaginatif, employable, et surtout, docile et individualiste.



Certains pourraient trouver étonnant de voir un gouvernement social-démocrate, celui de Gerhard Schröder, asséner un tel coup aux travailleurs et heurter de front les syndicats allemands dont on connaît la puissance. Ce serait oublier qu’il y a bien longtemps que les dits socio-démocrates sont devenus des gestionnaires tout à fait sérieux et appliqués de la chose capitaliste. Et il en va de même pour la plupart des organisations syndicales. Mais toute cette histoire, qui va jeter dans la précarité sociale des centaines de milliers de personnes outre-Rhin, m’amène à trouver plus que ridicule et détestable tous les discours pro-européens d’une certaine Gauche qui parle fort de l’Europe sociale à construire tandis que ses membres participent activement à la liquidation des modèles sociaux nés après la Seconde Guerre mondiale.