En février 2007, le village d'Hérouxville, au Québec, a interdit la lapidation des femmes. Cette décision étonnante illustre bien le climat dans lequel l'Amérique du Nord vit depuis les attentats du 11 septembre 2001. Et c'est à ce climat délétère marquée par la défiance et le racisme que s'attaque Sherene H. Razack, universitaire canadienne, sociologue et féministe.

Elle s'en prend tout d'abord au dispositif anti-terroriste mis en place de l'autre côté de l'Atlantique, un dispositif qui permet d'incarcérer des « suspects » de confession musulmane à titre préventif, foulant au pied la présomption d'innocence au nom de la sécurité nationale. Et si cela a été rendu possible, c'est parce que le « musulman » a remplacé le communiste comme incarnation du Mal.
Le « musulman » a la violence dans le sang, est rétrograde, réactionnaire, irrationnel, inassimilable, donc dangereux, donc à contrôler, surveiller, à parquer dans des camps, comme celui d'Abou Ghraïb. Le racisme culturel a remplacé le racisme biologique et Sherene H. Razack a bien raison de souligner que « lorsqu'on explique la violence par la culture, les facteurs politiques n'ont plus la moindre importance ».

Le « musulman » est donc à éduquer, hier comme aujourd'hui. Pour l'auteure, il y a une continuité entre les discours portés lors de la période coloniale et ceux qui ont cours au XXIe siècle. Il s'agit toujours pour les Occidentaux d'apporter les Lumières, la Civilisation, y compris par le glaive, à ceux qui ont eu le malheur de naître sous d'autres cieux ; et de défendre la « musulmane en péril ».
Sherene H. Razack voit dans les violences à caractère sexuel subies par les prisonniers d'Abu Ghraïb à la fois la volonté d'avilir l'Homme musulman en s'en prenant à sa virilité et celle d'affirmer la supériorité de la race blanche sur les autres races1, établissant un parallèle avec le lynchage de Noirs aux Etats-Unis. Sherene H. Razack s'emporte également contre les féministes qui, au nom de l'émancipation des femmes (critère sur lequel s'établirait le degré de Modernité des sociétés), font le jeu des thuriféraires du « choc des civilisations » et de la « Guerre juste »2.

Si sa dénonciation de la rhétorique anti-musulmane, du racisme, de l'ethnocentrisme touche souvent juste, Razack me convainc moins lorsqu'elle voit dans « le libre marché, la liberté de choix, la laïcité, l'individualisme et l'égalité des sexes (…) des concepts arrimés » à la Modernité et donc à l'Impérialisme néo-libéral qui s'en fait le porteur, et qu'elle affirme qu'en « répétant que la modernité était une idée, et non pas un programme, on a donné naissance au citoyen idéal, sans ancrage historique, et sans relations sociales véritables. »3 Elle semble ainsi oublier d'une part que certains « concepts arrimés » à la Modernité étaient portés également par différents courants du socialisme, et d'autre part qu'ils furent également travaillés depuis deux siècles par des générations d'intellectuels musulmans désireux d'adapter leurs pays et l'Islam aux temps nouveaux, comme l'ont souligné des chercheurs comme Burhan Galioun, Nadine Picaudou, Thierry Zarcone ou encore Alireza Manafzadeh4. Dans l'Iran du début du 20e siècle, les intellectuels furent porteurs de deux stratégies distinctes. Autour de Seyyed Hassan Taqizâdé, ils défendaient « l'adoption et la propagation sans condition de la civilisation européenne en Iran ». Autour de Hossein Kazemzâdé, ils considéraient que la nécessaire modernisation de l'Iran devait emprunter un autre chemin, celui où science et morale se donneraient la main. Par sa défense de la diversité culturelle, par son anti-impérialisme et son refus de l'occidentalisation du monde, Sherene Razack est, me semble-t-il, plus proche du second que du premier.


Notes :
1. J'emploie à dessein le mot « race » car l'auteure l'utilise régulièrement (et curieusement, pour une sociologue) dans son livre.
2. C'est également le cas de certaines franges du mouvement gay américain. Lire à ce sujet « Homonationalisme et impérialisme sexuel : quand les homos changent de drapeau » in La Revue des livres n°1 (09-10/2011).
3. Elle rejoint là les critiques adressées par Marx ou encore Bakounine sur le « citoyen ».
4. Burhan Galioun, Islam et politique – La modernité trahie, La Découverte, 1997 ; Nadine Picaudou, L'Islam entre religion et idéologie – Essai sur la modernité musulmane, Gallimard, 2010 ; Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l'islam, Flammarion, 2004 ; Alireza Manafzadeh, ''La construction identitaire en Iran'', L'Harmattan, 2010.