Après deux chapitres consacrés à l'histoire politique mouvementée de l'Iran au 19e siècle et au début du 20e siècle, Manafzadeh nous met dans les pas de l'élite intellectuelle iranienne. Une élite traumatisée : traumatisée parce que ses dirigeants lui apparaissent faibles, entourés de corrompus et incapables de contrer les ingérences étrangères, qu'elles soient russes ou anglaises ; traumatisée parce que le peuple iranien est « somnolent » et, selon les mots d'Ahmad Farhâd, « porte en lui la marque de la dégénérescence et de la décadence ».

Les masses sont crédules et ignorantes, l'élite politique est corrompue et avide, le pouvoir est faible et sous influence étrangère, les traditions religieuses sont des freins à la modernisation nécessaire du pays. Tel est donc le constat dressé dans les années 1910 par ces intellectuels iraniens. Nourris par la philosophie des lumières, le scientisme et le positivisme, le nationalisme et le racialisme, ces intellectuels laïcs plaidant pour l'émancipation des femmes cherchent la voie pour sortir leur pays de la crise. Et cette voie, ils la cherchent en observant ce qui se passe en Italie, en Allemagne et en Turquie, bien évidement, avec la révolution kémaliste (cf. Thierry Zarcone, La Turquie moderne et l'islam, Flammarion, 2004).

Tous plaident, peu ou prou, pour un Etat autoritaire voire fasciste, pour un despotisme éclairé, et souhaitent « l'émergence d'un dictateur sérieux et instruit ».
Pour certains, comme Seyyed Hassan Taqizâdé, « la tâche première de tous les patriotes iraniens est l'adoption et la propagation sans condition de la civilisation européenne en Iran, une soumission totale à l'Europe, l'acceptation des us et coutumes, de l'organisation, des sciences, des savoir-faire, de la vie de l'Europe ». Pour d'autres, comme Hossein Kazemzâdé, la nécessaire modernisation de l'Iran doit emprunter un autre chemin, celui où science et morale se donnent la main. Contre ce désir d'occidentalisation sans condition, Kazemzâdé écrit : « Quelle différence entre la vie des moutons et des boeufs qui sont conduits chaque jour au pâturage par un berger et celle de ces millions d'individus qui sont acheminés chaque matin vers les usines où ils sont contraints à travailler comme une machine ou un animal et qui, harassés et désorientés, rentrent le soir chez eux ou dans une taverne pour reprendre le lendemain le même travail ? En raison de cette civilisation, tout le monde est plongé dans la cupidité, tout le monde est assoiffé de sang et, à la recherche des biens matériels, chacun piétine le droit de l'autre ; tout le monde cherche le désir matériel. Chacun ne pense qu'à soi et essaie de tromper l'autre. »

Pour que l'Iran devienne un pays moderne, respecté et respectable, il faut qu'il devienne une nation. Or, pour la plupart des Iraniens, l'attachement à un territoire commun n'a aucun sens. Kazemzâdé le déplore : « Si vous demandez à un Iranien le nom de sa patrie, il vous donne le nom de son village ou de sa ville natale ». Et le comte de Gobineau, un des pères de la pensée racialiste, s'en était offusqué lors de son séjour en Perse dans les années 1860 : « Il faut avouer, disait-il, que l'indépendance nationale ne leur tient pas à coeur ; qu'ils ne sont pas attachés et ne l'ont jamais été depuis l'islamisme à leurs dynasties ; qu'ils les voient naître et tomber avec la plus complète indifférence ; qu'ils se soucient très peu que le gouvernement qui les domine soit composé de leurs compatriotes ou d'étrangers. »

Alors pour faire naître au sein de ces masses « ignorantes » et « rétrogrades » le sentiment national, les élites intellectuelles iraniennes vont se lancer dans le grand chantier de la construction de l'identité nationale ; un grand chantier indispensable comme l'explique Kazemzâdé, toujours lui, puisque « l'Iran ne peut assurer son propre bonheur et celui de l'Humanité qu'en disposant d'une civilisation propre à lui. »

Alors, en s'appuyant notablement sur le travail des orientalistes occidentaux, nos élites exhaltent la grandeur pré-islamique de l'Iran et le zoroastrisme, négligent les influences turques et arabes. Elles exhaltent la race aryenne, cette race si pure destinée à régner sur le monde. Elles plaident également pour que le persan, épuré de ses emprunts linguistiques arabes, devienne la langue nationale, alors que dans les campagnes iraniennes se parlent de multiples dialectes. Définir ce qu'est un Iranien, c'est en conséquence pointer un doigt sur celui qui ne l'est pas, ou pas tout à fait, ou pas complètement : « Le récit identitaire a pour tâche de définir le groupe, de le faire passer de l'état latent à celui d'une « communauté » dont les membres sont persuadés d'avoir des intérêts communs, d'avoir quelque chose à défendre ensemble » (Denis Constant-Martin (sldd), Cartes d'identité – Comment dit-on « nous » en politique ?, FNSP, 1994). C'est donc un discours extrêmement dangereux dans un pays où se côtoient populations indo-européennes, comme les Perses et les Kurdes, et populations turcophones commes les Azéris.

Au milieu des années 1920, Reza Shah Palhavi prend le pouvoir des mains d'une dynastie aux abois. Influencé par Mustafa Kemal, le nouvel Empereur instaurera un Etat fort et centralisé, s'inspirant très largement des idées défendues par les élites iraniennes dont nous parlent Manafzadeh. On lui doit une réforme de la justice alors aux mains du clergé chiite, l'instauration du service militaire et d'un système d'enseignement public considérés comme des outils de promotion du sentiment national ou encore l'interdiction du port du voile pour les femmes dans les années 1930. Les intellectuels iraniens ont trouvé en lui le despote éclairé qu'ils appelaient de leurs voeux.

Dans une étude malheureusement peu connue sur l'Amérique latine des années 1960-1970 (La révolution par l'Etat – Une nouvelle classe dirigeante en Amérique latine, Payot, 1978, 190 p.), Louis Mercier-Vega écrivait ceci : « Une importante fraction de la couche intellectuelle est dorénavant convaincue de la nécessaire ampleur que doit prendre la transformation sociale, du rôle prépondérant de l'Etat dans cette révolution, de l'importance première que doit y jouer, comme avant-garde et comme personnel de direction, cette même couche intellectuelle. » Le livre d'Alireza Manafzadeh nous a décrit le même phénomène et, ce faisant, il confirme, s'il en était encore besoin, que « les stratégies identitaires trahissent l'appétit d'élites nouvelles en mal d'intégration, de pouvoir et de richesse » (Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Fayard, 1996, p. 95). Quant aux masses, ouvrières et paysannes, elles ne sont bien souvent que les figurants et les dupes d'une histoire écrite avec leur sang.