Nantes est une ville en plein bouleversement. De son ancien coeur industriel, dédié jusqu'à la fin des années 1980 à la construction navale, est en train de naître un nouveau centre-ville. On y trouve un pachyderme mécanique transportant des touristes, des bars à la mode en lieu et place d'anciens hangars portuaires, une salle de spectacle pour les musiques « émergentes », une barge posée sur la Loire avec restaurants et bars « de qualité », des immeubles rutilants à la mixité sociale garantie, un parking payant de plusieurs étages, mais aussi des structures honorant la mémoire ouvrière et industrielle locale car on a le souci de son passé, tout de même. Nantes change, bouge, évolue. D'ailleurs on ne dit plus Cité des congrès mais « City events center », plateau-repas mais lunchbox, ce qui, avouons-le, donne une saveur bien supérieure au taboulé viande froide que l'on y trouve.

Lire ce recueil de textes de Jean-Pierre Garnier, notamment sa première partie consacrée à la transformation du Paris populaire en Paris middle-class est riche d'enseignements pour le Nantais que je suis, qui vit dans un quartier populaire de la périphérie mais travaille là où le Nantes post-industriel fait sa mue. Car il n'y a évidemment pas qu'à Paris que Tourisme et Culture se tiennent par la main et dessinent la ville du futur.
Jean-Pierre Garnier n'est pas un inconnu pour celles et ceux qui s'intéressant à Marx1 ou aux « questions urbaines ». Sociologue et urbaniste, il dénonce depuis plus de trente ans les politiques de la ville et les ralliements de nombre de ses « confrères » à la doxa social-libérale. Changer le monde n'étant plus de saison, certains se sont décidés à « changer la vie », et notamment la leur. D'anciens gauchistes se sont convertis en conseillers du prince, travaillant à éradiquer, via « rénovation » et « réhabilitation », les classes populaires du coeur des villes pour y faire de la place à la nouvelle classe montante, cette nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle issue des NTIC, ces bobos « qui n'ont plus les moyens d'élire domicile dans la zone centrale, mais qui, en raison de leur profession et/ou de leur genre de vie tiennent tout de même à ne pas trop s'en éloigner » ; des bobos branchés, grands consommateurs de produits culturels en tout genre2, manifestant « une forte propension à faire montre d'un non-conformisme de bon aloi » et célébrant la vie chaleureuse des quartiers populaires d'antan (ses petits bistrots qui sentaient la Gauloise, son marché, ses petites échoppes artisanales)3 tout en en signant inéluctablement la mort par leur seule présence, puisqu'un quartier « attractif » ne peut qu'exclure de ses murs celles et ceux qui n'ont plus les moyens d'en jouir.

Que faire de ces pauvres privés du « droit à la ville » ? Les parquer, les enclaver là où « l'habitat, collectif ou individuel, désormais dissocié de la vie sociale qu'offrait jadis la ville, est réduit à une simple fonction instrumentale. » Ces grands ensembles d'hier et d'aujourd'hui, celui des blousons noirs d'hier et des sauvageons d'aujourd'hui, explosent à l'occasion, comme à l'automne 2005.
Neuf ans plus tôt, Jean-Pierre Garnier écrivait : le « bavardage prolixe sur les mille-et-une causes de la violence urbaine, de même que les discussions sans fin sur les moyens de l'enrayer, permettent de prolonger le silence quasi général qui est de mise sur la violence majeure que constituent, pour ceux qui en sont les victimes, la précarisation, la paupérisation et la marginalisation. »4 Le constat qu'il dresse, suite aux émeutes de 2005, est le même. Les élites analysent les émeutes urbaines comme le fruit d'un problème « de société » ou « culturel » parce qu'elles ne peuvent reconnaître que l'embrasement des banlieues est le fruit de ce système économique et social qui ne peut prospérer sans produire son stock de déclassés et de lumpenprolétaires5. Les jeunes émeutiers défendent leur quartier car ils y sont comme assignés à résidence. Ils sont sans espoir et n'attendent rien des politiques. Produits de notre société de la marchandise, ils ont compris que le paraître était une condition fondamentale de l'existence sociale ; et en ce sens, ils sont totalement intégrés. « L'implosion qui menace nos sociétés s'annonce très différente, dans sa dynamique, comme dans les affrontements sur lesquels elle peut déboucher, des « explosions sociales » de jadis que les nantis redoutaient tant », nous dit Jean-Pierre Garnier. Et c'est à cette « violence erratique des déclassés » que se heurte la « politique de la ville » ; une politique de classe, tout simplement.

Notes
1. Proche de Louis Janover et de Maximilien Rubel, fins connaisseurs de l'oeuvre de Marx, Jean-Pierre Garnier a écrit et co-écrit de nombreux ouvrages dont La pensée aveugle. Quand les intellectuels ont des visions (Spengler, 1993), Le marxisme lénifiant ou la politique bourgeoise au poste de commande (Le Sycomore, 1979)...
2. Sur le rôle de la culture dans le processus de gentrification de Paris, lire son article sur le Centre Georges-Pompidou intitulé « La nouvelle Beaubourgeoisie ».
3. Permettez-moi une anecdote. Un élu d'une commune voisine de Nantes m'a glissé un jour qu'il n'en pouvait plus de ces bobos qui lui demandaient de favoriser l'installation de petits commerces de bouche dans leur quartier (un ancien village de pêcheurs qu'ils ont investi dans les années 1980 alors que personne ne voulait s'y installer) alors qu'ils habitaient à moins de deux cents mètres d'un centre commercial que tous, évidemment, ils fréquentaient.
4. Jean-Pierre Garnier, Des barbares dans la cité – De la tyrannie du marché à la violence urbaine, Flammarion, 1996.
5. Souvenons-nous des envolées verbales des philosophes médiatiques appointés contre la « sociologie bourdieusienne » et sa prétention à expliquer les événements par le social et non par le culturel voire le culturalisme.