Pour l’anecdote, on raconte que le jeune Taylor avait remarqué que lorsqu’il dormait sur le ventre, il se mettait à rêver. Heureux de cette découverte, il s’empressa illico de se bricoler un dispositif spécial qui l’empêcherait… de se retourner pendant la nuit. Taylor, le chantre de la rationalité, de la productivité détestait autant la flânerie que le rêve.

Eloge de l’individu
Le dernier biais qui m’a semblé intéressant de mettre en exergue est celui de la glorification de l’individu.
Sous la monarchie, existaient des corporations, c’est-à-dire des regroupements professionnels régissant l’accès à la plupart des professions, fixant les prix et les salaires. Beaucoup de révolutionnaires, acquis aux idées libérales, considéraient que les corporations, en empêchant la concurrence, étaient un frein au développement économique et à l’innovation.
En mars 1791, la loi d’Allarde déclare qu’il « sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ». Dans la foulée, Isaac René Guy Le Chapelier, avocat et député de Bretagne, s’indigne que « plusieurs personnes ont cherché à reconstituer les corporations anéanties (afin de) forcer les entrepreneurs de travaux à augmenter les prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans les ateliers de faire entre eux des conventions à l’amiable (…) on force les ouvriers de quitter leurs boutiques alors même qu’ils sont contents du salaire qu’ils reçoivent. » Il conclut en disant : « Il n’y a plus de corporations dans l’Etat. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. »
La Loi Le Chapelier de juin 1791 proscrit toute forme de cessation collective de la production (grève) et d’organisation corporative (syndicat). Il le fait au nom de la liberté, car la force de travail est considérée comme une marchandise obéissant à la loi de l’offre et de la demande, et le rassemblement pour la défense de ses intérêts est une « atteinte à la liberté des droits de l’homme ».
Le mouvement ouvrier du 19e siècle va alors se battre de façon constante contre cette idée que les travailleurs, soumis par contrat individuel de subordination à un patron, ne doivent pas avoir de revendications collectives à défendre. Il n’y a pas de « conventions à l’amiable possibles » dans une société où l’un dépend de l’autre pour sa survie. En 1837, Lamennais, comparant la situation du pauvre à celle de l'esclave, écrit : « Mieux eut valu pour lui un complet esclavage ; car le maître au moins nourrit, loge, vêt son esclave, le soigne dans ses maladies, à cause de l'intérêt qu'il a à le conserver ; mais celui qui n'appartient à personne, on s'en sert pendant qu'il y a quelque profit à en tirer, puis on le laisse là. A quoi est-il bon lorsque l'âge et le labeur ont usé ses forces ? A mourir de faim et de froid au coin de la rue. » Il faudra attendre 1864 pour que soit supprimé le délit de coalition. La grève ne peut plus être sanctionnée par les tribunaux. Mais il faut noter que chacun a individuellement le droit de faire grève, que la grève est considérée comme une rupture du contrat de travail, et à ce titre le patron n’est pas obligé de réembaucher les grévistes à l’issue du conflit. Parallèlement, la loi crée un nouveau délit : celui d’atteinte à la liberté du travail. Il faudra attendre 1884 pour que soient légalisés les syndicats professionnels.

Conclusion
Dans cette courte évocation de l’évolution du travail, j’ai volontairement mis de côté le travail servile (l’esclavage), le chômage structurel (qui pèse de tout son poids sur la façon dont le travail est vécu par les travailleurs) et la brutalisation des relations de travail à laquelle nous assistons depuis une trentaine d’années, puisque cela fera l’objet de l’intervention suivante.
Pour conclure, je voudrais signaler à quel point les quatre axes sur lesquels je me suis appuyé me semblent toujours aussi pertinents.
Concernant le temps de travail, on assiste à plusieurs phénomènes : d’un côté, des travailleurs voient leur temps de travail être fragmenté, notamment dans les grandes surfaces, où l’on peut travailler quatre heures le matin puis quatre heures en soirée ; de l’autre, notamment dans l’encadrement, les nouvelles technologies (ordinateurs, messageries électroniques, téléphones portables) poussent les travailleurs à poursuivre leur activité professionnelle au-delà de leur temps de travail. Il y a donc une volonté d’abolir la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Tout notre temps doit être pris par le salariat. Concernant les savoir-faire, on note une volonté du patronat d’en finir avec la notion de métier, qui renvoie à une grille de classification qui renvoie elle-même à une fiche de poste, et également à une convention collective à partir de laquelle un salarié peut connaître le montant de son salaire éventuel. Le patronat lui préfère la notion de « compétence », beaucoup plus floue, et nous demande de travailler à notre « employabilité ».
Concernant la lutte contre la flânerie, le passage aux 35 heures s’est payé d’un accroissement considérable à la productivité. Il faut faire toujours plus avec moins de personnel, répondre à des « objectifs » définis par sa hiérarchie. Le nouveau management promeut l’autonomie, l’initiative individuelle mais il ne donne pas les moyens à celles-ci de s’accomplir.
La promotion de l’individu dans l’entreprise s’appuie sur la fragmentation actuelle du salariat : CDI, CDD, stagiaires, intérimaires se croisent dans les entreprises et peinent à s’unir autour de revendications fédératrices ; à cela s’ajoutent le développement des temps partiels contraints ou choisis, la flexibilité. En d’autres termes, c’est toute une communauté de travail qui devient mouvante au point de ne plus être une véritable « communauté », c’est-à-dire un collectif porteur de valeurs propres et d’une histoire singulière. Le rêve libéral ultime, porté par l’actuel président de la République est de faire de chaque individu l’entrepreneur de sa propre vie : un « homme libre », c’est-à-dire un « homme seul » qui n’aurait que des intérêts individuels. D’où la volonté patronale de casser les collectifs de travail existants, d’empêcher que d’autres se forment, d’individualiser chaque trajectoire professionnelle ; d’où la volonté du management de transformer le DRH en interlocuteur privilégié du salarié en lieu et place du délégué du personnel. Et je ne parle pas de la mode actuelle du « coaching » qui vise à nous rendre performant et attractif, autrement dit à nous faire regretter d’être ce que l’on est en nous culpabilisant.

Comme on m’a demandé d’être optimiste, je dirais que le rôle des travailleurs et des structures qu’ils se donnent est de se battre becs et ongles contre tout ce qui avilit l’individu. Il faut lutter contre les salaires au mérite, les primes au rendement, les points de compétence, les entretiens individuels d’évaluation : tout ce qui désunit, divise et entretient les ressentiments. Il faut opposer un front commun aux patrons qui harcèlent certains travailleurs pour pousser les autres à courber l’échine. Il faut se battre contre la dictature des financiers, les délocalisations boursières, les spéculateurs et tous les Etats, de gauche comme de droite, qui ont facilité les déplacements incontrôlés des capitaux et sont confrontés aujourd’hui à une crise sans précédent. Il faut également penser un autre mode de vie dans lequel la consommation tiendrait un rôle beaucoup plus secondaire que celui, central, qu’il occupe aujourd’hui.