Introduction
En guise d’introduction à mon intervention, j’aimerais vous offrir une citation. Elle est due à la plume d’un intellectuel iranien, Hossein Kazemzâdé (1884-1962) : « Quelle différence entre la vie des moutons et des boeufs qui sont conduits chaque jour au pâturage par un berger et celle de ces millions d'individus qui sont acheminés chaque matin vers les usines où ils sont contraints à travailler comme une machine ou un animal et qui, harassés et désorientés, rentrent le soir chez eux ou dans une taverne pour reprendre le lendemain le même travail ? En raison de cette civilisation, tout le monde est plongé dans la cupidité, tout le monde est assoiffé de sang et, à la recherche des biens matériels, chacun piétine le droit de l'autre ; tout le monde cherche le désir matériel. Chacun ne pense qu'à soi et essaie de tromper l'autre. »
Alors que dans l’Iran des années 1910, beaucoup d’intellectuels nationalistes plaident pour la modernisation de leur pays, afin que celui-ci rattrape son  « retard de développement » sur les pays européens, Kazemzâdé leur oppose son regard très critique sur les sociétés occidentales, modernes et capitalistes.
Retracer une histoire du travail des origines à nos jours est une tâche extrêmement difficile, voire impossible. La synthèse que l’on pourrait en faire m’ayant semblé largement insatisfaisante, j’ai choisi de traiter cette question de l’évolution du travail à travers les siècles, en choisissant quelques angles d’attaque.

La maîtrise du temps
L’une des premières entrées possibles pour aborder cette question est celle du temps, et plus précisément de sa maîtrise. Pendant des siècles et des siècles, les peuples vécurent sans montre au poignet et sans horloge sur les clochers. Le paysan travaillait dur à des périodes particulières de l’année, lors des plantations et des récoltes par exemple, et demeurait soumis aux caprices de la météorologie ; l’artisan, maître de son activité, alternait les périodes de travail intense et les périodes de relative tranquillité, en fonction de son carnet de commandes et de ses envies.
Avec la création des fabriques, qui rassemblent des ouvriers qualifiés sous le contrôle d’un patron, le temps prend une autre importance. Ecoutez plutôt le règlement intérieur des fonderies Crowley, dans l’Angleterre du 18e siècle. Le patron, qui est un vieil autocrate, entend tirer le maximum de profit de ses travailleurs qu’ils paient à la journée de travail. Parce qu’il a constaté que nombre d’entre eux lui sont « déloyaux » et s’échappent trop souvent à son goût de leur établi pour gagner les cabarets, il nomme un contremaître « afin de repérer les paresseux et les canailles, et de récompenser les justes et les dévoués ». Car les ouvriers de l’époque, qui ont gardé une mentalité d’artisan, entendent rester maîtres de la gestion de leur temps de travail. Cela apparaît particulièrement dans l’alinéa 31 de l’article 103 dudit règlement : « Ayant été informé que certains employés ont été assez malhonnêtes pour régler l’heure de la cloche de sortie sur l’horloge qui avançait le plus, et l’heure de la cloche d’entrée sur l’horloge qui retardait le plus (…) j’ordonne par la présente que personne sous aucun prétexte ne tienne compte d’aucune horloge, cloche, montre, cadran autre que l’horloge du contremaître, qui ne sera elle-même réglée que par son dépositaire officiel. »
Derrière cette question du temps, du temps qui est de l’argent, il y a la question de la disciplinarisation du travailleur. L’homme doit être attaché à son poste de travail durant toute la journée de travail : sa liberté est désormais surveillée.
Plus tard, le patronat s’efforcera de fixer la main d’œuvre. Si certaines industries sont saisonnières, comme les conserveries, et se satisfont pleinement de disposer d’une main d’œuvre qu’aux moments de pointe, il n’en va pas de même pour d’autres industries qui ont besoin d’une main d’œuvre permanente. Il faut donc sédentariser ce prolétariat qui change de patron régulièrement et n’hésite pas à regagner sa campagne à l’été pour participer aux travaux des champs. Au 19e siècle, cette sédentarisation sera facilitée par deux dispositifs. Le premier sera répressif : l’Etat surveillera ce qu’il appellera le vagabondage en imposant à l’ouvrier un livret ; pour quitter son emploi, l’ouvrier devra obligatoirement faire signer ce livret par son patron, autrement dit, sans signature dudit patron, l’ouvrier est mis dans la catégorie des vagabonds et peut donc être jeté en prison. Le second aspect a un caractère social : pour conserver sa main d’œuvre, certains patrons, issus du catholicisme notamment, proposeront en plus du travail un logement et des services à caractère social comme un dispensaire ou une école. Ce dispositif doit être lu de deux façons. Il témoigne du souci paternaliste d’un certain patronat de soulager la misère ouvrière, celle qu’il entretient par ailleurs en proposant des salaires peu élevés ; et de l’intérêt qu’il a à capter une main d’œuvre et de se l’attacher, du fait que le logement est compris dans le contrat de travail. Et quand le logement est dépendant du travail, quand, en d’autres termes, perdre son emploi signifie que l’on perd le toit sous lequel vit sa famille, cela ne pousse guère le prolétaire à revendiquer de meilleures conditions de vie et de travail.

La captation des savoir-faire
Le second biais par lequel nous pourrions passer pour évoquer l’évolution du travail à travers les âges est celui des savoir-faire. L’ouvrier d’avant les fabriques, est un artisan. Il peut monnayer ses capacités auprès des patrons qui eux-mêmes sont d’anciens artisans.
Avec l’apparition des fabriques, les débuts de la mécanisation, un certain nombre de savoir-faire deviennent obsolètes. Les premières machines produisent davantage et plus vite. On peut y faire travailler des travailleurs manuels peu habiles, des enfants, des femmes et des paysans chassés de leurs terres. Les ouvriers habiles, et qui pouvaient monnayer cette habileté, sont désormais mis en concurrence, ce qui ne peut avoir qu’une conséquence négative sur les salaires qu’ils peuvent obtenir.
Karl Marx s’est intéressé bien évidemment à l’émergence de ce nouvel ordre industriel et il en a tiré deux formules qui me semblent importantes à relever : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de l’outil, à la fabrique, il sert la machine. » ; « Même la facilité plus grande du travail devient un moyen de torture, puisque la machine ne dispense pas l’ouvrier du travail, mais enlève à celui-ci son intérêt. » Les travailleurs ont souvent résisté à ce progrès technique qui les condamnait à la misère ou les réduisait à l’état de robot. Souvenons-nous par exemple du mouvement luddite en Angleterre. A partir de 1811 et pendant une poignée d’années, dans la région de Manchester, des travailleurs du textile détruisirent nombre de machines à tisser, revendiquant leurs actions du nom d’un invisible Général Ned Ludd. Leurs faits d’armes les firent entrer dans la postérité, c’est-à-dire les dictionnaires, sous le terme de « luddisme » ; mais le sens commun ne retînt du « luddisme » que deux sens : l’action de détruire les machines d’une part, la haine de la technologie d’autre part. Or les luddites ne cassaient pas les machines parce qu’elles « incarnaient » le progrès technique ; ils les cassaient parce qu’elles signaient leur arrêt de mort en tant que travailleur indépendant, en tant que communauté humaine. L’irruption de ces machines à tisser, à tricoter, de ces tondeuses mécaniques, ne réduisait pas seulement la plupart d’entre eux au chômage, ne les poussait pas seulement à quitter leur village pour aller quérir ailleurs de l’emploi, ne transformait pas seulement ces travailleurs-artisans maîtres de leur temps de travail en prolétaires-ouvriers soumis au rythme de la machine ; l’irruption de la « modernité » signait l’arrêt de mort de « tout un monde reposant sur la vie communautaire autonome, un système d’échanges locaux et de troc, une tradition de divers métiers, un brassage de coutumes ». Cette entreprise de modernisation technique industrielle fut simultanément une entreprise de dé-culturation. Cette période fut d’une rare violence : violence de l’outil qui rend obsolètes les savoir-faire ouvriers et la culture dont ceux-ci sont porteurs ; violence des patrons et de l’Etat qui entendent imposer par la force le nouvel ordre productif au nom du progrès économique et déjà, de la concurrence.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE - Lire la suite