Mais voilà, cette guerre de tous contre tous n'a pas que des avantages pour la machinerie capitaliste. Certes, elle fait marner le salarié plus que de raison, elle flatte son ego, son désir de se distinguer, mais elle pourrit l'atmosphère générale puisqu'elle introduit le cynisme, le croc-en-jambe, le coup bas et la paranoïa dans le système d'exploitation. Si je ne peux avoir confiance en personne, si je ne sais devoir compter sur personne en cas de coup dur, comment puis-je aller sans reculer au turbin chaque jour ? Comment ne pas souhaiter s'échapper de cet enfer chaque jour ?
La solution consisterait à reconstituer de véritables collectifs de travail, à redonner du pouvoir dans l'organisation du travail à ceux qui sont à la production (et quand je dis pouvoir, je ne parle pas des cercles de qualité qui n'ont pour seule fonction que de « muscler » la productivité de l'entreprise) ; mais cette solution n'en est pas une puisqu'elle a pour conséquence de ranimer chez les exploités la flamme de la solidarité, donc de l'organisation de classe.
Il reste la culture d'entreprise et tous les discours mobilisateurs autour des valeurs défendues par l'entreprise. Mais le « Nous formons une grande famille » galvaniseur se heurte à la dure réalité du quotidien : le travail a perdu tout sens.

Les machineries politiques et les Etats fonctionnent de la même façon, notamment dans les contextes autoritaires. Le chef incarne le parti unique qui incarne lui-même le collectif, autrement dit la Nation ou le Peuple. L'idéologie est le souffle qui l'anime. La loyauté est l'indispensable ciment de la domination politique et symbolique. Si certains sont loyaux à l'égard du projet politique et de celui qui le porte, d'autres ne le sont qu'à la condition que le projet et son incarnation humaine demeurent un « bon placement ». On peut adhérer au parti unique pour des idées, on y adhère plus souvent parce qu'il est un passage obligé pour celui qui veut parvenir à un statut social envié : le « printemps arabe » nous le rappelle chaque jour.
On pourrait appeler cela le syndrome de conversion rapide. L'autoritaire d'hier se découvre démocrate, célèbre les vertus du multipartisme, de l'Etat de droit, des libertés démocratiques. Les nomenklatura de beaucoup d'anciens pays dits socialistes ont réussi à se perpétuer en troquant l'uniforme vert-de-gris contre le costume trois-pièces, le marxisme-léninisme besogneux contre le néo-libéralisme sauvage. Dans les pays arabes, les mêmes phénomènes sont à l'œuvre : ceux qui ont prospéré sous l'ancien régime aspire à prendre la tête de la contestation politique et sociale. C'est le cas notamment de la Libye et du Conseil national de transition formé par une fraction de l'ancien régime ; un Conseil national de transition qui a reçu très vite le soutien de nombreuses puissances occidentales pour qui la stabilité est un élément indispensable à la bonne marche des affaires. Il faut donc contenir le foule, contenir le Peuple.

En Islande également, le peuple se révolte, mais curieusement cela passe complètement inaperçu. Rappelons les faits. En 2008, pour avoir participé au grand casino mondial, les trois banques privées islandaises sont en banqueroute, victime de la crise des subprimes. Aussitôt, le gouvernement de l'époque les nationalise, parce que c'est bien connu, il vaut mieux socialiser les pertes que les bénéfices en royaume libéral. Parallèlement, l'Etat islandais s'engage à rembourser le Royaume-Uni et les Pays-Bas, puisque ceux-ci ont déjà mis la main à la poche pour rembourser leurs ressortissants victimes de ces trois faillites. Pour être plus précis, disons que les citoyens islandais sont appelés, par l'impôt, à régler la note. Sous la pression de la rue, le plan gouvernemental est soumis à referendum et est repoussé à la quasi-unanimité, obligeant le dit gouvernement à revoir sa copie. Le contribuable islandais, dans sa grande sagesse, a estimé qu'il n'avait pas à subir les conséquences de la cupidité des banques privées.
La nouvelle mouture est adoptée par le parlement en février dernier. L'échéance du remboursement est passée de 2024 à 2046, et le taux d'intérêt de 5,5% à 3,2%. Mais voilà, le président Olafur Ragnar Grimsson, conformément à l'article 26 de la constitution islandaise, a mis son veto à cette nouvelle loi, et proposé que le peuple islandais retourne aux urnes pour donner son avis. Et on s'attend à une nouvelle victoire du non du côté de Reykjavik...

Cette perspective a mis en rogne l'économiste suédois Olle Zachrison. Dans un article récent du Svenska Dagbladet, il s'est emporté contre la désinvolture du président islandais et a lâché : « Ce type de sujets épineux devraient être traités par les représentants élus par le peuple, c'est-à-dire par le gouvernement et le parlement. » En peu de mots, Olle Zachrison a donné la définition de la démocratie pour nos élites : la voix du peuple n'a pas à se faire entendre sur les « sujets épineux »  ; la démocratie représentative a pour fonction de lui faire avaler les couleuvres pour son bien. Pour Olle Zachrison, il faut contenir la foule, contenir le peuple parce qu'il n'est pas et ne peut être raisonnable. Bakounine avait bien raison d'affirmer il y a un siècle et demi que « le suffrage universel est l'exhibition à la fois la plus large et la plus raffinée du charlatanisme politique de l'Etat ; un instrument dangereux, sans doute, et qui demande une grande habileté de la part de celui qui s'en sert, mais qui, si on sait bien s'en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer les masses à l'édification de leur propre prison. » (L'empire knouto-germanique, 1871)