Pour l'armée et ses alliés, qui ont repris en main le processus dit révolutionnaire ayant amené Hosni Moubarak à la retraite politique, ces réformes, bien que mineures, sont de nature à mettre le pays sur la voie de la démocratie parlementaire. Rappelons qu'avant la fin de l'année, normalement, les Egyptiens seront appelés aux urnes pour élire leurs députés et leur prochain président.
Les Egyptiens se sont donc massivement rendus dans les bureaux de vote et, tout aussi massivement, à 77%, ont dit oui aux questions posées. Ils l'ont fait pour la plus grande joie des militaires et des Frères musulmans, et pour la plus grande peine de l'opposition laïque qui appelaient le peuple égyptien à contrer le processus en cours.

La victoire du «oui» n'a pas mis fin à la contestation politique, mais elle nous renseigne sur l'état d'esprit des masses égyptiennes et sur la faible légitimité de ceux qui tiennent la « Place Tahrîr ».
La Place Tahrîr fut le haut-lieu de la contestation au régime Moubarak. Des jours durant, des jeunes éduqués l'ont envahie pour clamer leur désir de voir leur pays s'échapper des mains du Raïs. Mais ces jeunes éduqués, adeptes des nouvelles technologies de l'information et de la communication, issus des classes moyennes et supérieures, ne sont pas l'Egypte, celle qui trime à la campagne, hors de la Capitale, qui vivote dans le commerce, qui survit dans les bidonvilles. De la même façon que notre Quartier Latin, en Mai 68, n'incarnait pas la France de la fin du gaullisme : elle n'en donnait qu'une image, partielle, mais médiatique et porteuse de rêves et d'utopies ; et les élections législatives de juin 1968 rappelèrent à tous que la majorité des citoyens français ne désirait pas « jouir sans entraves » mais retrouver ordre et sécurité.

Dans les processus révolutionnaires, il y a ce que l'on appelle le « moment thermidorien », ce moment où les élites nouvelles consolident leur pouvoir en sacrifiant certains des leurs, en renvoyant les gens à leur quotidien de labeur et en instrumentalisant le discours révolutionnaire à des fins conservatrices : c'est le célèbre « laissez-nous nous occuper de vos affaires ». Ce moment de l'histoire contemporaine égyptienne pourrait être thermidorien. Sauf qu'il n'y a pas eu de révolution en Egypte : il y a une révolte de certains secteurs de la population, pas plus. On pourrait alors parler de processus de décompression autoritaire : un pouvoir autoritaire en perte de légitimité cherche, en ouvrant le jeu politique à d'autres forces, à donner des gages de démocratisation tout en conservant la main sur tous les leviers du pouvoir. « Tout changer pour que rien ne change » en somme. Sauf que nous ne sommes qu'au début d'un processus, et qu'il faudrait avoir des dons de voyance pour savoir de quoi l'Egypte de demain sera faite.

Les Frères musulmans ont des chances d'être les grands gagnants des prochains scrutins. Bien que pourchassés et violemment décimés par l'ancien régime, ils demeurent la seule force politique réelle organisée sur le sol égyptien. Et s'ils ont été dépassés par le mouvement politico-social, s'ils ne représentent que l'archaïsme aux yeux d'une très large fraction des manifestants de la Place Tahrîr, ils incarnent pour beaucoup d'Egyptiens l'opposition à l'ancien régime, l'honnêteté et le don de soi. Ces 77% ne sont pas leur victoire, mais ils nous rappellent que les islamistes sont politiquement incontournables. Et ils le sont d'autant plus que les autres forces politiques n'existent pas ou peu hors du Caire. Ce n'est pas avec un compte Twitter et une page sur Facebook qu'on fait une révolution, mais avec des groupes militants actifs dans les villes, les entreprises et les administrations.
Je doute que les Frères musulmans aient envie de parvenir au pouvoir. Ils savent que les Etats-Unis, Israël et l'armée égyptienne ne l'accepteraient pas. Ils doivent davantage rêver d'un scénario à la turque, rêver d'une success story comme celle que vit l'AKP : se structurer dans l'opposition, construire patiemment des réseaux irriguant toute la société avant d'accéder au pouvoir avec un programme libéral en économie, conservateur du point de vue des moeurs, et politiquement nationaliste. Ceux qui pensaient qu'Ankara se couvriraient de burquas et que la Turquie deviendrait une république islamiste en sont pour leurs frais. Car il est bon de rappeler que les Islamistes ont beau parler à tout bout de champ de l'Oumma (de la communauté des croyants) ou du Djihad, ce sont avant tout des forces politiques nationales, c'est-à-dire qui se sont construites et qui évoluent dans un univers singulier, et qui définissent leur stratégie en fonction de cet univers-là ; le reste, c'est de la rhétorique. Les « Fous de Dieu » sont tout sauf fous : ils ne se tireront jamais une balle dans le pied si une sourate judicieusement choisie leur offre une porte de sortie.

Dans un article passionnant sur l'islamisme algérien, la chercheuse Séverine Labat nous rappelle que le Front islamique du salut « malgré son échec à prendre le pouvoir » semble avoir « enfanté un néo-islamisme à l'intérieur du régime »1. Là réside la victoire des courants islamistes, non dans leur capacité à s'emparer du pouvoir, mais à réoccuper des espaces socio-culturels au plus près des populations. Or, la plupart des forces laïques sont des mouvements urbains, bourgeois, ne pouvant que s'appuyer que sur des secteurs ouvriers restreints. Ils sont déconnectés de la masse de la population. S'ils veulent peser politiquement, il leur faudra inévitablement délaisser Twitter et Facebook et « aller aux masses », comme l'on disait jadis...
Kropokine le soulignât en son temps : « Dans les révolutions du passé, le peuple se chargeait de l'œuvre de démolition ; quant à celle de réorganisation, il la laissait aux bourgeois (…). La part du peuple dans la révolution doit être positive, en même temps que destructive. Car lui seul peut réussir à réorganiser la société sur des bases d'égalité et de liberté pour tous. Remettre ce soin à d'autres serait trahir la cause même de la révolution. »


Note
1. Séverine Labat, « L'islamisme algérien, vingt ans après », in Confluences Méditerranée n°76 (Stratégies islamistes, 2010).